Septembre 2002 - Allocution préparée pour le colloque Écriture
en ligne
«Tout ce qu'on t'apprend à l'école, c'est des conneries»
O. Welles
Quand les usagers précèdent
les ingénieurs ou couvrent leur voix dans le tissage des métaphores,
il y a de fortes chances de rencontrer dans chaque pile électrique
une fée clochette. L'inaptitude à localiser et quantifier
un système d'objets pourtant localisables et quantifiables, le
rapport superstitieux à l'infra-mince numérique encouragé
par les marchands de jetables appelés portables et de menottes
électroniques appelées solution clés en main, et
le puits d'irreprésentation qu'entraîne l'abolition des délais,
toute cette opacité entretenue pour la stupéfaction quotidienne
d'un lot grandissant de cybercornichons fait trop vite supposer une virtualité
à des objets dont le déplacement est plus sensible et même
plus aisément intelligible que les lieux de transit; pourtant,
le réseau ne ressortit pas du virtuel, mais de l'actuel. S'y émiettent
les conventions qui, dans la vie sans souris, gèle le flux du désir
avant l'actualisation. Le réseau est le lieu et le temps de l'actualisation
et de la propagation, par exemple, des discours psychotiques que tout
arrête en dehors de lui : rien ne réfrènera cette
actualisation dans un dispositif qui est l'écho du corps sans organe,
du corps morcellé dont le lieu duquel part la parole est si apparemment
disjoint de l'incarnation, là où le discours n'est préparé
ni retenu par rien, précédé d'aucune autorisation
ni interdiction. Puis, dans l'indifférenciation hiérarchique
des discours ceux-ci sont immédiatement dialectisés, là
où les circuits extérieurs de la parole les conduiraient
sinon au silence, du moins à la clôture dans le cadre clinique.
Comme ceux des maîtres qui édifient la clôture, ils
peuvent ne s'autoriser que d'eux-mêmes.
C'est aussi cette disposition du
réseau à l'actualisation qui anime l'intérêt
des discours de la haine, de l'occultisme, des litanies doctrinaires et
c'est elle, inversement, qui fait négliger le réseau par
ceux qui s'en dépossèdant trop vite, aveuglément,
ne voient pas que l'autorité conférée par les rayonnages
de papier où ils ont déjà bien assez parlé
à leur goût est précaire et n'a plus cours ici. Ce
désaveu des clercs - découragement ou immense lâcheté
devant la nécessité de réédifier en ligne
des balises qui sont si séculairement et solidement tracées
pour eux ailleurs - risque l'irratrapable, l'engorgement de la grande
bande numérique par le délire et, bien pire encore, par
l'équivalence absolue des données. Ce qui est vrai pour
l'histoire l'est dans tous les domaines de l'activité humaine.
Mais ce qui peut être une source d'inquiétude ailleurs a
toutes les chances pour l'art et la littérature de mettre clairement
en évidence ce qui dans ce domaine échappe à tous
les instruments de mesure collectifs pour n'épouser que la topographie
et le temps du sujet. L'engorgement, la floraison, le désordre,
le bruit, sont des points marqués contre toute tentative de systémisation
collective et noient un peu plus la sirène culturelle dans ses
rêves de mélodies unificatrices. La concurrence des psychotiques
n'a jamais empêché les écrivains de dormir, et toute
idée de pillage, de copie, de brassage, de trucage ou de faux n'effraie
que les éditeurs qui s'arriment à ces fétiches pelliculaires
qu'ils appellent des oeuvres d'art quand il ne font que signer pour l'auteur
la fin d'un travail et le début d'un autre. Car là aussi,
la continuité du réseau épouse la continuité
de la création artistique, entérinant encore plus brutalement
le quiproquo avec ceux qui trafiquent dans le discontinu, le collectif,
le culturel.
Le réseau est un lieu d'expression
de la singularité, d'advention du sujet et ceci jusqu'à
la définition des opérateurs mêmes du système
: il est tout proche le temps où chacun d'entre nous pourra être
son propre serveur. Fatigués de courir après les hébergeurs
adéquats, beaucoups d'artistes sont déjà passés
du côté serveur après avoir tâté au passage
des illusoires fédérations.
Pourquoi illusoires? Nous touchons là à la seule authentique
virtualité du réseau, celle des communautés.
