Retour à l'accueil
Créature
Texte prononcé par Raphaël Edelman le samedi 24 mai 2003 lors du colloque «Un artiste peut-il travailler avec l'institution? Non.», au Bon Accueil, à Rennes, réunissant L.L. de Mars, Raphaël Edelman et Jean-François Savang. Vous pouvez télécharger une version en .pdf de ce texte en cliquant ici.

'action légale consiste à limiter l'action privée en vue du bien public. Si l'action de produire des œuvres ne constituait aucune menace pour l'ordre public, il serait vain de l'empêcher. Cette domination serait inutile si l'art n'avait aucun pouvoir subversif. Cependant, les œuvres sont en réalité récupérées et détournées à des fins politiques ou marchandes. L'art est effectivement contrôlé de l'extérieur, car l'innovation est redoutée par les institutions. L'ordre établi se défend donc contre l'art : soit en le réduisant à un divertissement inoffensif (ou faussement offensif), soit en l'interdisant au nom du bien public. Cette posture défensive est très ancienne. Platon, dans La République, affirmait que toute modification de la tradition musicale risquait d'entraîner des bouleversement au niveau politique, par une sorte de contamination anarchique. Cette méfiance à l'égard de l'innovation musicale a existé également, d'après Gérard, dans certaines civilisations d'Asie. Aujourd'hui encore, nous constatons des craintes à l'endroit des révolutions artistiques, vis-à-vis, par exemple, de l'art abstrait, des arts électroniques, du rap, des manifestations sur internet etc.. Nous avons donc de bonnes raisons de croire que l'art n'est pas politiquement neutre.
L'œuvre, coupée de l'action qui la fit naître, ne risque-t-elle pas de perdre de sa substance et, dans le passage du privé au publique, de se trouver entièrement détournée de sa finalité initiale ? Une fois établie dans la sphère publique et éloignée de son auteur, l'œuvre conserve-t-elle sa valeur propre ? N'est-il pas difficile de conserver, dans le passage du privé au public, de la création à la production et à l'exposition de l'œuvre, l'intention qui a dirigé la genèse de l'œuvre ? Les interprétations ne trahissent-elles pas ou même ne négligent-elles pas le sens initial des gestes qui ont conduit à l'œuvre ? On doit admettre, accepter et prendre en compte une liberté dans l'interprétation comparable à celle que se donne un artiste. Le projet de celui-ci évolue au gré de sa production et n'obéit pas à des impératifs techniques aussi rigoureux que ceux, par exemple, de soulever un poids ou de guérir une maladie. L'essentiel n'est pas de livrer une interprétation rigoureuse des œuvres - comme s'il y avait une parfaite communication, à travers l'œuvre, entre l'artiste et le spectateur - , mais de ne pas sombrer dans l'incohérence sous prétexte d'accepter l'approximation. Mieux vaut rester capable de corriger l'inexactitude d'une interprétation plutôt qu'affirmer une vérité sans supporter la contradiction. Ce qui implique, pour le critique, une dialectique dans l'interprétation au lieu d'une simple analyse de l'oeuvre. L'attitude à adopter vis-à-vis des œuvres n'est donc pas une attitude conservatrice ou même passéiste, une quête du sens authentique, de la vérité que l'auteur aurait mise dans l'œuvre, peut-être même malgré lui. De même qu'une œuvre en cours est soumise à de multiples révisions, de même une oeuvre finie offre de multiples interprétations. Ce qui est à éviter, c'est plutôt un appauvrissement de l'œuvre par ses interprètes dans une équation du type art flamant = art du détail. Ce qu'il faut poursuivre, c'est un enrichissement indéfini de l'œuvre par sa fréquentation. Jérôme me conseil de préciser le sens que je donne à la notion d'interprétation en me demandant s'il s'agit exclusivement d'interprétation verbale. Il s'agit pour moi d'interprétation au sens large : verbale lorsqu'il s'agit de théorie ou de critique ; mais aussi non verbale quand il s'agit par exemple d'une adaptation. Je considère même, nous le verrons, tout créateur comme un interprétant.


Le privé et le public

A propos de la distinction catégorielle que j'utilise - entre le publique et le privé -, quelques critiques m'ont été adressées à la lecture de mes brouillons. Je voudrais vous les présenter en guise d'avertissement.
Laurent refuse une définition de la création comme action privée : "Ce n'est qu'en tant qu'à un moment elle est devenue publique, objecte-t-il, que l'on sait qu'il y a eu une œuvre". On ne peut vraiment parler, selon lui, de ce moment précédant l'œuvre - qu'est le moment de sa création - qu'une fois que le résultat de cette activité a été reconnu comme étant une œuvre. Par conséquent, la création est animée d'une intention artistique et créée en vue d'une reconnaissance publique. Jérôme identifie cette remarque de Laurent aux propos de Nelson Goodman sur l'impléméntation ou activation des œuvres. "La réalisation, écrit ce dernier dans L'art en théorie et en action, consiste à produire une œuvre, l'implémentation consiste à la faire fonctionner". Cette distinction est certes utile pour comprendre comment faire fonctionner une œuvre, ou même autre chose qu'une œuvre, dans un musée. Toutefois, l'orientation de Goodman est différente de celle de Laurent. Goodman travaille à l'amélioration de la culture, de l'éducation, de la science cognitive etc. qui appartiennent au domaine institutionnel ; tandis que Laurent dénonce le désintérêt des institutions pour le statut de l'artiste et les problèmes que celui-ci rencontre quand il voudrait simplement pouvoir réaliser ses œuvres.
Jean-François, de son côté, critique la distinction même entre le privé et le public. Celle-ci - que je m'obstine à utiliser en théorie - disparaît, je le reconnais, dans la pratique qui est le champ véritable de l'art. Néanmoins, ne peut-on pas distinguer, dans les pratiques artistiques, des tendances à l'action privée ou publique ? Par exemple, certains artistes restent excessivement indifférents à leur réception et ne pratiquent parfois qu'en secret, pour leur propre compte, en se refusant à présenter leurs œuvres, qu'ils jugent d'ailleurs toujours inachevées ; d'autres, au contraire, ne produisent des œuvres qu'en vue de produire un effet sur le spectateur, ce qui entraîne une autre forme d'inachèvement de ces œuvres superficielles et sans profondeur. Je maintiendrai donc l'usage de ces catégories du privé et du public ; mais, pour ne pas me contenter d'un éclairage artificiel, je m'efforcerai de mettre en évidence, quand ce sera nécessaire, la complexité de leur relation ainsi que la limite de leur validité. Je ne peux que reconnaître que cette distinction est d'ordre conceptuelle et peut paraître parfois simpliste au regard des faits. Telle quelle, elle n'est pas directement adéquate à la pratique. Doit-on par conséquent abandonner la théorie, avec l'usage de catégories qui, pour rendre clair le discours en respectant le principe de contradiction, échappent à la diversité et à la complexité du réel ? Je répondrais qu'on ne peut pas davantage remplacer la théorie par un flux embrouillé de propos contradictoires inspirés par le sentiment du moment. Qu'il y ait une différence entre la théorie et la pratique ne nous autorise pas à croire qu'il n'y ait aucun rapport, aucune porosité, entre l'un et l'autre, ni que l'un doive s'effacer pour l'autre.
L'oeuvre brute que l'on expose, sans que son auteur ait désiré au départ présenter son travail, n'est-elle pas réellement une œuvre parce qu'elle n'est pas engagée, parce qu'aucune intention préalable ne préside à sa réalisation ou à son activation ? Dans ce cas, c'est après coup que l'on confère à l'objet une finalité artistique. Ou bien faut-il, pour lui conserver un caractère artistique initial, considérer que tout ce que l'homme fait, que son être même, est engagé et reste habité par une sorte de représentativité publique présente dans chacun de ses actes ? Dans ce cas, on considère qu'aucune production humaine n'est privée, que tout ce que nous produisons, n'importe quel objet ménager par exemple, peut devenir art. La question est donc de savoir si l'objet d'art doit répondre à un critère précis comme celui de l'engagement public ou si l'activité humaine dans son ensemble est engagée publiquement. Ce que j'entends ici par engagement public est la volonté de l'artiste de produire une œuvre afin qu'elle soit reçue publiquement comme une œuvre d'art. On constate d'ailleurs que cette volonté de faire de l'art s'inscrit historiquement dans notre culture qui accepte l'idée qu'il y ait des objets qui puisse être spécifiquement considérés comme des œuvres d'art.
Une œuvre, dans sa production même, est préalablement destinée à une expression publique. Or, ce qui est public est soumis au droit qui délimite les domaines "privé" et "public". En devenant publique, l'œuvre est reconnue par autrui comme étant la propriété de son auteur. Cette reconnaissance est fondée sur le travail de création et de production qui a été accompli. Une production devient donc une œuvre avec sa reconnaissance par autrui, en même temps que l'artiste devient auteur. L'artiste peut également considérer son œuvre comme accomplie et prétendre en être l'auteur s'il juge qu'un autre peut la considérer de la même façon. Ainsi, la production, qui cause un objet, ne devient production d'une œuvre à proprement parler que rétrospectivement, une fois que le produit est reconnu publiquement comme tel. Il y a cependant, pour le créateur, production d'une œuvre (et pas seulement d'un objet) avant sa reconnaissance publique, en tant que le sens de sa production pour lui est une œuvre à venir. Il apparaît que la reconnaissance publique est une potentialité inhérente à la production artistique dès son commencement et même à l'état d'ébauche ou de projet. Le changement de statut qui consiste pour un agent ou un groupe à devenir un auteur plutôt qu'un artiste suppose une actualisation intégrale de la reconnaissance publique. Avant cela, il y a comme le rappelle Laurent, le monde de l'atelier - "l'atelier est déjà le monde, dit il" - où la reconnaissance a lieu avec des proches, et même avec soi-même comme un autre (pour reprendre cette expression d'Aristote réemployée par Paul Ricoeur). Comme me le fait remarquer Jérôme, le passage du privé au public, bien qu'il permette la reconnaissance d'un auteur comme tel, ne va pas sans quelque expropriation. Il m'apprend que les enregistrements musicaux, cinquante ans après leur sortie, tombent dans le domaine public et, également, que James Cameron n'a aucun droit sur Titanic. Cette question sera traitée plus précisément lorsque je distinguerai la propriété matérielle et la propriété morale d'un auteur.


