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Critique et tactique
Texte prononcé par Jean-François Savang le dimanche 25 mai 2003 lors du colloque «Un artiste peut-il travailler avec l'institution? Non.» au Bon Accueil, à Rennes, réunissant L.L. de Mars, Raphaël Edelman et Jean-François Savang. Vous pouvez télécharger une version en .pdf de ce texte en cliquant ici.


« La poésie est authentiquement primitive »
(Northrop Frye, Le Grand code)

a valeur de l’activité critique réside dans sa capacité à transcender la polarité négative ou positive dont nous répétons traditionnellement la logique. Car ce n’est pas dans le monde tel qu’il apparaît comme réponse à l’existence que nous voyons le monde tel qu’il devient, mais dans ce qui le transforme et dont la critique fait l’activité continue du sujet et du social : activité de la littérature qui est continue dans les théories du langage, de même que l’art, autrement, implique le langage et constitue une question vivante aux théories du sujet et de la société.
À l’instar du discours réaliste des sciences humaines, l’art et la littérature constituent aussi la réalité sociale du sujet. En faisant du point de vue du sujet un point de vue critique du social ; c’est-à-dire le point de vue d’une critique politique par où le social, dans la forme totalisante que lui confère un réalisme des faits, est constamment remis en question par l’invention du sujet dans les œuvres, par le travail continu d’une politique, et d’une éthique du sujet qui la transcende.

Parce qu’ils problématisent notre compréhension du monde en construisant notre expérience dans le langage, parce qu’ils déterminent, culturellement, le rapport du sujet au collectif, l’art et la littérature ont une vocation à la fois empirique et historique de la société ; ils ont, par l’invention de leurs moyens en tant qu’œuvres, une vocation critique des discours rationalistes qui font passer le connu pour du réel, l’inconnu comme une absence logique d’existence. Mais l’inconnu joue un jeu théorique et méthodologique à la base de la construction de la réalité. Il n’est que de voir les théories inspirées par les croyances religieuses et leur impact, tant sur les mentalités que sue la conception des organisations sociales. Si le monde actuel situe autant sa culture dans la représentation artistique, c’est qu’il reconnaît dans la faculté de l’art, non seulement l’héritage du divin ou du magique, mais surtout sa capacité à faire de la vie sociale un enjeu éthique et politique de la valeur. De ce fait, l’art est une pensée du politique radicalement critique du langage et de la société. Parce qu’elle est critique, la théorie remet en question la société comme donnée ou comme idée reçue, chaque fois qu’elle invente de nouvelles modalités de savoir et qu’elle fonde de nouvelles perspectives d’un inconnu pour le sujet. Par l’historicité de ses œuvres et, faisant un art du langage, la littérature continue l’invention du langage dans sa forme vivante – au sens où chaque forme de langage comme le dit Wittgenstein implique une forme de vie.
Depuis longtemps, les grammairiens et les lexicologues ont constaté que les vertus de l’exemple débordaient largement le rôle d’une simple illustration pour constituer une véritable activité cognitive. Si les synthèses définitionnelles font des dictionnaires des pense-bêtes pratiques à consulter, ce sont les exemples littéraires qui constituent des mots une idée concrète d’ensemble ; car les définitions du dictionnaire sont historiquement faites par la manière dont la littérature les forme dans les œuvres et, comme pratique du sujet, par la manière dont ces œuvres inventent de nouvelles possibilités pour les mots et donc pour le langage. Le reste n’est qu’affaire de repérage et de taxinomie. Nous serions bien dépourvus si la linguistique, sans la littérature, sans les poèmes, ou sans l’art même, était la seule institution à penser le langage dans son fonctionnement. Ainsi, contrairement au schéma scientifique qui simplifie le dictionnaire comme un catalogue de mots – dont les définitions nous fourniraient l’ouverture d’une profondeur du savoir – il y a du travail lexicologique une véritable poétique de l’exemple et de la formule, qui fait des mots autre chose que des artefacts sans substance du langage. La littérature, en effet, contribue exemplairement à l’invention du sens des mots. Le dictionnaire est un arrangement idéologique. Car c’est le langage comme forme de vie, c’est-à-dire qui sert à vivre, continu d’un sujet qui le parle, qui confère une valeur aux mots. Aussi, n’y a-t-il jamais une véritable objectivité des mots puisqu’ils sont toujours l’effet d’un rapport spécifique du sujet et du social. Aussi, le sujet de l’art joue-t-il un rôle fondamental dans l’invention du langage : les mots sont constamment l’enjeu idéologique d’une instanciation éthique, poétique et politique, l’enjeu du discours d’un sujet dont l’expérience prosodique du langage se fait dans la phrase c’est-à-dire, non seulement à partir de signes de reconnaissance mais dans l’organisation de la compréhension et du sens.