La grande difficulté à établir des repères
de visibilité, de crédibilité, puis d'autorité
dans le jeu des discours simultanés a fait craindre à beaucoup
la noyade. Parce que les barrières formelles ne tiennent pas longtemps
dans cet étrange domaine ou c'est presque simultanément
à l'écriture ou à la création plastique que
l'auteur, peu importe qui il est, de quoi il se réclame, jouit
du sentiment de voir un objet fini devant lui. Le lissage est généralisé,
la maîtrise s'acquiert en trois jours par un singe habillé
et, de toute façon, ne signifie plus rien : l'outil n'est jamais
vraiment entre les mains de qui il faut. On a vu il y a quelques années
fleurir chez la boulangère percutée par le syndrome du traitement
de texte les affichettes en couleur et quarante typographies pour vendre
des beignets. En ligne, une forme inversée d'inadéquation
a vu naître les portails irréprochablement maquettés
plus creux que des aphorismes de cycliste, et les sites d'une lumineuse
et généreuse invention aussi morne qu'un boudoir protestant.
Ce sentiment de finalisation immédiatement accessible et réalisable
est source d'ambiguité; cette consécration chimérique
apportée par les outils de mise en forme numérique dans
tous les domaines donne à une plaquette de mjc l'allure d'un document
officiel, à un jingle de radio associative le son 16 bits d'un
studio professionnel, à une page web un fantasme d'autorité
éditoriale. Ce qui est une source d'autonomie extraordinaire pour
les cellules de micro-publications condamnées jusque là
à l'amateurisme par l'aspect de leur produit et la faiblesse de
leurs moyens d'information, est aussi la condition d'un sentiment accru
de dérisoire dans un univers où le vide est aussi bien présenté
que le plein.
Sont apparues ce qu'on a pu appeler des
communautés d'intérêt, des portails littéraires,
des sites thématiques; mais la production des panoramas et des
objets du décor y est contributive, selon un modèle qui
refonde du cloisonnement, qui entérine la solitude ontologique
des sujets qui s'y ouvrent à la publication, à la production,
modèle d'aggrégation hasardeux et pieux qu'on aurait tort
de prendre de loin pour du ciment collectif : un fétiche Yombé
dont les clous piègent des voeux disjoints, marquage rassemblé
sur un socle trou-noir des disparités de chaque cellule du village,
de chaque corps dans chaque famille, que seul un anthropologue boulimique
de généralité blanche peut prendre pour un objet
collectif.
Les limites de la cohérence conceptuelle entre les différentes
couches de l'aggrégat ne sont jamais autant mises en évidence
que dans le modèle du Copyleft, qui a bien du mal à faire
éclore des oeuvres de qualité, justement parce que ses modèles
d'échanges politiquement viables et défendables sont minés
par des postulats collectifs qui souscrivent à l'imaginaire de
la communauté internautique (je vous renvoie pour une étude
plus approfondie des problèmes de création relatifs à
l'usage du Copyleft à
mon article Un usage de la licence Art Libre (Copyleft) ) .
Le terme de communauté s'y reprend abusivement pour flatter l'espoir
de toutes les sociomancies* de trouver dans le réseau,
enfin, l'instrument de mesure susceptible d'asseoir leurs rêves
de systémisation du collectif. Mais seules les communautés
sont effectivement virtuelles sur le web, seule la communauté y
est interdite d'actualisation parce que le temps du réseau est,
contrairement au sien, continu. La communauté suppose une diachronie,
une discontinuité, le réseau est un espace de synchronicité
des données comme des discours. La datation du réseau lui
est extrinsèque, étrangère au fond, elle est fragilement
tributaire des analogies avec les référents extérieurs;
l'antidatation y est inutile parce qu'elle lui est consubstantielle. C'est
sa forme. L'archive et l'immédiat y sont simultanés, la
question et la réponse, le projet et la réalisation. Le
dialogue en ligne dispose de raccourcis qui réduisent à
néant l'illusion du temps réel comme celle de l'accumulation
du savoir, je suis en train de vous éblouir dans un chat sur un
sujet dont j'ignore tout mais dont une page de navigateur m'ouvre immédiatement
les portes de la simulation. Tourne en arrière-plan de mon temps
d'écriture trois dictionnaires en ligne dont un de citation. Je
n'ai pas la forme du clerc. J'ai toutes les formes du continu. Ne négligez
pas ce savoir : il est juste un peu plus rapide que celui du thésard
et ne s'encombre ni de ses organes ni de sa morale. Ceci exige de fonder
sur d'autres valeurs, sous d'autres éclairages, la notion de qualité,
d'intelligence, de production. Finalement, grâce à la disponibilité
infinie des zones de trucages, tous les trucages sont abolis ou n'impressionnent
plus personne ce qui revient au même.