Intelligibilité et personnalité

Création et production ne sont jamais totalement séparés en art. Mais la création par le privé est plus fondamentale que la production pour le public. Le public existe pour et par le privé. C'est le privé qui offre le critère de ce qui doit être public. Cette interprétation libérale du processus artistique voit s'opposer à elle une position communautaire où la production détermine la création. Dans ce dernier cas, le sujet n'agit pas de façon complètement isolée et libre mais en fonction des modèles publics qu'il a intériorisés. Comme il crée avec, en vue, la possibilité d'être intelligible par les autres, sa création n'est possible qu'en possession d'une culture. C'est le thème que je développerai en première partie. Au demeurant, le principe libéral est conservé à travers les formes de la culture visée en tant qu'elles sont modifiées par l'impulsion contingente de l'individu. Celui-ci permet de la sorte la vie des formes de la culture. Je traiterai de ce thème dans une seconde partie. La génération artistique n'est donc pas purement privée ou publique, sans quoi elle serait soit inintelligible soit impersonnelle. Pour que les œuvres soient intelligibles et personnelles, il faut un emboîtement, un entrelacement du privé et du public ou, plus exactement, une transformation du public par le privé.
Nous accordons la priorité au privé en tant que l'existence de la sphère publique doit représenter un avantage pour le privé et non un inconvénient. La priorité ne revient pas à la culture qui pourrait sacrifier n'importe quelle individualité pour son bien. Elle revient plutôt au privé qui, grâce au bien public, voit sa vie améliorée. A ce titre, l'activité artistique représente un sommet dans l'amélioration de l'existence, grâce à la maîtrise des techniques instituées et, heureusement, modifiées et réactualisées par l'usage individuel. Je ne défends pas l'institution figée de l'art mais plutôt sa réinstitution permanente. On n'opte d'ailleurs pas pour la position communautaire ou libérale comme l'on choisi l'endroit ou l'envers d'une pièce de monnaie, mais en fonction des enjeux en cause. Il est actuellement plus important de défendre la valeur de la création singulière contre l'homogénéisation des options esthétiques et l'impersonnalité des œuvres. C'est ce que je ferai dans la seconde partie de ce texte. Il est toutefois envisageable de chercher par ailleurs à défendre une meilleur intelligibilité de l'art en adoptant une défense communautaire, à l'instar de Goodman. Nous verrons cela dans une première partie.
L'interprétation libérale inspirera la première étape de notre démarche qui consistera à expliquer l'aspect privé de l'art avant son aspect public. L'interprétation communautaire sera ensuite privilégiée dans la seconde étape de ce texte pour éclairer la complexité du rapport entre le privé et le public, entre la création et la production, entre l'artiste et l'institution. Dans la première partie, il ne faudra pas perdre de vue le caractère irréel, mythique et directeur du statut absolument privé du créateur. Ce statut possède une connotation métaphysique à laquelle certains, sans doute, seront allergiques. Nous recommandons donc à ceux-là de rester patients. Nietzschéens positivistes, pragmatiques et athées, je l'espère, reconnaîtront la valeur heuristique du modèle entièrement privé de l'Unique que je proposerai. Quant à la seconde partie de mon exposé, elle ne pose pas un tel problème. Elle consiste en une défense éthique de l'artiste contre les institutions. Bien qu'elle repose sur les arguments métaphysiques de la première partie, elle me semble pouvoir convaincre davantage les esprits rétifs aux exposés spéculatifs. Quelque soit la méthode employée, spéculative dans un premier temps et positive dans un second, il s'agit dans l'ensemble d'argumenter en faveur des artistes et contre leur effacement derrière certains impératifs institutionnels. Je pense à nombre d'entre eux, luttants dans la précarité pour pouvoir créer et présenter des oeuvres avec, en face, l'indifférence, voire l'hostilité, des institutions qui jugent stérile ou même subversive l'animation de ces personnes.

Première partie : La nature des oeuvres


omparé au schéma libéral - qui introduit du privé dans le public -, le schéma communautaire - selon lequel le public s'introduit dans le privé - paraît apparenté à celui du système production industrielle/consommation privée. Le schéma libéral offre donc l'avantage de rester fidèle à une conception désintéressée de l'art, opposée à la logique du spectacle et du divertissement qui fait de l'art, à travers la culture, un bien de consommation en même temps qu'un instrument d'homogénéisation de la pensée. Je ne nie pas qu'il puisse y avoir une production artistique collective. Mais, dans ce cas, on n'observe pas une dépossession du savoir et de la finalité, comme c'est le cas dans la production industrielle où chacun se voit confier une tâche aveugle dans une chaîne de production ou de diffusion. Cette mécanisation est rendue possible parce que chaque maillon est mu par l'intérêt et tente de répondre à un besoin plus ou moins conditionné. Le travail artistique, par contre, ne doit poursuivre aucun intérêt comparable ni obéir à aucune commande préétablie. Toutefois, une ambiguïté existe en fait : la contrainte s'impose toujours à l'artiste - comme c'était déjà le cas à la renaissance avec les visites d'atelier par les commanditaires (ce que me rappelle Laurent). L'emploi du terme libéral et ma préférence pour ce qu'il implique ne doit donc pas être confondu avec la doctrine du libéralisme économique. Cependant, il est possible qu'en principe, et non dans l'économie réelle avec la pensée unique qui accompagne paradoxalement le libéralisme, il y ait un rapport entre les deux.
Laurent a également critiqué mon schéma libéral en évoquant les œuvres "créées en public (du théâtre au happening)". Mais cela n'introduit, d'après moi, aucune différence fondamentale : une œuvre créée en public l'est toujours en vertu d'un quelconque dispositif préconçu, ce dont témoigne la batterie des moyens dont l'artiste s'est entouré pour improviser. A cela Laurent répond ensuite par cette question : Et quand elle est créée par le publique ? Je répondrais alors que lorsque le public se réunit pour assister à une performance, ce n'est pas lui qui a prévu le cadre dans lequel elle aura lieu. Le public peut interagir, il n'en est pas moins à la disposition de l'artiste. Néanmoins, je reconnais que le public peut devenir artiste à cette occasion, s'il possède des compétences et des motivations propres qui détermineront son action. De cette façon, il peut effectivement apporter sa contribution personnelle à un échafaudage collectif.
Produire n'est pas créer mais laisser aller les prémisses vers le produit. La production réalise le produit sans rien créer. Seule la prémisse est créée et les moyens de la réaliser en découlent. Cette prémisse est connue de son créateur avant d'être produite. Ici, Laurent a encore réagi contre la simplicité de mon schéma. D'après lui, création et production sont "consubstantielles". La pratique ne succède pas rigoureusement à la théorie. Il est vrai, comme le remarquait R. Pouivet, qu'on n'apprend pas à faire du vélo avant de monter dessus ; qu'on n'apprend pas à nager, comme le disait Hegel, avant d'aller dans l'eau. Seulement, j'invite à ne pas perdre de vue l'image de l'industrie pour qu'on ne se méprenne pas sur ce que j'entends par "production" : c'est ce qui est réalisé à partir d'un prototype. La réalisation du prototype lui-même appartient encore à un processus de création que je ne considère pas pour autant comme dénué d'éléments empiriques (excepté, nous le verrons, pour Dieu). Mais ce que je critique dans la production (ou peut-être plus exactement dans la reproduction) industrielle, c'est la passivité des agents qui en sont l'instrument. Car le véritable agent, lui, peut créer. C'est la logique productiviste qui introduit cette rupture critiquable entre projet et réalisation, alors que ce rapport reste en effet consubstantiel dans la création. Il serait plus exact de dire que l'art mêle création et production. La création d'un modèle s'effectue à travers une démarche pratique, laquelle est une production (et non une reproduction) découlant d'autres modèles préexistants qui sont modifiés. C'est pourquoi, avant d'être des artistes, nous ne sommes d'abord que des imitateurs - un bon artiste est un "mauvais" imitateur, dirais-je avec ironie. D'autre part, nous ne reproduisons jamais un modèle à l'identique, sauf dans l'industrie. La production intègre suffisamment d'accidents - lesquels participent de la création avec les décisions volontaires - qui transforment son modèle. Jérôme me demande de préciser ce que j'entends par modèle. Il ne s'agit pas ici d'un modèle théorique que la pratique devrait réaliser mais déjà d'un modèle concret qui, s'il est le modèle d'une copie à venir, est également la copie d'un modèle antérieur. Le modèle empirique n'est donc pas premier et inconditionné comme l'est en principe le modèle théorique. Cette acception empirique du modèle permet de comprendre l'imbrication entre création et production.
Une forme entièrement et uniquement créée serait incommunicable. Pour être communicable, elle doit être partiellement créée. Le public est alors en partie présent dans le privé. Puisque la production appartient, comme nous l'avons dit, au domaine public, on peut dire qu'il entre de la production dans la création. Seul Dieu pourrait créer sans produire, car lui seul, selon la doctrine créationiste, serait susceptible de créer à partir de rien. En outre, lui seul est absolument simple et autosuffisant (ce détour théologique permet de mieux comprendre l'imbrication du public dans le privé). L'homme tiendrait de Dieu son indépendance mais resterait, en même temps, dépendant du champ empirique et social. Cette dépendance fait de lui davantage un transformateur, à travers la production, qu'un pur créateur. Cette transformation a la particularité d'être partagée et compréhensible, tandis que la création pure échappe à notre entendement. Je note, à ce sujet, qu'il y a encore deux autres doctrines de la création possibles : la formationniste et l'évolutionniste. Selon la première, qui est entre autre celle de l'antiquité grecque, Dieu a formé le monde à partir de la matière informe. Selon la seconde, qui est celle d'aujourd'hui, les formes évoluent dans le temps à travers les accidents de la matière. Le premier cas est apparenté à la création humaine volontaire, le second à la création humaine spontanée, inconsciente ou inintelligente. L'utilisation de ces modèles théoriques empruntés à la théologie est utile pour comprendre le statut d'un artiste isolé de la sphère publique. Il apparaît que le modèle créationiste, appliqué à l'homme, à une fonction directrice et non constitutive. Il en va de même pour la doctrine formationniste, car il n'y a pas de matière totalement informe. Quant à la théorie évolutionniste, elle semble trop réaliste et trop matérialiste, au sens ou elle nie toute action délibérée de l'homme. Elle correspond à une radicalisation du modèle public.