Si l’art est critique, c’est parce qu’il implique une théorie du langage comme mode spécifique de problématisation de la société par le sujet. Raison pour laquelle, à partir du sujet, l’art suppose une éthique du politique. Une éthique qui travaille les institutions comme forme politique particulière de la société. Si le sujet fait de la critique une éthique du devenir, l’institution en est une forme politique conservatrice. Le sujet, comme forme de langage, est un conflit perpétuel avec la langue. Parce que la langue est un enjeu de légitimation et de domination des valeurs de la société elle s’oppose à la critique comme forme de langage. Partir du sujet permet de sortir des oppositions symétriques qui font l’illusion de la maîtrise du langage dans la langue.
Ainsi, dans la mesure où le rapport de l’art et des institutions, implique l’individuation du sujet dans la société, il concerne aussi le sujet comme forme de langage ; cela fait le sujet de l’art critique des théories du langage et des théories qui font la légitimation institutionnelle de la société. Car le langage fait la socialité du sujet comme devenir et non comme mode d’intégration. Le langage fait moins l’institution de la société que l’activité sociale du sujet. Il n’y a pas à choisir entre l’ordre ou la critique, entre un réalisme ou un nominalisme mais à dégager plutôt une conception du monde qui tient ensemble l’éthique, le politique et le poétique. Ainsi, théoriser l’art et les institutions dans leur opposition ou dans le continu d’un travail de l’éthique et du politique n’implique pas la même théorie du langage : soit le langage a juste une valeur instrumentale, mais nous avons commencé à le dire, s’il implique une forme de vie, s’il sert à vivre, ce n’est que fonctionnellement qu’il sert à communiquer ; de même, les théories de l’expression fonctionnalisent le langage et font de l’expression, non pas une relation du sujet au langage comme forme sociale, mais l’expression d’un sujet dont l’essence transcende le langage. Ces théories partent toutes d’une conception ontologique du langage et dont la langue ferait « la prose du monde », à savoir une nature du sujet. Or la langue est un effet du langage : la langue naturelle intègre le sujet, elle l’institutionnalise, elle le naturalise, elle fait le sujet discontinu du social et de la culture, du langage.
Ce n’est donc pas par les mots de la langue qu’on entre dans la littérature, mais bien par le sujet comme forme de langage, comme processus de subjectivation. C’est le poème qui donne une valeur aux mots et non l’inverse. Même dans le cas du dictionnaire, les mots n’impliquent pas seulement « le squelette mort de la langue » mais aussi, une approche particulière du langage portée par un sujet, un discours, une idéologie. Cela illustre précisément que l’invention théorique du langage ne saurait être effective, sans l’invention de sa valeur dans la littérature qui en fait l’expérience concrète du sujet. En d’autres termes, si écrire un poème, c’est penser le social dans sa subjectivité maximale alors le poème, comme pratique spécifique du sujet, devient éminemment critique de toute théorie du langage. Si nous pouvons voir par le langage, sans doute apprenons-nous aussi à toucher les choses et les corps, à leur conférer une forme, aussi par le langage. Alors que l’objet créé, dans la détermination absolue qui laisserait imaginer que la physique n’est ni un champ de métaphores, ni une conception particulière du monde, une méthode d’invention du réel ou encore un réalisme imaginaire, fait de son essence, introuvable ailleurs que dans sa fonction sociale, le réalisme théorique d’une métaphysique préconçue comme modèle pour penser le monde.