La continuité, la récursivité, y sont verticales
et horizontales. Verticale la continuité instrumentale qui associe
dans le même mouvement du blog - dont vous parlera bien mieux que
je ne le ferais P. De Jonckheere - l'écriture et la diffusion ;
verticale celle qui s'étire de l'encodage HTML simultané
à la frappe qu'aucune compilation n'interfacera jusqu'à
la lecture par le navigateur ; horizontale celle du newsgroup's
poem d'Olivier Wattez qui déplie le courrier en trois volets
que le sens chaîne mais que la diffusion assimile dans une simultanéité
spatiale (celle de la lisibilité dans le programme de lecture)
et temporelle; horizontale encore celle du mode d'incrustation des réponses
dans les différents supports de courrier (procédé
de marquage hiérarchique des messages par des chevrons). Cette
figure est d'ailleurs isolément une source d'expression nouvelle
de l'actualisation du texte qui, sans cesse réenchaîné
à un possible commentaire, est ainsi pris dans un continuum d'énonciation.
On y observe une forme vivante de la citation que seul l'ennui ou le sentiment
passager d'en avoir fini avec le sujet arrête, mais dont l'archivage
suppose une mise en suspension continue et un espace prospectif ouvert,
sans durée (je me suis déjà trouvé dans la
situation de répondre dans des forums à des questions laissées
en suspens depuis des mois, probablement oubliées depuis longtemps
par mes interlocuteurs. La fixation du texte en ligne donnera pour d'autres
visiteurs un rétablissement illusoire de la conversation, et son
sens). On formalise ainsi un rêve d'exactitude qui piège
le discours dans la responsabilité, qui renvoie sans cesse à
la forme de l'énoncé, mêlé d'une étrange
ventriloquie et d'un saccage formel qui fait habiter la parole d'un autre
par la sienne.
J'ai tenté d'illustrer ces propriétés appliquées
à la récursivité narrative dans ma
seconde participation à Adam Project (CE qui fait écran),
mais, là encore, c'est P. de Jonckheere qui vous en parlera le
mieux (l'immense avantage du statut des artistes sur celui des chercheurs
étant que leur silence doit être entendu comme la forme la
plus accomplie de leur discours et qu'ils peuvent même abuser de
ce privilège pour se donner des airs mystérieux ou pour
ne pas s'expliquer du tout sur ce qui, en premier lieu, leur échappe).
Le forum, le groupe de discussion (ou newsgroup), ou encore la, liste
de diffusion, font entrer le texte écrit dans le mouvement dialectique
immédiat, le dialogue, la conversation. La déclaration figée
par l'écrit qui n'était garante (dans le cas de la citation
par exemple) de rien de certain vis-à vis de son auteur, ou encore
l'assertion qui ne garantissait pas sa compréhension par le lecteur
sont soumises à la continuité, à une exégèse
sans exégètes, sans spécialistes et sans date limite
de vente, c'est-à dire sans amnistie... voilà que l'écriture
y perd de la fixation du texte, voit se dissoudre à la fois l'inexpugnabilité
de celui-ci (ce qui était le cas même pour du courrier familial)
et l'autorité de l'auteur. toute autorité perd son assiette,
aucune convention ne peut suffire à protéger du questionnement,
de l'irrévérence, du doute, du harcèlement. La roue
libre expose des nudités, des paroles qui se lachent, parce que
précisément les codes usuels de la surveillance mutuelle
et de l'autosurveillance sont mis en péril. Se plongent avec une
surprenante frénésie dans l'écriture des milliers
d'internautes qui avaient depuis longtemps cessé d'écrire,
ou qui n'avaient jamais écrit, excepté pour remplir des
chèques ; les usages de l'écriture en patissent, et naissent
spontanément d'autres usages barbares ou ingénieux, grotesques
ou lumineux, inventifs ou infantiles. Mais nous récoltons toujours
au passage des renseignements précieux sur ce qui sépare
une bouche de sa main et qu'aucun roman populaire ne risquait d'éclairer,
sur les illusions tenaces qui arrimaient encore la langue écrite
à l'oralité. Un écho de l'hypercorrection se glisse
à une endroit où on ne l'aurait sans doute pas imaginé
: fleurit l'hyperponctuation qui trahit dans ces enfilades de points d'interrogations
ou d'exclamations celui qui n'est jamais assez sûr de l'expressivité
de l'écriture tant elle lui a été jusqu'ici peu familière.