La durée de l'œuvre

Le créateur (ou encore l'un des poètes impliqués, s'ils sont plusieurs) et l'œuvre diffèrent par la durée : Homère est mortel et l'Iliade l'est moins que lui. Homère a existé comme être singulier. L'Iliade subsiste comme modèle reproductible, traduisible et communicable. Homère et l'Iliade persistent donc différemment. Le créateur est absolument exemplaire, tandis que l'œuvre peut posséder un nombre indéfini d'exemplaires dérivés. Je compare ici les substances de l'artiste et de l'œuvre pour montrer que la première possède une unité plus dense mais plus fragile que la seconde qui se prête davantage à la copie, voire à la transformation. Nous voyons que la capacité transformatrice de l'œuvre lui permet de mener une existence plus longue que son auteur. Cependant, elle est moins personnelle, moins individuelle, moins fragile, moins précieuse, moins irremplaçable que lui. Laurent m'a conseillé a ce sujet de mieux distinguer les œuvres littéraires et celles qui échappent à leur reproduction ("statues perdues, peintures irreproductibles et performances éphémères"). Jérôme nous invite à lire à ce sujet Eddy Zemacck qui utilise la théorie des types en ontologie de l'œuvre d'art. Je note personnellement que les œuvres éphémères sont plus proches de l'artiste, selon la durée, que les œuvres reproductibles. Une hypothèse s'impose à moi : l'homme dans l'art s'efforcerait de durer. De ce point de vue, l'œuvre éphémère, assimilable à l'artiste lui-même, témoigne de sa différence avec Dieu, de son refus de tenter désespérément de lui ressembler. Sans vouloir nous enliser dans des spéculations théologico-psychologiques, nous jouons avec des hypothèses. Il y aurait deux stratégies possibles et plus ou moins conscientes de l'homme pour s'affronter à Dieu à travers l'art. Il s'agirait soit de conjurer sa mortalité humaine en recherchant dans l'œuvre sa pérennité ; soit, au contraire, de souligner sa différence radicale avec le divin en pointant, dans l'oeuvre fragile et éphémère, sa propre condition mortelle. Il importe surtout de noter que l'œuvre est un sujet-objet. Comparée au sujet, elle est moins éphémère et fragile. Comparée à l'objet, elle est plus éphémère et plus fragile. Seule l'œuvre permet cette fusion du sujet avec l'objet, tandis qu'autrement le sujet est écrasé par la persistance des objets qui, eux, souffrent d'une absence d'affectivité et de fragilité.
Ce thème de l'éphémère singulier, dont l'unité est périssable, revient dans une autre critique qui m'a été faite par L. Pinon. D'après lui, je confonds, par exemple, un Homère avec un Praxitèle ; c'est-à-dire un chanteur (comparable à un grio) avec un poète dont la singularité, la signature, est manifeste. Seulement, je considère le chanteur comme une espèce de poète, au même titre que l'interprète est une espèce de compositeur. Dans l'ensemble, je corrigerais mon manque de distinction qualitative entre certains types d'œuvres pour Laurent, ou certains types d'artistes pour L. Pinon, par des nuances quantitatives entre le périssable et le durable. Laurent m'invite à distinguer les œuvres éphémères et les reproductibles ; L. Pinon, les poètes et les chanteurs. Je remarque un lien entre les deux, celui de la durée et de l'unité. Une statue originale est moins durable qu'un livre dont on peut multiplier les exemplaires. Le chanteur permet à l'œuvre du poète de durer tout en la modifiant, puisque le chanteur, comme l'interprète, est à sa manière un poète, même si l'unité initiale de l'œuvre se fragmente en de nouvelles unités. Ce n'est donc pas une différence de nature mais de degré qui sépare l'artiste de ceux qui s'en inspirent ou encore l'œuvre originale de ses copies. Ce qui signifie qu'il y a une continuité entre chaque instance, qu'elles se complètent et non qu'il y aurait quelque chose de l'ordre de la trahison ou du travestissement.
L'œuvre, comme objet, ne conserve pas sa spiritualité en elle-même mais dans les sujets qui sont en contact avec elle. La spiritualité de l'œuvre s'éloigne de la spiritualité intrinsèque de la personne. Ce qui est cependant admirable, c'est que cette spiritualité externe de l'œuvre puisse se transmettre à travers des modifications entre de nombreux sujets parfois très éloignés dans le temps et l'espace. La continuité du sens nécessite que chaque nouvelle singularité se fasse l'écho d'une singularité originale. Ainsi, le premier individu qui a disparu comme tel a subsisté à travers ses descendants. Nous trouverons, par exemple, dans chaque avion, dans chaque automobile, une structure essentielle qui n'a pas varié depuis le premier avion, la première voiture. L'universel est un rapport entre plusieurs individus que l'on peut penser. Il y a donc des universaux, à travers des points communs, liants différents artistes entre eux ou différentes œuvres entre elles. L'universel relatif au sens de l'œuvre sera celui du rapport de l'artiste à l'œuvre - auquel doit correspondre, plus ou moins exactement, le rapport du spectateur à l'œuvre. L'universel tient donc à un rapport d'identité entre les traits de différents individus, lequel permet aux individus d'être appréhendés comme ceci ou cela. Néanmoins, l'individu ne s'efface pas derrière cet universel qui le traverse. Il en est la condition - comme l'existence, dans sa dimension esthétique, est la condition des essences.


La représentation et l'imitation

L'oeuvre n'est pas la réalisation fidèle du projet de son créateur. L'imitation matérielle, l'oeuvre achevée, devient différente du projet formel imité. Sa densité, l'œuvre l'acquiert dans le trajet de sa production. Il est ici question de création humaine, à laquelle la production, voire même la reproduction, est mêlée. Dieu seul pourrait se donner une représentation absolument inédite. Mais, quelque soit son originalité, la représentation humaine reproduit plus ou moins fidèlement quelque chose. Mieux encore, l'originalité intervient dans les accidents de la production effectuée à partir de la représentation de ce qu'on veut réaliser, et s'inscrit en creux dans l'imitation matérielle. La représentation humaine est toujours assez pauvre, caricaturale, schématique, comparée à l'objet et ne fait pas l'œuvre. Vous pouvez avoir l'idée d'écrire un roman de telle ou telle sorte, l'œuvre ne naîtra qu'une fois que cette idée sera enrichie par sa réalisation. Vous ne pouvez pas anticiper tous les accommodements qui mèneront à l'œuvre finie, laquelle peut très bien trahir votre représentation initiale. Vous pouvez aussi composer une pièce musicale au départ à un tempo très lent et vous rendre compte qu'elle gagne à être jouée rapidement. Ce que j'appelle représentation humaine ici devrait plutôt être nommé pré-présentation ou projet. Car il ne s'agit pas l'idée que l'on se fait d'une chose que l'on a perçue, mais de celle d'une chose à construire, à produire qui sera l'imitation matérielle.
L'Iliade, pour reprendre cet exemple, stabilise et institue la guerre de Troie. L'épopée rassemble et maintient des êtres et des événements singuliers. Elle s'abstrait du changement concret et résiste à de nouvelles tensions créatrices ou destructrices. Elle se hisse ainsi de la matière vers la forme. L'œuvre entretient de la sorte avec l'histoire une relation assimilable au rapport de l'abstrait au concret, du possible au réel. La substance de l'Iliade se maintient alors entre singularité et universalité. Le trajet vers l'abstrait de l'œuvre est resté incomplet. L'œuvre permet aux événements de durer mais elle n'est pas pour autant éternelle. Pour cette raison précise, l'œuvre conserve une part de singularité : il est impossible d'obtenir deux fois la même œuvre. L'œuvre naît donc d'un processus d'abstraction qui filtre et sélectionne le devenir pour en constituer une image fixe. Ce passage du sentiment à l'imagination ne s'élève pas jusqu'à l'entendement. L'œuvre n'atteint pas l'abstraction simple et désincarnée du concept. Elle conserve dans sa matière une image de la complexité et du devenir des choses dont elle témoigne. Elle concentre ainsi la puissance affective des faits qu'elle relate ou invente. Ce parcours de l'oeuvre vers l'abstrait, inspiré du système hégélien, fait de l'oeuvre, pour Hegel, une étape inaboutie vers l'idée. Pour moi, il s'agit au contraire d'un achèvement que d'être à la fois singulier et intelligible.
La forme incorporée de l'oeuvre résiste dès l'origine à la forme désincarnée du projet de son créateur. L'imitation poétique est la représentation réalisée. Mais cette réalisation ou production creuse l'éloignement mutuel de l'œuvre et du créateur. Ainsi, dans le rapport de l'auteur à l'œuvre, on suppose une universalité devant s'accomplir sous forme paradoxalement accidentelle. Il y a donc un double éloignement de l'œuvre par rapport à l'histoire ("objectivité") et par rapport à l'artiste (subjectivité), tous deux étants rejetés dans le passé à mesure que l'œuvre perdure. Cet éloignement peut signifier une perte superficiellement mais, en même temps, il s'agit d'un gain pour le présent du point de vue des amateurs d'art comme des historiens. Il ne faut donc pas s'affliger de la transformation de l'histoire par l'œuvre, puisque c'est cette transformation même qui permet à l'histoire de se perpétuer. Je ne défendons pas, on le voit bien, une conception progressiste de l'art qui, comme chez Hegel, s'élèverait peut à peut jusqu'au stade du concept scientifique, mais plutôt une conception pluraliste par laquelle les oeuvres sont enrichies à mesure de leurs relations aux différents sujets.
La représentation vient de l'action particulière par laquelle on accorde un exemple à un concept. Ainsi, tel triangle perceptible représente le triangle intelligible. L'œuvre ou imitation n'est pas une représentation. Elle ne vient pas de l'action de représenter du sujet, mais des mouvements divers et singuliers par lesquels les accidents viennent à former une substance. L'œuvre fournit la synthèse des différences, tandis que la représentation traduit son identité au concept. La représentation est donc la chose telle qu'elle doit être pour un sujet ; et l'imitation est la chose telle qu'elle est ou encore telle qu'elle est devenue, c'est-à-dire en existant matériellement. La représentation n'est pas une œuvre en tant qu'elle est une intuition limitée à la figuration d'un concept. L'œuvre n'est pas une représentation dès lors que son rapport au concept, ou a plusieurs concepts, n'est pas absolument évident. Dans ce cas, elle sollicite l'intuition en résistant au moyen de la conceptualisation. Les œuvres d'art en général s'offrent à une interprétation ouverte. Par contre, un objet comme un panneau signalétique représente sans ambiguïté le concept. Le panneau "interdiction de stationner", tel qu'on l'utilise habituellement, n'est pas une œuvre d'art. Ainsi, les oeuvres ne sont pas des représentations mais des imitations complexes, c'est-à-dire dont le référent imité est lui-même effacé par l'oeuvre. Dans un certain sens, le terme imitation est impropre, mais il permet d'insister sur le caractère matériel et complexe de l'oeuvre.
La représentation reste quelque chose de problématique, puisqu'on nie son existence réelle et sa coïncidence exacte avec les genres et les espèces du monde réel. On affirme en revanche sa subsistance idéale, moyennant une théorie psychologique de la projection d'archétypes. Un fait qui témoigne de cette présence de la représentation est l'exécution musicale, où ce qu'on veut jouer parfaitement diffère de ce qu'on entend comme imitation de la représentation qu'on aurait voulu réaliser. Autrement dit, la représentation est subjective. C'est ce qu'une chose doit être pour certains et non en soi. Dans le jeu musical, la représentation de ce qu'on joue actuellement peut sembler imparfaite par rapport à la conception idéale du jeu que l'on voudrait produire. Pour autant, il n'y a pas de jeu idéal sensible à côté du jeu réel. Seulement, le jeu réel peut, de façon différentielle, se révéler imparfait par rapport à l'idéal qu'il convoque et que l'on conçoit. Encore une fois, l'oeuvre n'est pas une représentation mais tout au plus l'imitation d'une représentation, laquelle n'apparaît pas nécessairement de la même façon à tous. C'est cette inaccessibilité de la représentation qui fait de l'oeuvre une imitation court-circuitée, dont l'imité reste ignoré ou reconstruit par chacun.
Lire l'Iliade, ce n'est pas simplement connaître sa forme : sa définition comme épopée ; ni non plus en présenter la matière : une publication. L'œuvre est une substance, c'est-à-dire un composé de matière et de forme, de sensible et de concevable. Mais c'est surtout la représentation et, à plus forte raison, le sujet, qui fait de ceci une œuvre. Sans sujet, sans représentation, elle ne serait que matière. La matière de l'œuvre contient en puissance une multiplicité de formes que les sujets peuvent actualiser. Le sujet qui a conçue l'œuvre a donné à sa matière, à travers sa forme actuelle, cette pluralité de formes potentielles que les sujets peuvent dégager en la contemplant. Il y a bien l'actualité de la forme de l'œuvre. Mais celle-ci propose ensuite une multiplicité d'autres formes dans les discours de ceux qui l'abordent. C'est donc par la représentation que chacun s'en fait que l'oeuvre devient intelligible. Mais la représentation n'est pas la même pour tous, même si l'oeuvre permet un rapport entre toutes les représentations.