Par les œuvres qui font à la fois l’invention et la transformation des sujets, l’art et la littérature maintiennent ouvert l’utopie d’un inconnu d’ensemble : une forme intempestive du monde qui fait de l’inconnu, la condition inachevée d’une pensée, l’invention d’un sens qui se découvre par sa matérialisation dans le langage. La notion d’utopie correspond ici a une activité concrète du sujet dans la société. La notion d’utopie, le travail de l’inconnu concernent directement les conditions artistiques d’une activité théorique concrète. Car, puisque les œuvres d’art sont à la fois le produit d’une pratique particulière du sujet et l’enjeu d’une symbolisation sociale, elles impliquent aussi une réalité discursive et historique. Et, en effet, comme pratique historique d’un sujet, l’œuvre d’art construit son devenir social dans son ouverture aux autres sujets. La valeur de son invention est dépendante de sa capacité à fonder une activité concrète de l’inconnu dans la société, à faire de l’utopie une activité sociale. Cette activité sociale est réelle, non seulement comme effet de théorisation pour le sujet, mais comme inconnu du sujet même, comme manière de théorisation.
C’est la pratique d’autres sujets qui fait l’inconnu théorique de l’œuvre d’art, le caractère imprédictible de son devenir historique. Et, de fait, la notion de création n’engage pas l’activité d’un artiste seul, mais toute sa relation à la société. Dans la mesure où cette relation est anthropologique, elle se fait donc par le langage. Elle n’est ni mécanique, ni organique mais vivante. Elle engage le sujet autrement que dans une sociologie des « mondes de l’art » (H. Becker). Ce n’est pas essentiellement la division du travail ou le langage simplifié comme mode de représentation sociale qui détermine cette perspective, mais le langage comme condition même de la relation des œuvres d’art au monde. Corollairement, parce que sujet et société en constitue la tension interne, le langage implique en conséquence une conception globale du monde.
D’autre part, si la création d’une œuvre d’art concerne un sujet défini, c’est confrontée à l’infini du sujet qu’elle prend sa valeur historique, non seulement comme utopie mais comme théorie sociale. Comme toutes les pratiques humaines, la pratique artistique est historique. En cela, l’œuvre d’art constitue un précédent critique des théories de l’art ; ce n’est pas ce qui la précède qui la définit historiquement mais, justement, d’être sans précédent, l’invention de son propre sujet. Elle contribue comme inconnu du langage à la théorisation du langage. Plus largement, elle suppose un travail théorique propre à sa capacité critique, à la capacité d’une transformation théorique du sujet par le social et réciproquement. Sa création est continue par d’autres sujets.
Par exemple, la manière dont la philosophie ou la sociologie ont intégré l’art à leur questionnement épistémologique montre l’enjeu que l’art constitue dans l’élaboration d’une théorie d’ensemble du sujet et de la société. D’un côté, si l’infini théorique des sciences humaines s’inscrit dans le cadre d’une actualisation finie de ses objets dans le discours, cet infini s’affirme, par ailleurs, dans la problématisation du point de vue du sujet dans l’art, comme ouverture théorique de la société par l’inconnu du sujet. Cette utopie a une activité concrète historique et sociale en tant que mise en perspective de l’inconnu du sujet. Tandis que l’abstraction scientifique1 , seule, fait l’empiricité et l’historicité d’un sujet des profondeurs – un inconscient métaphoriquement donné comme intérieur à la société – l’art et la littérature tendent à ouvrir le caractère transitoire d’une réalité dont seul le langage semble apte à fonder un interprétant d’ensemble du sujet et du social. C’est parce qu’aujourd’hui les sciences humaines se reconnaissent en tant que discours qu’elles sont sensibles à la manière dont elles se font dans le langage ; sensibles à la manière dont le sujet fait l’expérience du langage ; sensibles à la manière dont le langage s’invente à travers l’art et la littérature. Car par le langage, le sujet tient le social inaccompli dans la critique ; d’une autre manière le social ne complète pas le sujet mais en constitue la forme indéfinie. Ainsi, la critique maintient l’incomplétude mutuelle du sujet et du social, une conception de l’historicité, enjeu d’un imparfait et d’un inconnu, dans lequel elle doit se redéfinir sans cesse pour se sentir vivante. La critique détermine l’historicité dans l’inconnu et l’inachèvement ; la modernité en constitue l’actualité discursive.
Ainsi, le rapport à l’inconnu, dont l’inaccomplissement historique des œuvres postule la manière théorique qu’on appelle modernité, prend sa valeur dans la temporalité critique définie par Baudelaire comme « éternel transitoire ». L’œuvre critique et, provocation de la critique, fait de la question du sujet, la question sociale de son invention et de sa valeur, la question d’un devenir où le politique est toujours déjà pris dans l’éthique de la question de l’autre comme sujet.