J'ai un instant insisté sur ces pratiques extra-littéraires
de l'écriture parce qu'elles participent à l'élargissement
considérable des outillages et des pratiques, parce qu'elles ouvrent
aussi à une meilleure compréhension des spécificités
de l'écriture en ligne ; d'elles, comme des poème permutatifs
en javascript qui réifient des livres jusque-là très
improbables (les inconsultables 100 000 milliards de poèmes de
Queneau sur papier, par exemple), comme des notes en bas de page intégrées
au texte par l'hyperlien qui, simultanément, est le processus qui
rattache et disjoint, nous pouvons tenter d'ouvrir le code d'un battement
numérique du temps d'écriture, et, au passage éclairer
d'un jour nouveau celle que nous croyions jusqu'ici si bien connaître
que nous ne la questionnions plus.
L'écriture automatique n'a vraiment vu le jour qu'avec des machines
et n'intéresse désormais, grâce à elle, plus
personne (exemple du générateur
aléatoire de textes imbéciles) et le cut-up est aujourd'hui
une pratique douce qui ne taille que du texte sans pesanteur, complètement
absorbée dans le mouvement du copier-coller ; le décloisonnement
épistémologique vécu à la Renaissance prend
une forme inattendue dans un univers artistique où l'apparition
d'une image-temps dans un récit n'est plus un gadget surréaliste
mais un des moyen les plus courants d'étendre la fiction, où
un lien sur un autre site complète un texte d'un apport encyclopédique
sans à peine entacher celui-ci d'une griffure de deux mots. Reste,
désormais, à nous atteler à des problèmes
de définition. Hors-ligne, la question "qu'est-ce qu'une page?"
trouve assez vite sa réponse. Mais en ligne, où se glisse
la petite ponction de discontinuité qui à chaque page fait
état de la lecture et la révèle furtivement au lecteur?
Le réseau avait déjà vu depuis ses débuts
apparaître des formes inattendues, légères jusqu'à
la transparence, du diarisme; mais l'apport de logiciels facilitant considérablement
la production de pages dynamiques a vu naître un nouveau type de
diarisme instantané : le Blog, comme les poèmes-forums d'un
Olivier Wattez ou les journaux photographiques d'Adam Project, proposent
des réflexions sur les différents temps du réseau
et sur la notion d'événement dans une narration étendue
(le temps narratif de tout oeuvre en ligne est, par la force des choses,
assujetti à ces domaines temporels singuliers du réseau).
Une autre conséquence de l'écriture en ligne est évidemment
le mode de lecture en ligne, et les conditions extrêmement ténues
dans lesquelles elle est vraiment possible. Ainsi disparaissent pas à
pas du réseau les récit long sous leur forme romanesque
et renaissent feuilletons, chroniques, et nouvelles, genres chéris
du XIXème siècle que l'on avait vu peu à peu disparaître;
et surtout apparaissent les fictions fragmentaires qui s'émiettent,
s'atomisent et se recomposent dans l'espace hypertexte.
Toutes ces notes en vrac n'auraient guère d'intérêt
si elles n'étaient éclairées par des oeuvres qui
en disent bien plus long qu'elles sur les nouvelles modalités de
l'écriture, et c'est la raison pour laquelle, après vous
avoir invité à découvrir dès que vous pourrez
vous connecter les oeuvres en ligne du Terrier, je vous convie à
en apprendre un peu plus long sur le Blog
avec P. De Jonckheere
L.L. de Mars
*J'appelle sociomancie, par exemple, toute anthropologie
qui considère qu'un village nègre avec un anthropologue
dedans est encore un village nègre.
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