Matière à formes

 

Quelles formes prennent nos créations?
Quand décide-t-on qu'une oeuvre est achevée,
qu'elle est à point
et peut trôner,
exemplaire?

Cet exemplaire est-il si original
qu'il aurait sa propre origine,
qu'il serait à ce point
unique
qu'il n'y en aurait pas d'autres
qu'il n'y aurait pas d'Autre?
Que cette origine
couperait court à toute
projection créative.

N'y a-t-il pas de création que la Création?
Les créations ne sont-elles pas
d'aimables
et d'admirables
recréations
fidèles ou infidèles, dures ou molles,
substantielles ou inconsistantes?

L'autorité d'un auteur ne réside
elle pas dans le pouvoir
qu'il prend à vouloir
le dernier mot, le mot fantasmé
d'une fin éblouissante?

Alors qu'être auteur
c'est avant toute chose
ne pas l'avoir été,
avoir observé
écouté
l'alentours.

Il est légitime d'affirmer sa puissance.
Il est criminel d'asseoir son pouvoir.

Quelle est cette marque qui signe et
signifie par là même qu'elle se mesure
au Maître Etalon, à l'Inconnu Créateur?

Car pourtant l'Histoire n'est pas finie.
Et la découverte de la mort de Dieu,
son invention,
a bien été, pour qui sait lire, celle de l'Homme.
Une certaine idée de l'Humanité liée au Créateur.

Coupez! Moteur! Nous voilà déliés et nos langues
s'agitent. Il n'y a pas d'original,
à moins de faire l'original.

L'imbécile!

Un créateur de formes ne créé rien d'autre
que ce qu'il découvre.
Ce qu'il invente est ce qui existe,
rien d'autre.
Il pointe le doigt et d'autres prennent la main
jettent un oeil
tendent l'oreille
ouvrent la bouche.

L'origine de la création est dans ce vide
qui fait apparaître la main dans une grotte d'avant l'Histoire.

Une antimatière.
Un réceptacle, un berceau, une tombe.
Le lieu de notre existence. Nous sommes fait auteurs
et de notre fait
créons cette illusion vitale
de nous y croire
créant le monde.

Le recréons.

Mais nous n'y sommes plus.
Y avons nous jamais été d'ailleurs?

Traçons joyeusement les contours de notre amour
quand bien même l'immonde domine
de toutes les façons possibles sous toutes les formes.

Châtier la forme, sa matière même et son cadre.
Lui autoriser à l'envi sa transformation,
une continuité multiple,
qui multiplie les possibles
créations.

Châtier le verbe du langage des mots.
Faire suer le sens et tournebouler,
virevolter, danser,
déplacer les corps,
les lettres et les correspondances.

Sujets du sens nous sommes.
Singuliers imprenables,
l'impensable est bien notre pensée.

La matière est bien brutale
qu'il faille,
après qu'on soit ravi,
l'étreindre à mort.
Et exercer quelque renaissance
qui sans ce rapport à mort
ne peut éclore.

Que mes oeuvres soient ouvertes.
A la faillite, à la reprise.
A la vie à la mort à la vie à la mort
et ainsi de suite.
Que mes créations soient autres qu'elles ne sont
supposées être.
Qu'elles génèrent
chez d'autres
dont la discipline
est l'exercice
des ouvertures
des respirations
des pratiques
des choses
des je ne sais quoi
des on verra bien
on verra bien mieux.
On va voir ce qu'on va voir
et ce n'est pas tout vu
ni
déjà vu, le soleil.
Toujours le même,
toujours autre.
Qu'elles s'inscrivent dans le fil d'une discussion sans fin.
Qu'elles se souviennent qu'elles n'ont de compte à rendre
à personne
et
à tout le monde à la fois.
Qu'elles se livrent
qu'elles soient ravies
heureuses la joie.
Qu'elles soient inimaginables,
imprévisibles,
exc?d?es par l'improbable.
Qu'elles soient offertes.
A l'être.
Qu'elles.
Soient.
Une histoire.
Qui se trame.

Il y a matière
du pain sur la planche
nous sommes tous boulangers.
Une oeuvre définitive est comme une miche rassie:
juste bonne pour les chiens.

Il y a matière
du vin à l'envie.
Nonobstant la gerbe
qui guette
dès qu'on l'ouvre
la gueule
pour s'exprimer
dire quelque chose.

Il y a matière
mon corps abandonné
qui n'en peut mais.

Il y a matière
à penser

Les formes
vivantes.

Il y a matière
à faire
et défaire
et refaire
et pas faire.

Puisque ça ne fait rien mais que ça compte.

Et ce qui compte
c'est
ce qui
ne
se compte pas.

 

 

Un texte, un dessin, réalisés pour le numéro 5 de la revue Parages Copyright 14 septembre 2001 Antoine Moreau Copyleft : ce texte et ce dessin sont libres, vous pouvez les redistribuer et les modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft Attitude http://artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.