La substance de l'oeuvre

La subjectivité de Homère et l'objectivité de la guerre se rencontrent dans l'œuvre qui est la synthèse opérée par la pratique artistique. L'œuvre vient de la transformation réciproque du sujet et de l'objet. On peut donc considérer l'œuvre comme une synthèse issue de la rencontre entre un sujet et un objet. Pour la comprendre et l'interpréter, au-delà du plaisir esthétique immédiat, il est possible de l'analyser selon cette distinction sujet/objet : d'un côté, en Homère, s'exprime l'universalité de l'art humain, ce qu'on peut faire en poésie, ainsi que la singularité du regard, de la composition, de Homère en personne ; et, d'un autre côté, en l'Iliade s'exprime l'universalité de la guerre, les maux et les passions qui l'accompagnent, ainsi que la particularité de la guerre de Troie ou des batailles qu'elle regroupe. Ces points, bien sûr, ne peuvent être complètement dégagés. Néanmoins, ils conservent une fonction directrice dans l'expérience des œuvres, laquelle, partant d'affects confus, tend à une compréhension progressive. Le sujet a donc deux dimensions : l'une universelle qui est celle de la capacité du genre humain et l'autre, singulière et effective, relevant du regard propre à Homère lequel, au contraire, ne saurait se confondre avec celui d'un autre homme. L'objet a également deux dimensions, une générale et une particulière, mais entre lesquelles se trouve une continuité de niveau : l'œuvre d'art, l'œuvre d'art de guerre, l'œuvre d'art de la guerre de Troie, l'œuvre d'art de la guerre de Troie par Homère etc., dont le niveau premier correspond à la singularité de l'artiste, à sa perspective. On remarque que les singularités objective et subjective - c’est-à-dire ici : le regard de Homère, ou d’autres équivalents, et la guerre de Troie - se recoupent. Les universalités objective et subjective - l’oeuvre d’art et la capacité créatrice humaine - sont aussi, d’une certaine façon, interdépendantes.
Les exemplaires de l'oeuvre ne sont tels qu'en vertu du modèle auquel ils participent. Si l'Iliade sert à caler une armoire, elle deviendra un exemple du modèle de l'étayage. Ainsi, on peut distinguer la forme de l'œuvre en elle-même dans ses différentes actualisations. Cette distinction entre matière et forme sert avant tout à comprendre comment elle est reçue. Cependant, ce sont les sujets producteurs ou receveurs (le public) qui sont capables de dissocier la matière de la forme de l'oeuvre. De sorte que l'artiste peut anticiper la réception de son œuvre et le spectateur retrouver la synthèse effectuée par l'artiste. Ainsi s'établit le rapport entre l'un et l'autre. S’il y a donc émission puis réception, de l’artiste au spectateur, c’est à travers les formes qui, comme nous l’avons vu précédemment, sont à la fois subjectives, objectives, universelles et singulières. C’est cela qui se transmet, même si la dimension matérielle et singulière sature cette transmission et l’empêche d’être proprement communicante.
Dans l'art, la matière s'anime et l'âme se réalise. Le produit de l'art est cette substance de l'œuvre, laquelle peut être abstraitement scindée en forme et matière. On obtient, d'un côté, la guerre et la passion, et, de l'autre, le siège de Troie, la colère d'Achille, etc., de sorte que l'on peut : soit donner un exemple, avec l'Iliade, de guerre ou de passion, si l'on traite l'un de ces thèmes ; soit dégager une réflexion sur la guerre et/ou la passion à l'occasion d'une étude sur l'Iliade. L'œuvre est matérielle en tant qu'elle synthétise diverses formes et les met en rapport les unes avec les autres. Le rapport unique établit par l'Iliade fait d'elle une œuvre singulière. Celle-ci peut être disséquée en différents éléments pour son étude ; et chacun de ces éléments abstraits peut être considéré à part pour être représenté par d'autres œuvres traitant de la guerre et des passions. Ainsi, Le Temps retrouvé, par l'intermédiaire des formes de la guerre et de la passion, peut être comparé à l'Iliade en vertu des relations que Proust y a établit. Dans l'Iliade, les thèmes de la passion et de la guerre sont représentés par la guerre de Troie. Ce fait gagne en retour tout son sens en participant à ces thèmes. L'opération de joindre Troie et les passions est producteur de sens. La description des faits, combinée au discours sur les passions, c'est cela qui est significatif. L'art est, de cette façon, davantage significatif que l'histoire, laquelle est initialement une simple restitution des faits. Cette histoire, avec l'art, gagne son sens, lequel déborde l'histoire même et vaut pour d'autres histoires. L'art n'opère pas seulement un travestissement de l'histoire mais aussi une élévation de celle-ci au rang de chose significative. L’art est alors à l’histoire comme la forme à la matière. L’intérêt de l’oeuvre est de joindre les deux, c’est-à-dire d’être une substance. Sinon, s’il fallait s’en tenir au faits, à la matière, nous n’aurions qu’une suite d’enchaînements causaux sans sens apparent.
On remarque deux usages de la notion de forme : l'usage objectif entend par "forme" un genre (l'eidos) ; et le subjectif, une apparition (la morphé). Ainsi, la forme est à la fois objectivement concrète (le genre) et subjectivement abstraite (l'apparition). La morphé est une forme mêlée à la matière et singularisée, tandis que l'eidos est une forme immatérielle et générale. La première est, par exemple, l'Iliade ; la seconde, l'épopée. A partir de matériaux et au moyen d'instruments et de techniques, le créateur réalise la forme propre à l'œuvre. Autrui y cherchera sans doute l'expression de l'artiste qui est sorti de lui-même grâce aux symboles et aux moyens communs. Il est intéressant de noter ici qu'entre chaque individualité - celle de l'œuvre, celle de l'auteur et celle du spectateur - se trouve un intermédiaire technique et symbolique plus général qui permet, outre la réalisation de l'œuvre, sa compréhension. Autrement dit, la morphé n’apparaît pas seulement à chacun de façon brute et unique mais reste commune en tant qu’elle contient l’eidos.
La peinture est le résultat de gestes spontanés et volontaires. L'habileté d'un artiste se mesure à l'impression que peut faire son œuvre. Pour cela l'œuvre doit atteindre sa forme finale, c'est à dire la forme en possession de toute sa matière. La forme finale de l'œuvre (la morphé) nécessite la spontanéité, car une forme antécédente (l'eidos) établie par la volonté (dans la proposition "je veux écrire une épopée") n'a pas encore acquis la matérialité qui la distingue (dans la proposition "voici l'Iliade"). Comme me l'a fait remarquer Laurent, "les mêmes matériaux ne font pas la même œuvre". J'ajoute que le choix des matériaux disponibles entre dans le processus de formation, de mise en forme, "d'agencement", "d'articulation, opéré par l'artiste". Pourtant, Laurent critique la part volontaire et donc favorise la spontanéité, en invoquant le dripping et le tachisme. Il reste que ces procédés engagent la volonté de l'artiste, ne serait-ce que dans la préparation de son dispositif d'action. J'insiste donc sur la complémentarité de la spontanéité et de la volonté de l'artiste pour informer la matière qu'il s'est donnée. Il est vrai que le modèle selon lequel la pratique n'est qu'une application de la théorie est réducteur puisque la théorie se modifie avec la pratique. Mais il est exagéré de penser qu'aucune volonté ne puisse entrer dans l'œuvre humaine et de considérer certaines œuvres comme de purs accidents. Ce serait vrai si quelqu'un faisait une œuvre malgré lui, sans à aucun moment songer à faire de son accident une œuvre. S'il y a des accidents en art, ce sont des accidents cadrés. Cette complémentarité de la volonté et de la spontanéité en art montre bien l’écart qu’il peut y avoir entre l’eidos et la morphé. L’eidos qui, au départ, est une idée non réalisée, est éloignée de la morphé finale qui est plus complexe et de laquelle d’autres eidos pourront être dégagées.

Des hommes perçurent la voix unique de Homère. Le sens de l'oralité se retrouve aujourd'hui dans l'écrit. La forme de l'Iliade nous est commune à tous. Néanmoins, la relation de chacun à l'Iliade objective est singulière. Bien qu'unis par la forme, créateur, œuvre et spectateur sont autonomes. Ce qui est remarquable, c'est la conservation de l'autonomie de chacun dans sa relation aux autres à travers l'œuvre. Cette autonomie est d'autant plus importante que l'œuvre est riche et complexe. Cette complexité opacifie la hiérarchie que l'on peut établir, par rapport à l'œuvre, entre Homère, le spécialiste de Homère et le lecteur peu assidu d'Homère ; car aucun d'entre eux n'échappe à sa propre subjectivité face à l'œuvre qui possède encore un caractère énigmatique pour son propre auteur. La forme de l'Iliade est son caractère d'œuvre (qui peut être approché par chacun à toutes les époques) et sa matière est l'ensemble des manifestations orales et écrites de l'oeuvre. La forme de l'Iliade nous apparaît à chacun différemment dans la matière, avec des nuances de sens pour chacun. Le sujet désire l'unité de la forme objective, un consensus sur le sens de l'œuvre, en même temps qu'il est confronté à la diversité des manifestations de sa forme à travers la matérialité de l'objet. Sans la matérialité de l'approche de l'œuvre nous ne serions pas libres face à elle. Nous saurions enchaînés à une définition, à un axiome sensé résoudre toute discussion sur l'œuvre. On peut bien adhérer à la perspective cognitiviste qui consiste à faire dépendre l’appréciation des oeuvres de l’éducation, il reste qu’une part inaltérable de sensibilité personnelle permet à l’oeuvre de devenir le reflet d’effets inattendus.
Il réside dans l'écrit un certain geste expressif qui remplace la modulation vocale. Je ne réduis pas ici le sens à l'écrit pour l'opposer à l'oral. Ce "bond en arrière de cent ans d'analyse littéraire", comme le qualifie Laurent, je ne le fais pas. J'attire seulement l'attention sur l'équivalence entre le geste expressif et la modulation orale. Il est évident pour moi que l'écrit et l'oral sont deux modalités de la manifestation du sens, lesquelles se diversifient au gré des époques, des lieux et des expériences. Le sens du récit, sa direction propre, est recherché par tous. Toutefois l'Iliade, sur ce point, fut certainement plus proche de Homère qu'elle ne l'est de nous. Chacun conserve une relation singulière à l'Iliade en fonction de ce que chacun est. On peut dire que Homère est plus apte que quiconque à saisir le sens de l'Iliade. Cependant, le sens que peut prendre l'Iliade pour un homme du moyen âge ou un homme d'aujourd'hui, pour un éthiopien ou un coréen, est-il plus faux que celui qu'il avait pour Homère ? On peut regretter que Homère n'ait pas pu apercevoir le sens que prend son œuvre pour nous, pour l'éthiopien, le coréen, pour chacun selon le temps et le lieu. La matière n’est donc pas une forme appauvrie, dégradée, mais au contraire sont complément nécessaire et différent de nature.
L'histoire racontée par l'Iliade vaut bien la nôtre, nos luttes et la lutte en général qu'elle illustre merveilleusement. L'œuvre est abordée de façon singulière par chacun. L'œuvre universelle représente la rencontre la meilleure possible entre l'œuvre et le sujet ; car l'universel est ce qui, en droit, est commun partout, de tout temps, pour tout et à tous. C'est en quelque sorte la réunion idéale des rapports singuliers entre les êtres singuliers. L'œuvre matérielle semble exister ici comme intermédiaire entre cet universel et les individus. Chaque individu, grâce à l'œuvre, entretient un rapport singulier avec l'universel. L'œuvre, comme on le voit, n'est pas exactement singulière, comme l'artiste ou le spectateur, mais particulière. A ce titre, elle constitue un intermédiaire ; elle est expressive et partiellement communicante étant données, d'une part, son attache sensible et singulière et, d'autre part, sa transitivité sémantique liée à sa participation à l'universel, au concept. Mais ce qui peut déranger ici, avec le concept d'universel, c'est (comme l'exprime Jean-François) les "grandes fusions conceptuelles qui instituent et qui induisent la création dans une aspiration presque divine à l'unité". Je ne me prononce pas sur la réalité constitutive de l'objectivité achevée d'une œuvre mais remarque que celle-ci est supposée à travers toutes les expériences que l'on en a - comme l'on suppose l'unité de Homère bien qu'il puisse n'avoir d'unique que son nom. Ce qu'il y a d'étonnant pour moi dans cet exposé est que la particularité, qui rend une œuvre connaissable, semble composée des deux inatteignables de l'universel et du singulier. L'intérêt du rapport particulier n'est pas d'aliéner la démarche singulière à un horizon universel idéal qu'il faudrait à tout prix atteindre, mais de composer, avec cet universel directeur et à partir de la singularité, un rapport inédit.