Cette perspective d’ensemble, dont la critique est à la fois la pratique et l’ouverture théorique, fonde sa valeur dans l’instabilité et l’imprédictible, dans l’inconnu qu’une œuvre d’art peut faire surgir en tant que création spécifique. Parce qu’elle crée, une œuvre d’art fait sortir de l’inconnu à sa manière – l’invention d’une méthode, comme mode d’existence, toujours particulière à un sujet : ainsi, de renvoyer à la fois à une histoire et à un objet, chaque œuvre constitue un corps-langage, un rapport spécifique du sujet au monde, un devenir particulier qui fait sa valeur.
L’histoire de la Joconde, par exemple, est incommensurable, individuellement, à celle des Énervés de Jumièges. Chacun des deux tableaux invente une conception de la peinture faisant du sujet l’énigme d’une pénétration singulière du monde ; ils tiennent ouvert l’inconnu d’un présent qui nous est encore contemporain : un présent à la fois irréel de la représentation du monde auquel ils se réfèrent, et en même temps un présent réel de l’« odeur de la peinture », de l’inégale résistance des couleurs à la lumière, du travail de l’air et de l’humidité, du mauvais temps qui fait craqueler la matière. L’œuvre devient historique par la transformation sociale de la matérialité et du langage, par l’invention continue d’un sujet qui la maintient présent. Ainsi, sérigraphiée, caricaturée d’une moustache, parodiée et érotisée par LHOOQ de Duchamp, etc., la Joconde est-elle devenue l’emblème d’une tension extrême entre un silence du langage muré dans la peinture et une intense pénétration historique de l’inconnu du sujet par le langage. L’invention sociale de la Joconde comme lieu commun est devenu ici le poncif d’un retour au silence : portée par le présent de l’histoire, le réel de la peinture transcende encore, cependant, l’expérience irréel d’un infini du sujet. Le silence de la Joconde, qui fait corps en tant qu’œuvre, ne décrit pas seulement une attitude figurative mais constitue aussi l’impulsion du sujet dans le langage, un principe de la constitution et de la transformation collective de la valeur. Léonard de Vinci aurait-il pu imaginer que sa Joconde, aujourd’hui, soit devenue une héroïne orientale ? Tous les japonais qui viennent la photographier derrière sa petite fenêtre l’ont bien compris : c’est l’entrée d’un passage dans la peau d’un sujet à tel point présent, tellement gonflé de l’infini du sujet, qu’il tient le collectif comme un monde entier. L’œuvre individuelle transcende ici la raison collective d’une société ou d’une époque. La Joconde n’est plus seulement de la peinture mais le symbole d’une puissance transhistorique de l’art, d’une capacité à faire du social avec du sujet. Cette activité spécifique de l’œuvre d’art ne correspond ni à un nominalisme, ni à un subjectivisme interprétatif mais à une politique du sujet, c’est-à-dire à la manière dont elle est transformée et transformante socialement.
Ce qui est spécifique par le sujet fait, d’une autre manière, le rapport artistique d’une œuvre au collectif : je fais référence à la manière dont une œuvre, en tant forme-sujet, constitue sa propre unité significative , comment elle constitue en soi un individu-collectif. Et de fait, chaque œuvre d’art induit une relation particulière au langage. Cette relation d’altérité qui fait le sujet est propre au langage. Cette relation s’établit, non pas à partir d’une reconnaissance des signes auxquels cette œuvre pourrait faire référence, mais comme le véritable enjeu d’une compréhension à découvrir, d’un sens qui découvre de nouvelles modalités de langage pour le sujet, de nouvelles manières de rendre le monde à l’inconnu de son devenir.
