Créature
Texte prononcé par Raphaël Edelman le samedi 24 mai 2003 lors
du colloque «Un artiste peut-il travailler avec l'institution? Non.»,
au Bon Accueil, à Rennes, réunissant L.L. de Mars, Raphaël
Edelman et Jean-François Savang. Vous pouvez télécharger
une version en .pdf de ce texte en cliquant ici.
'action
légale consiste à limiter l'action privée en vue
du bien public. Si l'action de produire des œuvres ne constituait
aucune menace pour l'ordre public, il serait vain de l'empêcher.
Cette domination serait inutile si l'art n'avait aucun pouvoir subversif.
Cependant, les œuvres sont en réalité récupérées
et détournées à des fins politiques ou marchandes.
L'art est effectivement contrôlé de l'extérieur, car
l'innovation est redoutée par les institutions. L'ordre établi
se défend donc contre l'art : soit en le réduisant à
un divertissement inoffensif (ou faussement offensif), soit en l'interdisant
au nom du bien public. Cette posture défensive est très
ancienne. Platon, dans La République, affirmait que toute modification
de la tradition musicale risquait d'entraîner des bouleversement
au niveau politique, par une sorte de contamination anarchique. Cette
méfiance à l'égard de l'innovation musicale a existé
également, d'après Gérard, dans certaines civilisations
d'Asie. Aujourd'hui encore, nous constatons des craintes à l'endroit
des révolutions artistiques, vis-à-vis, par exemple, de
l'art abstrait, des arts électroniques, du rap, des manifestations
sur internet etc.. Nous avons donc de bonnes raisons de croire que l'art
n'est pas politiquement neutre.
L'œuvre, coupée de l'action qui la fit naître, ne risque-t-elle
pas de perdre de sa substance et, dans le passage du privé au publique,
de se trouver entièrement détournée de sa finalité
initiale ? Une fois établie dans la sphère publique et éloignée
de son auteur, l'œuvre conserve-t-elle sa valeur propre ? N'est-il
pas difficile de conserver, dans le passage du privé au public,
de la création à la production et à l'exposition
de l'œuvre, l'intention qui a dirigé la genèse de l'œuvre
? Les interprétations ne trahissent-elles pas ou même ne
négligent-elles pas le sens initial des gestes qui ont conduit
à l'œuvre ? On doit admettre, accepter et prendre en compte
une liberté dans l'interprétation comparable à celle
que se donne un artiste. Le projet de celui-ci évolue au gré
de sa production et n'obéit pas à des impératifs
techniques aussi rigoureux que ceux, par exemple, de soulever un poids
ou de guérir une maladie. L'essentiel n'est pas de livrer une interprétation
rigoureuse des œuvres - comme s'il y avait une parfaite communication,
à travers l'œuvre, entre l'artiste et le spectateur - , mais
de ne pas sombrer dans l'incohérence sous prétexte d'accepter
l'approximation. Mieux vaut rester capable de corriger l'inexactitude
d'une interprétation plutôt qu'affirmer une vérité
sans supporter la contradiction. Ce qui implique, pour le critique, une
dialectique dans l'interprétation au lieu d'une simple analyse
de l'oeuvre. L'attitude à adopter vis-à-vis des œuvres
n'est donc pas une attitude conservatrice ou même passéiste,
une quête du sens authentique, de la vérité que l'auteur
aurait mise dans l'œuvre, peut-être même malgré
lui. De même qu'une œuvre en cours est soumise à de
multiples révisions, de même une oeuvre finie offre de multiples
interprétations. Ce qui est à éviter, c'est plutôt
un appauvrissement de l'œuvre par ses interprètes dans une
équation du type art flamant = art du détail. Ce qu'il faut
poursuivre, c'est un enrichissement indéfini de l'œuvre par
sa fréquentation. Jérôme me conseil de préciser
le sens que je donne à la notion d'interprétation en me
demandant s'il s'agit exclusivement d'interprétation verbale. Il
s'agit pour moi d'interprétation au sens large : verbale lorsqu'il
s'agit de théorie ou de critique ; mais aussi non verbale quand
il s'agit par exemple d'une adaptation. Je considère même,
nous le verrons, tout créateur comme un interprétant.
Le privé et le public
A propos de la distinction catégorielle que j'utilise - entre
le publique et le privé -, quelques critiques m'ont été
adressées à la lecture de mes brouillons. Je voudrais vous
les présenter en guise d'avertissement.
Laurent refuse une définition de la création comme action
privée : "Ce n'est qu'en tant qu'à un moment elle est
devenue publique, objecte-t-il, que l'on sait qu'il y a eu une œuvre".