Le créateur et son oeuvre

L'auteur à l'origine de l'œuvre est déterminant pour son avenir. L'œuvre peut se perpétuer, se conserver, s'enrichir des critiques, des interprétations et même être appauvrie. L'enrichissement d'une œuvre grâce aux sujets qui l'abordent rend secondaire le rôle du sujet créateur initial. Seulement, son appauvrissement rehausse la valeur du créateur en tant que critère par rapport auquel on peut faire mentir une œuvre, c'est-à-dire lui faire dire le contraire de ce qu'elle voulait dire. Ainsi, l'œuvre philosophique de Nietzsche, d'un côté, gagna à être prise en charge par Bataille ou Heidegger même en s'éloignant de Nietzsche, et, d'un autre côté, devînt contradictoire avec Nietzsche dans l'usage qu'en firent Hitler et Mussolini. Cette remarque permet de réhabiliter le rôle du créateur, par rapport au public, dans la réception de son oeuvre. Cette objection montre dans quelle mesure il ne sont pas égaux, outre la responsabilité de l'auteur en ce qui concerne la venue à l'existence de l'œuvre.
L'argument avancé en faveur de la particularité de l'œuvre est sa durée normalement supérieure à celle de son auteur singulier (et inférieure à celle du concept). Cependant, me fait remarquer Lldm, elle peut disparaître avant lui. Il songe sans doute à une destruction accidentelle de l'oeuvre ou à sa disparition volontaire - ce qui concerne notamment les performances. Mais cette possibilité n'est pas incompatible avec la nécessité pour l'œuvre d'être plus durable que son auteur. Il faut seulement admettre que cette durée puisse dépendre de traces infimes : souvenir, photographie, témoignage etc.. S'il est vrai qu'un individu agit comme individu dans la pure gratuité, il se particularise cependant dès lors que ses actes s'étendent à d'autres individus pour sortir de l'instantanéité. L'oeuvre d'art n'est donc pas l'expression d'une pure gratuité. Elle présente un intérêt esthétique qui, toutefois, par rapport à un intérêt éthique, économique ou théorique, se prête davantage à l'expression de la gratuité. Ce qui fait la particularité d'une œuvre par rapport à la singularité d'un artiste, c'est une gratuité qui se nie en se conservant, qui se dépasse pour se faire connaître. Sans quoi la gratuité, en dehors du champ esthétique, ne parviendrait pas à se signaler.
Le créateur contraint la substance donnée à se séparer, à se rassembler, à prendre forme et à acquérir de nouvelles propriétés. La création consiste à modifier les substances données. Le créateur sépare les accidents de certaines substances pour en construire de nouvelles. La séparation des accidents est un moyen en vue d'une forme substantielle inédite. L'art humain ne crée pas de nouvelle matière. Il utilise celle des substances existantes pour engendrer de nouvelles formes. Ainsi, lorsqu'il n'use pas seulement de matière informe, il détruit pour créer. En outre, la matière dont il dispose ne lui permet pas de produire n'importe quoi. Elle contient en puissance une limitation des formes possibles. Laurent n'est pas tout à fait d'accord avec le principe selon lequel l'artiste est un inventeur de formes et non un créateur de matière. Je reconnais qu'en chimie on peut produire de nouvelles substances, mais ceci n'est possible qu'en modifiant la forme, la relation entre différentes particules et non ces particules mêmes. Il est vrai qu'à mesure que la science augmente sa capacité d'action, la plasticité formelle s'inscrit profondément dans la matière, au point que la limite entre forme et matière semble pouvoir être repoussée au moins jusqu'à l'atome. Je dois reconnaître qu'on ne distingue plus, dans ce passage, le créateur artistique du chercheur qui crée de nouveaux produits. La limite se situe dans les applications, la première étant esthétique et la seconde technique. Mais les moyens sont parfois très proches.

Chaque exemplaire matériel de l'Iliade a une durée et une existence temporelle propre. Matériellement dissociés, ces exemplaires participent cependant de la même forme intelligible. De la même façon, le rythme d'une œuvre musicale commun à toutes ses interprétations n'est perceptible qu'à un tempo particulier (plusieurs tempi sont possibles selon les contingences de l'interprétation). Les propriétés d'une musique sont aussi spécifiques à chaque écoute. Ainsi, ce qui fait l'œuvre d'art ne saurait résider dans son essence uniquement. L'intérêt de l'œuvre est de se prêter dans l'existence à des expériences multiples, comme le fait d'adopter différentes vitesses de lecture, de fréquenter une ou plusieurs fois une œuvre, etc.. Cependant, on ne peut nier que cette essence fonde la possibilité, à travers une telle diversité, d'enrichir une même œuvre. Sans cette essence, les expériences resteraient sans rapport les unes avec les autres et ne seraient pas des expériences de la lecture d'un même livre ou de l'écoute d'une même pièce. Ainsi la forme intelligible (l'universel) a-t-elle une fonction synthétique entre le divers de l'expérience pour un individu et divers individus entre eux.
Il est impossible de saisir totalement la singularité d'une occurrence d'œuvre, ni même l'universalité de son essence. Nous restons suspendus entre l'un et l'autre à travers la connaissance. Le singulier serait plutôt une affaire de sentiment et l'universel, de foi. Nous distinguons donc trois niveaux d'expérience : celui du sentiment relatif au multiple, celui de la foi relatif à l'un et celui de la connaissance mêlant l'un au multiple. L'expérience que j'ai d'une chose peut être en même temps le sentiment de sa phénomènalité, la foi en son identité et la connaissance que j'ai d'elle, qui est un rapport entre sentiment et foi. Ainsi, l'Iliade que je lis, je la ressens d'une manière propre et sait qu'elle est, en même temps, la même pour tout lecteur. C'est de cette façon que je connais l'Iliade.
L'Iliade offre une multitude de fonctions accidentelles pédagogique, poétique, esthétique, philosophique, anthropologique, ethnologique etc.. Outre sa propre forme, la substance propose dans la matière plusieurs formes possibles. Ces modifications de la forme initiale viennent de l'action des substances externes sur elle ou de sa situation. A la différenciation de la forme de l'œuvre à travers la matière répond, dans l'interprétation, une variété de fonctions liée à la mise en rapport d'une matière avec d'autres formes. On observe alors un passage de la forme objective unique à une multiplicité de formes grâce aux sujets. Cette diversification ne vient pas de l'action de la forme objective elle-même, mais de l'action des différents sujets qui se rapportent à elle. Un objet est toujours abordé selon un point de vue - esthétique, cognitif, axiologique, etc. - et non en lui-même, sinon il n'y aurait rien à en dire. Un sujet pensant n'entre pas non plus en commerce avec autre chose qu'un objet auquel il attribue les propriétés relatives à son point de vue. Quelque soit la variété des approches de l'Iliade, c'est toujours de l'Iliade dont il s'agit. La forme objective a la durée de toutes ses représentations réunies. L'humanité, par exemple, disparaîtra avec le dernier homme. La forme objective est donc l'unité et la perfection de l'ensemble de ses représentations. Par contre, de l'imperfection matérielle vient la diversité des approches. On ne peut confondre aucune interprétation subjective avec le sens objectif, qui est le sens dernier supposé de la forme originale de l'œuvre. La forme de l'œuvre dure autant que le relais de ses actualisations matérielles. Cette forme objective à dégager possède une simplicité et une perfection qui nous échappent et nous guide confusément. Cette limite imposée par la matière permet la diversité des formes développées par le sujet, diversité qui implique une richesse d'approches. Du point de vue subjectif, la diversité n'est plus une limitation mais une augmentation de la simplicité de l'essence visée. Elle n'est pas accessoire mais constitue un moyen fondamental de mise en rapport continué avec l'universel. Ce qui doit être visé n'est donc pas l'objectivité, avec l'annulation de la diversité subjective, mais l'absolu possible de la relation du sujet à l'objet, lequel ne saurait être atteint une fois pour toutes. L'absolu de la relation contient certes la stabilité objective mais engage également le mouvement ininterrompu des situations uniques et irréversibles. Vous pourriez vivre une histoire d'amour éternelle avec quelqu'un, l'éternité ne suffirait pas à mettre un terme à cette relation pour des raisons autres qu'extérieures, puisque la relation entre sujet et objet est indéfiniment dynamique. En somme, si le créateur possède une autorité sur l'interprétation de son œuvre, il ne peut se substituer pour autant à l'ensemble infini des interprétants qui font vivre son œuvre.

La création

L'Iliade est une œuvre parce qu'elle a été créée. Elle est née d'un acte expressif développé et amplement maîtrisé. La forme apparente d'une œuvre renvoie au sens qu'elle possède pour son auteur, par exemple l'entropie de Partially Buried Woodshed pour Smithson. Pour que l'œuvre soit ainsi intermédiaire entre le sujet et l'objet, il faut qu'elle ne soit ni sujet ni objet. Elle n'est pas sujet en ceci qu'elle se tient face à lui comme ce qui a été réalisé par lui. Elle n'est pas non plus l'objet, car il n'est pas indifférent qu'un sujet en soit à l'origine. Une pomme n'a pas sa signification liée à sa production mais seulement à son usage. Ce n'est pas la même chose avec une œuvre dont l'approche tend à rester fidèle à l'intention qui l'a produite. On peut dire que l'œuvre est l'objet d'un sujet, contrairement aux ouvrages qui sont pour un sujet avant tout, et aux choses qui ne sont ni pour ni d'un sujet.
On assiste dans l'art à un double mouvement simultané : celui subjectif de la théorie allant de l'apparence à la pensée ; et celui objectif de la pratique allant de la matière donnée à la forme accomplie. Autrement dit, le sujet accède au sens de ce qu'il fait en même temps que l'objet acquiert sa cohésion. A terme, il devient possible pour l'interprète d'envisager, à travers l'œuvre terminée, le contenu que l'artiste s'est donné en la faisant. C'est l'interprète qui abstrait ces deux moments entrelacés dans le concret : celui théorique, où le sujet dégage des matières à sa disposition une forme potentielle de l'œuvre à venir ; et celui pratique, où l'objet naît à mesure que la forme potentielle se réalise dans la matière sous l'impulsion du sujet. La forme actuelle, appartenant à l'œuvre réalisée, fait d'elle un objet au terme de la pratique. La théorie précède néanmoins en ceci que ce sont plusieurs objets qui sont à l'origine de la forme projetée. Idéalement, l'interprète effectue en sens inverse le cheminement du créateur et retrouve, derrière le produit de la pratique, l'intention théorique du créateur. Mais, en réalité, dans cette démarche, l'interprète adjoint sa propre part créative.
Le sujet donne son unité à l'œuvre. Néanmoins, celle-ci acquiert une identité relativement autonome. Elle est davantage qu'une simple partie de son créateur (comme peut l'être un organe de son corps). Homère a certes une responsabilité dans la cohérence et la stabilité de l'Iliade. Mais c'est indépendamment de lui que l'œuvre possède une structure propre et compréhensible. L'autonomie de l'œuvre est la marque de son accomplissement. Plutôt que de rester la propriété matérielle du créateur, elle est devenue la propriété morale de l'auteur (qui est la même personne avec un statut différent). Il a sur elle une autorité reconnue. Il est sensé mieux que quiconque en connaître le contenu. Quant au créateur, son action a disparu derrière la forme de l'œuvre. L'action du sujet est avant tout celle d'une synthèse de multiples objets qui lui sont donnés en une forme potentielle de l'œuvre ; ainsi qu'une synthèse des différentes matières pour que cette forme soit réalisée. L'œuvre renvoie donc, par l'intermédiaire du sujet artiste, à une multiplicité antérieure d'objets, d'œuvres, de pratiques, d'idées, etc.. L'auteur est cet intermédiaire entre l'un et le multiple, tandis que le créateur est un intermédiaire entre le néant et l'un. Un produit et une création viennent d'un autre. Mais une création est créée par le créateur à partir de rien, tandis que la production est produite par le producteur à partir de quelque chose qu'il a transformé. L'auteur est davantage un producteur qu'un créateur dans la mesure où il ne travaille pas à partir de rien. Cependant, il n'est pas simplement producteur mais aussi auteur en ce que sa création a lieu dans la production. Ce qu'il fait est nouveau, même s'il le fait à partir de l'ancien. La notion de "pur créateur" renvoie donc à quelque chose de mythique. On substitue à elle le terme d'"auteur", non pas comme synonyme de "producteur" mais pour signifier celui qui crée en produisant, c'est-à-dire qui transforme.
Ce qui est créé doit être précédé du néant ; ce qui est produit, d'un autre être. Nous rappelons que Dieu seul, comme il a été dit plus haut, crée absolument, mais que l'homme a hérité de Dieu la capacité de créer seulement à travers sa production. L'altérité entrant dans la production, la finalité du produit échappe à son producteur. Par contre, la création appartient totalement au créateur, lequel est entièrement maître de la fin de sa création. On ne peut donc pas strictement qualifier un homme de créateur. On l'appellera néanmoins l'auteur, pour ne pas le confondre avec le simple producteur - ce qui le place tout de même dans la dépendance d'autrui avec son œuvre, dépendance à laquelle le vrai créateur échappe. Si l'art était simplement création, il faudrait se rapporter au sujet créateur pour comprendre la raison d'être et la finalité d'une œuvre. Or l'art est plutôt production et inclut partiellement la création sous forme d'innovation. C'est donc aux divers objets précédents l'œuvre, et investis par l'activité transformatrice du sujet, qu'il faut se rapporter pour comprendre l'œuvre, et non uniquement au sujet. Les divers objets dont il s'agit sont principalement les œuvres auxquelles se réfère l'auteur, les événements qui l'entourent, les techniques et les matériaux dont il dispose etc..