Ce n’est donc pas d’avoir été créée au sens originiste du terme, mais de pouvoir continuer à l’être au sens où toute œuvre d’art implique l’invention d’un sujet ; c’est-à-dire au sens où comme produit d’une subjectivité individuelle (la subjectivation artistique) ou comme subjectivité collective (la valeur intersubjective qu’un groupe peut accorder à un objet) une œuvre d’art continue sa construction subjective dans les discours spécifiques, de l’historien de l’art, de l’esthéticien, du conservateur ou du commissaire d’exposition comme dans celui non moins spécifique bien qu’il soit anonyme du visiteur de musée. Situer le sujet comme devenir-langage revient, de même, à situer le temps de la création d’une œuvre : le temps de la création d’une œuvre est le pendant même qui la rend présente au monde et à la possibilité d’autres sujets. Présente, c’est-à-dire, prise dans l’activité symbolique que lui octroie le langage, son entrée est historique ; car le continu du sujet et de la société dans l’œuvre d’art suppose également celui entre l’artiste et le public. Ceci est important : car le changement de perspective implique la reconceptualisation de la notion de création, en dehors des théories qui fondent la valeur de l’art dans une essence ou une origine. La notion de création prend donc sa valeur autrement que dans la nostalgie du sacré et du métaphysique ; autrement qu’en référence à une présence antécédante qui serait étrangère à toute considération anthropologique, voire historique. Au contraire la notion de création fait de l’inconnu ce qui n’est pas encore connu, ce qui est à venir comme moyen pour le sujet.
L’invention artistique ou la création fait de l’inconnu la forme intempestive du connu. Elle contraint le sujet à l’invention de moyens inédits pour faire de ce qui est connu le travail d’une signification en devenir. La critique s’affirme bien plus dans l’inconnu comme prise de risque de l’invention que comme le fait d’une reconnaissance établie. À ce titre la critique excède le sujet. Elle fait de toute œuvre un work in progress, non pas d’un sujet seul, mais du sujet pris dans la question de sa valeur sociale.

Chaque chose ouverte à l’indéfini est à la fois transformée et transformante. De même, l’art à partir des œuvres devient une condition d’invention de la réalité : il constitue à la fois une théorie critique du sujet et une praxis de la société portée par l’histoire et le langage.
D’une part dans sa capacité à être transformé en tant qu’individu, identité, œuvre d’art, discours, etc., tout ce qui s’expose ou se donne au monde, tout ce qui prend une condition sociale ou historique qui devient sujet dans son rapport à l’autre (non pas différent, parce que la différence est ambiguë par la ressemblance et le même qu’elle suggère du sujet et de l’autre, parce que s’y confondent l’identité et l’identique, mais transformé, pour maintenir une éthique de l’autre qui ne se réduit pas, par exemple, à celle de l’étranger). Être transformé, c’est-à-dire être ouvert à la critique, non pas comme préjugé mais comme devenir, jusqu’à l’inconnu comme critique absolue ; c’est pouvoir être faible pour disparaître au profit des stratégies de domination.
C’est dans cette perspective continue qui fait que chaque chose qui a une vie l’acquiert par son ouverture au monde que la notion de création est elle-même continue et qu’une œuvre se transforme tant qu’elle a une activité historique et sociale : prenons, par exemple, la valeur du questionnement qui maintient encore ouvert le devenir d’une œuvre comme la Bible. Cette valeur, comme l’a montré Northrop Frye, (Le Grand code, Seuil, Paris, 1984), varie historiquement selon les différents états de sa constitution. Il part de la distinction que faisait Vico entre un âge mythique, un âge héroïque et un âge du peuple « chaque âge produisant sa propre ‘’espèce’’ de langage, trois types généraux d’expression verbale et de conception du monde » : un langage poétique, un langage héroïque et un langage vulgaire que Vico qualifie en ces termes : hiéroglyphique, hiératique et démotique. De ces trois âges, Frye déduit, à partir des différentes évolutions du livre de la Bible, quatre phases essentielles de la constitution théorique du monde par le langage : une rhétorique de la révélation, un langage métaphorique, suivi d’un rapport au monde métonymique pour s’extérioriser progressivement dans la description2 .
Ainsi, la période métonymique qui assignait dieu dans chaque partie du monde, n’a plus rien à voir aujourd’hui avec la période descriptive qui soumet aujourd’hui la bible à l’analyse linguistique. Ou, dans un même temps, la conception de la bible de Jean Grosjean n’est pas la même que celle d’André Chouraqui ou d’Henri Meschonnic. Pourtant d’une certaine manière, transhistorique et transsubjective, l’activité continue de traduction nous montre que la bible continue à s’écrire, avec ses nouveaux exégètes qui ont plus à voir avec leur époque qu’avec la vision de leur prédécesseurs ; continuant à créer l’œuvre et, par-là même, de problématiser d’une autre manière sa valeur dans le langage, faisant de l’œuvre la question sociale d’un travail présent du sujet.