On ne peut vraiment parler, selon lui, de ce moment précédant
l'œuvre - qu'est le moment de sa création - qu'une fois que
le résultat de cette activité a été reconnu
comme étant une œuvre. Par conséquent, la création
est animée d'une intention artistique et créée en
vue d'une reconnaissance publique. Jérôme identifie cette
remarque de Laurent aux propos de Nelson Goodman sur l'impléméntation
ou activation des œuvres. "La réalisation, écrit
ce dernier dans L'art en théorie et en action, consiste à
produire une œuvre, l'implémentation consiste à la
faire fonctionner". Cette distinction est certes utile pour comprendre
comment faire fonctionner une œuvre, ou même autre chose qu'une
œuvre, dans un musée. Toutefois, l'orientation de Goodman
est différente de celle de Laurent. Goodman travaille à
l'amélioration de la culture, de l'éducation, de la science
cognitive etc. qui appartiennent au domaine institutionnel ; tandis que
Laurent dénonce le désintérêt des institutions
pour le statut de l'artiste et les problèmes que celui-ci rencontre
quand il voudrait simplement pouvoir réaliser ses œuvres.
Jean-François, de son côté, critique la distinction
même entre le privé et le public. Celle-ci - que je m'obstine
à utiliser en théorie - disparaît, je le reconnais,
dans la pratique qui est le champ véritable de l'art. Néanmoins,
ne peut-on pas distinguer, dans les pratiques artistiques, des tendances
à l'action privée ou publique ? Par exemple, certains artistes
restent excessivement indifférents à leur réception
et ne pratiquent parfois qu'en secret, pour leur propre compte, en se
refusant à présenter leurs œuvres, qu'ils jugent d'ailleurs
toujours inachevées ; d'autres, au contraire, ne produisent des
œuvres qu'en vue de produire un effet sur le spectateur, ce qui entraîne
une autre forme d'inachèvement de ces œuvres superficielles
et sans profondeur. Je maintiendrai donc l'usage de ces catégories
du privé et du public ; mais, pour ne pas me contenter d'un éclairage
artificiel, je m'efforcerai de mettre en évidence, quand ce sera
nécessaire, la complexité de leur relation ainsi que la
limite de leur validité. Je ne peux que reconnaître que cette
distinction est d'ordre conceptuelle et peut paraître parfois simpliste
au regard des faits. Telle quelle, elle n'est pas directement adéquate
à la pratique. Doit-on par conséquent abandonner la théorie,
avec l'usage de catégories qui, pour rendre clair le discours en
respectant le principe de contradiction, échappent à la
diversité et à la complexité du réel ? Je
répondrais qu'on ne peut pas davantage remplacer la théorie
par un flux embrouillé de propos contradictoires inspirés
par le sentiment du moment. Qu'il y ait une différence entre la
théorie et la pratique ne nous autorise pas à croire qu'il
n'y ait aucun rapport, aucune porosité, entre l'un et l'autre,
ni que l'un doive s'effacer pour l'autre.
L'oeuvre brute que l'on expose, sans que son auteur ait désiré
au départ présenter son travail, n'est-elle pas réellement
une œuvre parce qu'elle n'est pas engagée, parce qu'aucune
intention préalable ne préside à sa réalisation
ou à son activation ? Dans ce cas, c'est après coup que
l'on confère à l'objet une finalité artistique. Ou
bien faut-il, pour lui conserver un caractère artistique initial,
considérer que tout ce que l'homme fait, que son être même,
est engagé et reste habité par une sorte de représentativité
publique présente dans chacun de ses actes ? Dans ce cas, on considère
qu'aucune production humaine n'est privée, que tout ce que nous
produisons, n'importe quel objet ménager par exemple, peut devenir
art. La question est donc de savoir si l'objet d'art doit répondre
à un critère précis comme celui de l'engagement public
ou si l'activité humaine dans son ensemble est engagée publiquement.
Ce que j'entends ici par engagement public est la volonté de l'artiste
de produire une œuvre afin qu'elle soit reçue publiquement
comme une œuvre d'art. On constate d'ailleurs que cette volonté
de faire de l'art s'inscrit historiquement dans notre culture qui accepte
l'idée qu'il y ait des objets qui puisse être spécifiquement
considérés comme des œuvres d'art.
Une œuvre, dans sa production même, est préalablement
destinée à une expression publique. Or, ce qui est public
est soumis au droit qui délimite les domaines "privé"
et "public". En devenant publique, l'œuvre est reconnue
par autrui comme étant la propriété de son auteur.
Cette reconnaissance est fondée sur le travail de création
et de production qui a été accompli. Une production devient
donc une œuvre avec sa reconnaissance par autrui, en même temps
que l'artiste devient auteur. L'artiste peut également considérer
son œuvre comme accomplie et prétendre en être l'auteur
s'il juge qu'un autre peut la considérer de la même façon.