La conservation consiste à introduire de la matière dans une forme préconçue ; l'art, à modifier la forme d'une matière donnée. Le conservateur répertorie les formes singulières, selon leurs affinités, à l'intérieur de formes particulières préétablies. Mais, auparavant, l'artiste a agencé différentes matières et produit les formes singulières de ses œuvres. Celles-ci deviennent alors les matières du conservateur qu'il distribue dans son œuvre encyclopédique. En contrepartie, un autre artiste peut se rapporter, plus ou moins spontanément, aux formes encyclopédiques comme principes directeurs. La conservation est une démarche consistant, par exemple, à faire entrer dans la classe de la peinture Hollandaise ce Vermeer ; tandis que la création est une démarche ayant consisté, pour Vermeer, à donner forme à son modèle de dentellière. Ainsi, ce tableau de Vermeer est, pour le conservateur, une matière à classer parmi des formes (la peinture hollandaise, la peinture de genre, etc.) et, pour Vermeer, une forme développée du thème (le temps) qu'il s'est donné (voir Arasse, me dit Laurent). Cependant, la substance développée par Vermeer n'est pas sans rapport avec la forme de la peinture Hollandaise ; et sa matière, traitée par le conservateur, autorise ce dernier à statuer sur l'intention de son auteur. Cette séparation des rôles de l'artiste et du conservateur, nécessaire à l'intégrité des disciplines (l'une théorique et l'autre pratique), n'implique pas pour autant une coupure radicale entre les deux. Le conservateur, dans sa classification, doit être sensible à l'intention d'un auteur, même s'il s'agit pour lui surtout de regrouper des objets ensembles. De plus, comme me le rappelle Jérôme en évoquant Goodman, le conservateur à le rôle pratique de faire fonctionner les œuvres que l'artiste a réalisées. Quant à l'artiste, bien qu'il ait en vue un projet bien à lui, il est, consciemment ou non, habité par certains styles, certaines pratiques objectives dont on retrouvera la trace dans son œuvre.

Deuxième partie : la morale de l'art


'art est un travail et le travail justifie la propriété (selon la doctrine libérale que l'on trouve notamment chez Locke). La tâche ou l'emploi profite au contraire à la collectivité. Or le travail artistique n'obéit qu'à une finalité interne. Il intéresse initialement l'individu et non le groupe. Toutefois, dans la partie précédente de ce texte, nous avons mis en valeur l'élément public mêlé à la genèse privée de l'œuvre, en insistant sur le fait que l'homme n'est pas, comme Dieu, un pur créateur mais un artiste. Maintenant, du point de vue de la morale de l'art, et non plus de sa nature, nous insisterons sur la finalité privée de l'œuvre pour relativiser cet élément publique. En ce qui concerne le droit et le passage de l'art au stade politique, il convient donc de rétablir l'élément moral faisant de l'artiste un créateur et de défendre le travail singulier de celui-ci. Si l'œuvre doit être un moyen, c'est uniquement en vue d'une fin propre amenée à se réaliser par et dans l'œuvre. Par contre, elle n'est pas un moyen en vue d'une fin commune, sans quoi elle serait moyen d'une fin extérieure à elle. C'est donc au public de respecter la fin propre de l'œuvre et non à l'œuvre de devenir le moyen d'une fin publique. Si l'œuvre doit offrir un intérêt public, ce ne doit pas être au détriment de son contenu. Celui-ci doit plutôt être intégré dans les préoccupations communes afin de les enrichir, et non pas uniquement de les soutenir. Ainsi, par exemple, le sens de la guerre pour une société peut être enrichi par l'Iliade de Homère. Mais celle-ci ne doit pas disparaître à l'intérieur du concept de guerre avec toutes autres oeuvres historiques et artistiques. C'est aux spectateurs de se plier à la finalité de l'œuvre et non l'inverse. En ce sens, c'est le public qui est moyen pour l'œuvre de se manifester et non l'œuvre qui est le moyen de la finalité publique. Ainsi, le public peut participer à l'évolution d'une œuvre, du moment que cette évolution ne devient pas exploitation. S'il est correct, dans l'interprétation d'une œuvre, de faire intervenir des éléments autres que privés, il convient pour son fonctionnement de ne pas totalement faire disparaître le sujet créateur.
Comme la science, l'art ne constitue une menace que s'il défend un intérêt particulier. L'œuvre véritable, singulière et universelle, n'est pas un bien spécifique à une collectivité. Les œuvres philosophiques, scientifiques, religieuses ou artistiques forment un capital commun de l'humanité. Aucune n'est un produit en vue de l'intérêt de quelques uns. L'oeuvre reste certes la propriété morale de son créateur. Mais son usage n'est pas aussi rigoureusement privé que celui, par exemple, d'un savon de toilette. D'ailleurs, au contraire de celui de l'objet, le bon usage de l'œuvre la renforce. L'œuvre possède un caractère universel et spirituel qu'aucun usage ne peut corrompre. Elle n'est corruptible que si elle est exploitée à des fins particulières. Dans ce cas, son intérêt reste limité dans l'espace et dans le temps, en fonction de besoins circonstanciels. Mais l'intérêt véritable de l'œuvre n'est pas de répondre à un tel besoin. Elle se maintient en évoluant au lieu d'être détruite par son exploitation. L'œuvre doit donc intéresser universellement, sans exclure qui que ce soit, et ce parce qu'elle intéresse chacun à titre individuel et non en tant qu'il appartient à telle ou telle communauté. Ceci n'exclut pas que, toujours à titre singulier et universel, une œuvre puisse présenter un intérêt pour ce qu'elle témoigne de telle ou telle civilisation particulière, ni que cet enseignement soit bénéfique pour l'épanouissement du plaisir esthétique.
Nous pouvons aussi distinguer l'œuvre de l'objet en nous appuyant sur la thèse de sa finalité morale privée plutôt que publique. Ce côté privé n'engage pas seulement l'individu, mais aussi le genre qui s'inscrit dans l'œuvre ; tandis que le public repose sur la particularité et la relativité. Une œuvre devient menaçante uniquement de ce dernier point de vue, qui réduit l'œuvre à un objet. L'œuvre en elle-même n'est pas pratiquement menaçante mais présente un intérêt théorique, comme témoignage d'un être plutôt que de l'espèce à laquelle il est sensé appartenir, du parti qu'il prend etc.. La finalité de l'œuvre est théorique et trouve son sens en elle. Celle de l'objet est pratique. La fin de l'objet se situe hors de lui, dans la maîtrise que le sujet en a à l'issue d'un jugement technique. Ainsi l'œuvre est faite pour être contemplée, c'est son usage ; au lieu de devenir un objet d'échange et d'être aliénée à des fins financières ou de prestige. L'œuvre ne saurait être utilisée comme objet, faire rêver, faire plaisir, pour distraire, convaincre etc.. Elle doit être présentée comme dictant elle-même une fin inconnue décidée par l'artiste.