La critique fonctionne donc dans cette déstabilisation élémentaire du problème et de l’œuvre comme question ; accepter de transformer le problème, de le déplacer par le langage, c’est accepter de le maintenir comme enjeux de la pensée, c’est l’attaquer subjectivement sans savoir au fond ce qui sera véritablement transformé, c’est le tenir ouvert à l’inconnu de son devenir et de sa transformation. D’où l’intérêt de poser la question autrement que de la façon dont elle est a priori saturée ou répondue. C’est en cela que les œuvres d’art, d’être, particulières en tant qu’univers entiers, avec leur propre cohérence, imposant leur propre signifiance par le travail du sujet, sont critique des théories générales de l’art : d’amener à poser les questions autrement, à voir autrement, à percevoir autrement, à concevoir.
Enfin, même si c’est un préalable, le rapport de transformation sociale qui fait sortir l’œuvre de l’autisme de sa création n’implique pas seulement sa capacité à être transformée à l’écoute d’autres sujets. Elle doit être aussi transformante, c’est-à-dire instituer sa méthode dans une méfiance continue à l’égard de son propre discours, impliquer sa position critiquable dans sa rencontre avec les autres ; c’est de cette manière que j’envisage à la fois la pratique théorique et son ouverture à l’autre comme sujet. Sans fixer de préalable, autre que l’instanciation historique et discursive de chacun ; c’est-à-dire sans tenir pour fondatrice une tradition ou une politique à la place du sujet, pour définir les choses ou pour convenir d’une autorité de la parole du sujet en fonction de son statut ; sans penser ce qui est bien à la place du sujet, sous prétexte que sa rationalité limitée est aussi une éthique et une politique limitée, voire qu’elle pourrait être mieux représentée, grossièrement parlé, par la somme de ses parties.

Jean-François Savang

 

  1. On ne peut ignorer la formule aristotélicienne qui postule qu’il n’y a de science qu’en général. Le problème, c’est la radicalisation du général comme valeur absolue, dans une opposition logique et symétrique au particulier. Si on ne peut ignorer que le général possède une finalité scientifique d’ensemble, cette méthode scientifique, elle, passe nécessairement par la manière d’un ou de plusieurs sujets. retour au texte
  2. - le kérygme correspond au mode rhétorique de la révélation ; il est « un mélange de métaphorique et d’‘’existentiel’’ ou d’engagé, c’est-à-dire non déguisé en figure. »
    - Frye reprend ensuite les classifications de Vico : « La phase poétique et hiéroglyphique implique un sens de l’usage des mots comme espèce particulière de signes […] sujet et objet sont liés par une puissance ou une énergie commune ». Le langage induit une conception essentiellement métaphorique du monde et « peut avoir des répercussions sur l’ordre de la nature. »
    - À la phase hiératique il associe une pensée plutôt métonymique du monde : « le langage devient culturellement dominant. Le langage est plus individualisé et les mots deviennent au premier chef l’expression intérieure de pensées intimes ou d’idées. Il y a une plus grande séparation du sujet et de l’objet et, au premier plan du discours, vient se placer la « réflexion » qui évoque un regard jeté dans le miroir. « L’expression, ici, n’est plus fondée sur une relation métaphorique, qui donne l’impression que la vie ou le pouvoir ou l’énergie est identique pour l’homme et pour la nature (‘’ceci est cela’’) mais sur une relation qui est plutôt métonymique (‘’ceci est mis pour cela’’). […] Le langage métonymique est, ou tend à devenir, un langage analogique, une imitation verbale de la réalité. » (p. 46)
    - Et enfin, la phase démotique correspond à une phase descriptive du monde : « elle implique la séparation nette entre sujet et objet corollairement à la description d’un ordre naturel objectif (p. 53). Dans ce cas, le critère de vérité est lié à la source extérieure de la description plutôt qu’à la cohérence interne du raisonnement (p. 53). […]Le problème de l’illusion et de la réalité prend donc une importance fondamentale pour le langage dans la troisième phase (p. 53). retour au texte
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