Le créateur

Le poète, selon les platoniciens, imite la nature et n'apparaît pas lui-même directement dans son œuvre. En revanche, l'artiste, pour les modernes, engage en plus sa personne - comme personnage ou non. D'un côté, l'œuvre est l'imitation de l'apparence, c'est-à-dire une copie infidèle à son modèle. Mais, d'un autre côté, elle est l'expression de personnages - expression qui dépasse et complète la simple description des apparences physiques. En cela, l'expression du sujet est plus qu'une simple dégradation de l'objectivité. Le modèle platonicien et savant asservit le sujet à l'objet. Le sujet ne peut rien apporter à l'objet. Le modèle humaniste considère, au contraire, que l'homme apporte quelque chose au monde et complète son objectivité par sa subjectivité. On peut considérer que ce rôle accordé à la subjectivité découle de la prise de conscience de l'insuffisance du monde objectif. Il en résulte le déclin du modèle selon lequel le savant obéit à la nature et le manœuvre, au savant. Le savant a alors besoin du manœuvre et la nature a besoin d'eux deux. Dans la priorité donnée par l'humanisme au sujet, l'artiste est un modèle pour l'artisan, qui est à son tour un modèle pour le savant ; de manière à ce que la nature imparfaitement donnée soit achevée dans sa forme par les différentes médiations du sujet. Si, au contraire, on place en naturaliste le sujet dans la dépendance de l'objet, c'est le savant qui est le modèle du technicien lequel à son tour est le modèle de l'artiste. Le modèle humaniste que nous proposons ici n'est pas nécessairement un relativisme selon lequel le savant serait une sorte d'artiste éloigné du réel. Il s'agit simplement de considérer que l'homme crée son modèle de compréhension d'une réalité en fonction de cette réalité.
L'auteur a le devoir de remplir une fonction particulière - le progrès de la science, le divertissement du citoyen, l'enrichissement culturel d'une civilisation, etc. - en mettant à contribution sa singularité d'inventeur. Son œuvre répond à un besoin externe et il est reconnu comme le propriétaire attitré de cette œuvre (souvent après sa mort et, parfois, après avoir fui la persécution de ses contemporains). L'auteur dont l'œuvre intéresse le groupe est loué et soutenu par lui. L'auteur et son œuvre sont ainsi insérés dans le carcan politique. Mais, s'il ne remplit pas son devoir, l'auteur n'a plus aucun droit, aucune reconnaissance ; il n'est même plus un auteur - tout au plus un artiste quelconque. Il devient auteur si son œuvre devient un moyen pour les autres. Mais il n'œuvre pas pour le groupe si son œuvre conserve sa fin en elle-même. Le groupe, de ce fait, ne lui accorde aucun pouvoir. Il reste un artiste en tant qu'il prend seul le droit de faire des œuvres pour elles-mêmes. On est l'auteur d'une chose lorsque cette chose peut servir aux autres. Le titre d'auteur témoigne de la reconnaissance envers une personne qui a mis un bien à notre disposition, lequel pourra servir à produire de nouveaux biens. Un artiste, lui, n'a pas droit à une telle reconnaissance, car ceux qui observeront sa création devront se plier à elle plutôt que de la plier à eux. Le paradoxe de l'artiste peut alors être formulé de la façon suivante : un artiste, pour être créateur et être à l'origine de son innovation, doit jouir de tous les droits pour cela. Or l'artiste ne bénéficie de son droit de créer que s'il remplit certains devoirs pour être reconnu comme auteur. Donc l'artiste, pour créer, doit produire et obéir aux exigences de l'intérêt commun. Par conséquent, il n'est créateur que s'il est producteur, c'est-à-dire qu'il n'invente que s'il obéit. A travers ce compromis, l'artiste perd inévitablement une partie de sa capacité d'innover laquelle ne répond naturellement pas à un devoir, à un souhait institutionnel.
La création est le propre de l'homme (que son œuvre soit jugée bonne ou mauvaise). Le priver du droit de créer est donc injuste. C'est lui interdire du même coup de s'exprimer et de penser - et "d'être", insiste Laurent. L'éventuel devoir du créateur serait celui d'exposer ses œuvres, parce que la générosité nourrit la créativité. Ce n'est cependant pas un impératif catégorique. Le droit de l'artiste reste avant tout inconditionnel et sans contrepartie. Nul homme ne peut légitimement nous ôter notre pouvoir de créer. Il ne le peut, pas même en invoquant un quelconque devoir de créer ceci ou cela et auquel il faudrait répondre pour obtenir le droit de créer. Autrement dit, on ne peut aller contre le désir de créer de quelqu'un sous prétexte que ce désir ne nous apporte aucun plaisir. Il y a séparation nette entre le statut d'artiste et celui d'auteur, entre le droit inconditionnel de créer et le devoir de produire. La création esthétique n'est pas laissée intacte par la production ; l'imagination est appauvrie par son aliénation à la volonté. On ne peut s'attendre à ce que l'artiste jouisse de paix suffisante pour créer s'il est engagé dans une lutte pour sa subsistance et obligé exclusivement de séduire et d'obéir. La condition de l'œuvre d'art est donc de laisser sa finalité propre se construire spontanément sans être dictée par des obligations extérieures.
Le fait de penser et de s'exprimer inclut celui de créer en partie spontanément. Nous utilisons pour cela la matière préétablie des lettres, des mots et même des phrases que nous citons approximativement sans nous en rendre toujours compte. Cependant, la forme globale que prend la parole ou le discours est toujours inédite. La réponse qu'appelle toute expression étant à son tour inventée, il est clair que la création appelle la création. Appartiennent donc au domaine objectif les éléments que nous recyclons et au domaine subjectif les façons dont ils sont recyclés. La limite de notre accès à l'objectivité appelle en contre partie la richesse et l'évolution de nos constructions subjectives, lesquelles restent néanmoins guidées par une aspiration à l'objectivité. Dans la mesure où, en tant qu'hommes, nous ne sommes pas suffisamment autonomes pour créer à partir du néant, nous produisons. Cette production reste légitime en tant que nous sommes nous mêmes une partie du public en même temps que des éléments privés. On ne peut s'attendre à pouvoir crée à partir de rien et sans notre inscription publique. Cependant, cet aspect n'est pas le seul et l'aspect privé doit trouver à s'imposer. Ainsi, il n'est pas permis d'effacer complètement l'expression du créateur au profit de l'étude des moyens de son expression. Cette étude est nécessaire mais pas suffisante.
S'il ne peut créer sans s'engager au préalable à produire une œuvre immédiatement intéressante, le créateur voit fréquemment son droit écrasé par son devoir. Autrement, cet art - qui, en fin de compte, profite davantage au gouvernement qu'au sujet - devient culture. Or, la politique doit servir l'éthique, la cité le citoyen, et non l'inverse. C'est pourquoi des devoirs artificiels et contingents ne doivent pas déposséder le créateur de son droit naturel de créer. Autrement dit, le politique manque à sa tâche s'il oblige l'artiste à suivre sa volonté d'administrateur pour qu'il obtienne le moyen de créer. Le gouvernement qui, insidieusement, lui ôte ses moyens, son temps, ses instruments, son atelier, trahit sa destination. Il transforme catégoriquement le créateur potentiel en ouvrier. La culture vient de cette introduction du devoir en art et, donc, de la possibilité de priver un individu de son droit de créer. Si la culture doit être conservée, ce ne doit pas être au dépend de l'art mais à son avantage, de même que la cité présente un avantage pour l'individu et non un inconvénient. Autrement, au lieu d'accompagner notre nature, de la développer, nous l'empêchons, la dénaturons. Le danger est que l'Etat, complice du commerce, après avoir pillé et instrumentalisé la richesse de la société, perde lui-même de sa substance. La ligne culturelle imposée par l'Etat et les Etats réunis ne doit pas aller contre l'art des sociétés. L'Etat doit soutenir le maintient et la transformation de l'art et non l'éliminer à son profit. Ou alors, l'Etat entre en conflit avec la manifestation des sociétés qu'il bâillonne sans concevoir qu'il perd ainsi sa légitimité. Notre position, souvent attaquée plus ou moins sciemment, est simple : la politique est au service de l'éthique et l'individu n'a pas à s'effacer pour le bien du tout.


Art et culture

L'art est en relation avec la culture. C'est avec, contre ou par la culture que l'artiste crée. Mais si la culture est dans l'art, l'art n'est pas pour la culture uniquement. Il est aussi pour lui-même. Il n'y a guère que l'ouvrier qui produise la matière de la culture. L'art est certes une condition de la culture, mais la culture n'est pas l'unique condition de l'art. L'art est partie culturel, partie naturel. Cette dernière partie est la plus fondamentale. La détruire reviendrait à détruire la culture également. Autrement dit, en empêchant l'art, la culture se détruit elle-même. Elle a besoin de l'art pour avancer, en tant que celui-ci oppose à elle sa nature. Art et culture sont complémentaires. Un art indépendant de toute culture, de toute référence partagée, est inintelligible et risque de passer inaperçu. Une culture dénuée d'art est une forme sociale inhumaine, incapable d'évoluer et où personne ne se retrouve personnellement, car chacun n'y est plus qu'un rouage d'une mécanique réglée. Ce que j'entends par naturel pour l'art est la part singulière et universelle dégagée dans la première partie et qui doit être conservée dans la culture.
Nul mortel ne doit prétendre dicter ses devoirs à l'artiste. Car, souvent, n'est envisagé que l'aspect ponctuel des œuvres lié à la mode et au besoin. L'œuvre la moins oubliée est certainement la plus universelle. Pour autant, la durée n'est qu'un symptôme de cette universalité. Un artiste qui se conforme durablement à l'exigence du groupe qui l'assiste contribue en fait à sa paralysie. En imposant à l'artiste des devoirs, l'institution n'efface pas simplement l'individu derrière ses objectifs stratégiques mais également son trait général qu'elle étouffe dans un costume de circonstance. Ainsi s'effectue le détournement politique de l'art, au détriment de l'histoire de l'œuvre et de son auteur et à l'encontre de la portée qu'elle pourrait avoir pour chacun. La volonté proprement politique est intéressée et vise un bien être immédiat pour la cité. Une volonté désintéressée est au contraire éthique. Elle s'adresse à chacun comme individu, comme homme, et non comme citoyen. L'œuvre qui transmet cette qualité éthique dure à travers les révolutions. Si néanmoins une œuvre dure sans posséder cette qualité, c'est qu'elle se maintient en vertu de l'immobilité de la société. Ainsi, tout divertissement se maintient grâce au public auquel il est destiné. La durée des œuvres dépend donc soit de l'inertie de la culture, soit de la flexibilité de l'art. On peut juger de la valeur d'une œuvre reconnue en fonction de la raison de cette reconnaissance. Si une œuvre devient l'emblème d'un gouvernement, sa duré est liée à celle de ce gouvernement. Par contre, si une œuvre se communique à travers différentes institutions, alors elle possède un caractère véritablement unique et universel. Pour conserver son caractère universel, une œuvre ne doit pas se conformer à une seule interprétation mais donner lieu à un continu interprétatif en constante évolution.
Dans une cité idéale, on peut s'attendre à ce que l'art et la culture s'assemblent sans dommages ; ce qui, dans la réalité, est rare. Les gouvernements ont effectivement comme souci principal leur maintient, quelques soient leurs lacunes. Il est plus prudent pour eux d'imposer au spectateur des artistes qui ne leur posent pas de problèmes que de prendre les artistes comme ils viennent parmi le public. Il serait pourtant préférable que les gouvernements défendent les œuvres produites en leur sein, en protégeant les artistes contre les subversions économiques ou idéologiques. Un gouvernement impartial ne sélectionne pas les œuvres au nom d'une politique arbitraire et intéressée. L'artiste doit pouvoir juger également de façon autonome et désintéressée de la valeur de son travail. Au contraire, la culture ou l'art instrumentalisé, avec ses chefs-d'œuvre, interdit le déploiement de l'œuvre pour elle-même. De même que la cité doit favoriser le citoyen, l'art doit s'enrichir du potentiel des créateurs. Mais, les auteurs, en tant qu'ils doivent obéir pour pouvoir créer, ne sont plus eux-mêmes créatifs. L'artiste, pourtant, devrait avoir le droit de présenter tout ce qu'il peut. Ce privilège revient communément aux techniciens - eux dont le pouvoir devrait parfois ne jamais dépasser le devoir. Nous voyons alors la technique recevoir toujours plus de moyens, tandis que l'art est spolié avant même d'exister. De plus, le principe de concurrence est incompatible avec celui de singularité. Car pour qu'il y ait concurrence, il faut que quelques uns réussissent mieux que d'autres à atteindre une fin commune. Or la fin en art est celle que chacun se donne. Le devoir peut s'imposer dans les compétitions pour que chacun respecte les règles et n'use pas de n'importe quel moyen. Mais, étant donné l'illégitimité de la compétition en art, il n'y a pas lieu d'y imposer un tel garde fou. Les compositeurs en résidence qu'évoque Jérôme ne sont pas mieux protégés que les autres des impératifs économiques et politiques ; au contraire, ils sont eux-mêmes sélectionnés en fonction du conformisme de leurs œuvres. La commande imposée aux architectes opère plus tôt encore une sélection de ce type.


Science et technique

Au sein même de la science réside encore de grandes inégalités. Certains domaines, comme ceux concernant les maladies rares, ne sont pas développés parce qu'ils n'apparaissent pas indispensables aux dirigeants politiques et commerciaux. En même temps, on entretient par endroit la recherche sans que ses agents sachent à quelle fin ils travaillent. On les encourage seulement à créer des dispositifs dont l'utilité aura peut-être la chance d'être découverte par la suite. Mais, qu'on se comporte en artiste, en étant sensible aux fins de son travail, alors la manne se raréfie. La raison pour laquelle l'artiste est peu soutenu est qu'il est maître de ses fins ; tandis qu'en science, on ne s'occupe que de moyens et on ne peut s'en occuper tranquillement qu'en tant qu'on travail à l'accomplissement d'un but extérieur, celui de la collectivité ou, le plus souvent, celui des dirigeants. Il apparaît clairement que cette dépossession de la fin n'est pas un privilège, une liberté, mais une contrainte.
La finalité externe des arts mécaniques est la transformation du milieu. Les beaux-arts, par contre, ont une finalité interne et n'ont pas de pouvoir direct et objectif de transformation (même si notre perception subjective des choses peut être transformée). C'est pourquoi il ne saurait y avoir en ce domaine de devoir limitant l'expression de l'artiste. La limitation s'impose en revanche dans les arts mécaniques par respect pour l'extérieur. Sans quoi, lorsque l'utile dominera, la technique aura absorbé la civilisation. Ce qui devrait être - d'une part, l'obéissance de l'art mécanique à des devoirs en raison de sa puissance transformatrice du monde et, d'autre part, la possession d'un plein droit dans les beaux-arts légitimé par son innocence ou du moins sa seule puissance morale - se trouve inversé dans la réalité : les arts mécaniques se voient attribuer sans réserve un droit d'agir, tandis que le devoir pèse sur les beaux-arts. Le résultat est une transformation violente du milieu sans évolution des mentalités, alors que notre action devrait être sans cesse interrogée. Les beaux-arts n'ont pas de pouvoir de transformation matérielle, hormis dans le cadre de l'œuvre elle-même ; tandis que les arts mécaniques et la technologie induisent des bouleversements parfois violents et étendus. Comme la technologie a peu de pouvoir sur les esprits (en dehors de leur conditionnement), elle n'a pas conscience de son influence. Aux beaux-arts revient alors le rôle de renseigner les consciences sur le monde tel qu'il peut être. Il n'est donc pas plus absurde de parler de finalité de l'œuvre que de moralité en art, dans la mesure ou ce qu'il opère n'est pas une modification objective mais subjective.
La science relève du devoir, l'art du pouvoir. Par conséquent, la science ne doit pas faire tout ce qu'elle peut ni l'art uniquement ce qu'il doit. Dans La République de Platon, la science dicte son droit à l'art, comme si la science demeurait vide d'opinion, d'arbitraire, comme si sa volonté n'était jamais déterminée par rien. La science recherche l'unité de la forme grâce à laquelle toute expérience peut être classée, répertoriée. L'art cherche plutôt l'unité de la matière, la substance des individus avec la richesse des formes qui s'y rassemblent. La science amène un cadre qu'il faut respecter et l'art indique tout ce que peuvent les éléments de la réalité. Or le fait de favoriser le modèle scientifique conduit l'art à devenir un mode d'illustration quasi scientifique des thèmes qui préoccupent la société. Il n'y a pas en retour un tel diktat de l'art qui imposerait à la science le devoir de se nier en s'attachant à une compréhension isolée de chaque phénomène individuel. Pourtant, l'art nous indique que son processus habite toutes les branches de notre activité, et que la science échoue dans son entreprise de globalisation. Si l'art disparaît, disparaîtra la conscience de l'illusion de l'homogénéité de la science. Niant l'art, l'esprit scientifique obtus nie sa part artistique et n'est plus capable de reconnaître sa propre partialité. La science est l'art qui, à partir de sa simple possibilité, se rend nécessaire et, ce faisant, pense sortir de la fiction vers la réalité. Or une science ignorant sa partialité et son inexactitude est plus dangereuse que les propositions artistiques, lesquelles admettent rester au niveau de la fiction et du mouvement de la pensée. Ce n'est pas l'objectif mais l'effet de l'art que de nous apprendre à n'avoir que des opinions plutôt que des certitudes scientifiques. L'art est donc fondamentalement critique à l'égard des dogmes.
La science est théoriquement la seule habilitée à prescrire des devoirs sans arbitraire. Mais dans la pratique, c'est au droit de limiter ce devoir s'il est préjudiciable pour l'être. Le droit corrige l'imperfection du savoir qui tend à transformer l'être. Il doit préserver la diversité de l'être contre l'unité de la science et conserver la possibilité d'une compréhension illimitée du monde. L'art a une revanche à prendre contre la science dans l'intérêt même de cette dernière. Il est le seul à pouvoir désamorcer la présomption d'universalité du modèle homogène que la science entend réaliser. Je ne suis pas opposé à la science, mais à une certaine science qui prétend se distinguer de l'art, sans se rendre compte qu'elle refoule ainsi la part artistique qui l'habite. Il résulte d'une telle mauvaise foi une sorte d'obscurantisme, avec cette idée que nous avons atteint la réalité dernière, alors que tant de choses restent à découvrir. Habituellement, on prétend que c'est au devoir de limiter les droits afin de délimiter la sphère au-delà de laquelle la liberté d'autrui est menacée. A cette idée, j'oppose le fait de limiter le devoir par le droit. Cela consiste à remettre en cause l'ordre établi. Non pas que l'anarchie soit ici mise au premier plan, mais simplement la possibilité d'une réciprocité entre art et science, comme entre droit et devoir. Nous voyons donc qu'il y a une analogie entre ma proposition de permettre à la culture de respecter l'art et celle de permettre à la science de respecter l'art. Ce qui signifie que la science relève, pour moi, davantage de la culture que de la nature.


La personne et le citoyen

Rien ne justifie que l'on prive le créateur de sa liberté d'entreprendre. Il jouit du pouvoir et du droit infini de la personne. Ce droit limite le devoir du citoyen, de manière à ce que le pouvoir créatif ne se trouve pas empêché par le devoir civique. Le droit infini est limité par le devoir et la science. Mais puisque la science est imparfaite, il faut limiter le devoir. Le devoir du devoir est donc de ne pas limiter l'infini et le possible. Car ce n'est certainement pas à l'homme imparfait de faire en sorte que tout arrive nécessairement. Par définition, les devoirs que l'homme s'impose à lui-même ne sont pas parfaitement bons et compatibles avec le respect de ses droits, du fait de la méconnaissance d'un droit absolument parfait. Par conséquent, en se soumettant à un mauvais droit fini, à de mauvais devoirs, il accentue encore plus sa faiblesse en limitant sa liberté. Si des devoirs sont nécessaires, la liberté l'est tout autant pour permettre aux devoirs de se réformer. Voilà qui place la volonté dans la dépendance de l'imagination plutôt que dans celle d'une supposée raison qui n'est que le fruit d'une imagination figée.
Après avoir montré comment le devoir a aboli le droit, nous devons essayer d'envisager comment le droit peut faire reculer le devoir, comment le sujet peut s'alléger de son armure citoyenne. La première chose à faire est d'amener les devoirs à douter d'eux-mêmes, à réaliser qu'ils sont les avatars d'un droit imbu de lui-même et qui outrepasse sa limite. C'est dans leur propre intérêt que la science et le devoir doivent écouter ce que le droit et l'art ont à leur dire. Et c'est dans l'intérêt des artistes eux-mêmes d'aider la science à être plus sage. Car il s'agit d'une coopération à atteindre et non d'une lutte ou l'un des protagonistes doit détruire l'autre. Si le devoir est un droit qui outre passe sa simple possibilité pour se rendre nécessaire, il y a un devoir du droit, au-dessus des devoirs contingents qui entrent en conflit avec le droit. Ce devoir du droit consiste à faire en sorte que le droit reste dans le domaine du possible et donc du réformable, au lieu de prétendre à une stabilité nécessaire. Evidemment, ce propos reste abstrait et il se peut qu'une réforme soit moins bonne que la conservation d'un acquis. Mais il faut voir qu'un acquis se maintient en évoluant et que certaines réformes sont en fait destinées à empêcher cette évolution pour préserver le privilège de quelques uns.


*


La création est moins domestication que rencontre, et moins dominatrice que polémique. L'artiste ne joue pas pour gagner mais pour jouer. Ce n'est pas l'appropriation qu'elle entraînerait qui domine la création, mais c'est l'inquiétude jamais dominée par la souveraineté. Le créateur préfère cette inquiétude à l'asservissement du maître aliéné à ce qu'il maîtrise. Le créateur est tout aussi dominé que dominant. Mais il choisit la forme de son aliénation. Sa création ne saurait être assistée. Elle doit être au contraire absolument permise. C'est le droit du créateur qui limite son devoir et non l'inverse, cette indulgence que l'on nomme droit d'auteur pour les mieux disciplinés. L'excès du politique est nuisible à l'art. Les artistes doivent s'opposer aux politiques, comme le mouvement au repos, faiblement, continuellement ; et peut-être en vain, comme la vie s'oppose à la mort. Il ne suffit pas de constater que l'art meurt à mesure que chaque sujet est soumis au contrôle de plus en plus implacable d'une civilisation soi-disant objective. Il faut inviter l'art à tenir son rôle dans cette société, au contraire de ce qui a lieu. En effet, les artistes se font mauvais journalistes, mauvais sociologues et contribuent eux-mêmes à l'anéantissement de leurs œuvres. Je souhaiterais que les artistes restent subtils ; que, sans aller s'écraser désespérément contre les remparts dressés pour prévenir les révoltes ni s'y loger eux-mêmes pour les défendre, ils dialoguent avec ce mur. Un dialogue impossible, semble-t-il. Mais c'est l'impossibilité même qui doit survivre avec l'art. Si l'artiste la craint, il peut rejoindre la cohorte des très réalistes. La tâche de l'artiste n'est pas seulement critique. L'institution a très bien assimilé la révolte et s'en sert soit pour se donner bonne conscience, soit comme repoussoir. Il faut considérer en outre que l'artiste est attendu, qu'on a besoin de lui, non pour produire, mais pour respirer. On fait croire aux artistes que les spectateurs attendent telle ou telle chose, ce que les spectateurs pensent aussi. Mais, en réalité, ils attendent des propositions qui viendraient des artistes eux-mêmes. Mon opinion rejoint ici celle de Philippe Dagen, auteur de L'Art impossible et qui, dans un entretient dit "il est (…) terriblement hypocrite de tenir un discours qui demanderait aux artistes d'être de bons "médecins de la société" tout en sachant pertinemment par ailleurs que cette société n'a pas véritablement de curiosité pour ces supposées guérisseurs".
Comme nous comparons l'art et la politique à la vie et la mort, nous pouvons aussi les comparer à la question et la réponse. Une réponse épuise rarement la question et il est préférable de se souvenir de quoi la réponse est la réponse. En outre, toute réponse entraîne davantage de questions qu'elle n'en résout. Aussi voit-on la culture se pencher sur l'art comme sur son origine, et l'art s'opposer à la culture avec le désir de briser les faux consensus. De même que, dans la première partie, le privé ne pouvait exister sans le public ; dans la seconde, c'est le public qui ne pouvait exister sans le privé. Ainsi, nous ne défendons pas une thèse unilatéralement internaliste et privée ou externaliste et publique, mais la thèse selon laquelle il faut veiller à ce qu'aucun principe n'aliène l'autre, sans quoi la création serait inintelligible et solitaire, ou alors elle ne serait pas du tout, rien de plus que pure production sans évolution. Nous pouvons ajouter que, même si nous reconnaissons que sur le plan théorique (épistémologique, esthétique et critique) l'approche externaliste présente un grand intérêt (première partie), du point de vue pratique (politique, moral ou éthique), nous devons prendre la défense du privé (seconde partie).

(R. Edelman, printemps 2003)

Retour à l'accueil