Ainsi, la production, qui cause un objet, ne devient production d'une
œuvre à proprement parler que rétrospectivement, une
fois que le produit est reconnu publiquement comme tel. Il y a cependant,
pour le créateur, production d'une œuvre (et pas seulement
d'un objet) avant sa reconnaissance publique, en tant que le sens de sa
production pour lui est une œuvre à venir. Il apparaît
que la reconnaissance publique est une potentialité inhérente
à la production artistique dès son commencement et même
à l'état d'ébauche ou de projet. Le changement de
statut qui consiste pour un agent ou un groupe à devenir un auteur
plutôt qu'un artiste suppose une actualisation intégrale
de la reconnaissance publique. Avant cela, il y a comme le rappelle Laurent,
le monde de l'atelier - "l'atelier est déjà le monde,
dit il" - où la reconnaissance a lieu avec des proches, et
même avec soi-même comme un autre (pour reprendre cette expression
d'Aristote réemployée par Paul Ricoeur). Comme me le fait
remarquer Jérôme, le passage du privé au public, bien
qu'il permette la reconnaissance d'un auteur comme tel, ne va pas sans
quelque expropriation. Il m'apprend que les enregistrements musicaux,
cinquante ans après leur sortie, tombent dans le domaine public
et, également, que James Cameron n'a aucun droit sur Titanic. Cette
question sera traitée plus précisément lorsque je
distinguerai la propriété matérielle et la propriété
morale d'un auteur.
Intelligibilité et personnalité
Création et production ne sont jamais totalement séparés
en art. Mais la création par le privé est plus fondamentale
que la production pour le public. Le public existe pour et par le privé.
C'est le privé qui offre le critère de ce qui doit être
public. Cette interprétation libérale du processus artistique
voit s'opposer à elle une position communautaire où la production
détermine la création. Dans ce dernier cas, le sujet n'agit
pas de façon complètement isolée et libre mais en
fonction des modèles publics qu'il a intériorisés.
Comme il crée avec, en vue, la possibilité d'être
intelligible par les autres, sa création n'est possible qu'en possession
d'une culture. C'est le thème que je développerai en première
partie. Au demeurant, le principe libéral est conservé à
travers les formes de la culture visée en tant qu'elles sont modifiées
par l'impulsion contingente de l'individu. Celui-ci permet de la sorte
la vie des formes de la culture. Je traiterai de ce thème dans
une seconde partie. La génération artistique n'est donc
pas purement privée ou publique, sans quoi elle serait soit inintelligible
soit impersonnelle. Pour que les œuvres soient intelligibles et personnelles,
il faut un emboîtement, un entrelacement du privé et du public
ou, plus exactement, une transformation du public par le privé.
Nous accordons la priorité au privé en tant que l'existence
de la sphère publique doit représenter un avantage pour
le privé et non un inconvénient. La priorité ne revient
pas à la culture qui pourrait sacrifier n'importe quelle individualité
pour son bien. Elle revient plutôt au privé qui, grâce
au bien public, voit sa vie améliorée. A ce titre, l'activité
artistique représente un sommet dans l'amélioration de l'existence,
grâce à la maîtrise des techniques instituées
et, heureusement, modifiées et réactualisées par
l'usage individuel. Je ne défends pas l'institution figée
de l'art mais plutôt sa réinstitution permanente. On n'opte
d'ailleurs pas pour la position communautaire ou libérale comme
l'on choisi l'endroit ou l'envers d'une pièce de monnaie, mais
en fonction des enjeux en cause. Il est actuellement plus important de
défendre la valeur de la création singulière contre
l'homogénéisation des options esthétiques et l'impersonnalité
des œuvres. C'est ce que je ferai dans la seconde partie de ce texte.
Il est toutefois envisageable de chercher par ailleurs à défendre
une meilleur intelligibilité de l'art en adoptant une défense
communautaire, à l'instar de Goodman. Nous verrons cela dans une
première partie.
L'interprétation libérale inspirera la première étape
de notre démarche qui consistera à expliquer l'aspect privé
de l'art avant son aspect public. L'interprétation communautaire
sera ensuite privilégiée dans la seconde étape de
ce texte pour éclairer la complexité du rapport entre le
privé et le public, entre la création et la production,
entre l'artiste et l'institution. Dans la première partie, il ne
faudra pas perdre de vue le caractère irréel, mythique et
directeur du statut absolument privé du créateur. Ce statut
possède une connotation métaphysique à laquelle certains,
sans doute, seront allergiques. Nous recommandons donc à ceux-là
de rester patients. Nietzschéens positivistes, pragmatiques et
athées, je l'espère, reconnaîtront la valeur heuristique
du modèle entièrement privé de l'Unique que je proposerai.
Quant à la seconde partie de mon exposé, elle ne pose pas
un tel problème. Elle consiste en une défense éthique
de l'artiste contre les institutions. Bien qu'elle repose sur les arguments
métaphysiques de la première partie, elle me semble pouvoir
convaincre davantage les esprits rétifs aux exposés spéculatifs.
Quelque soit la méthode employée, spéculative dans
un premier temps et positive dans un second, il s'agit dans l'ensemble
d'argumenter en faveur des artistes et contre leur effacement derrière
certains impératifs institutionnels. Je pense à nombre d'entre
eux, luttants dans la précarité pour pouvoir créer
et présenter des oeuvres avec, en face, l'indifférence,
voire l'hostilité, des institutions qui jugent stérile ou
même subversive l'animation de ces personnes.
Première partie : La nature des oeuvres
omparé
au schéma libéral - qui introduit du privé dans le
public -, le schéma communautaire - selon lequel le public s'introduit
dans le privé - paraît apparenté à celui du
système production industrielle/consommation privée. Le
schéma libéral offre donc l'avantage de rester fidèle
à une conception désintéressée de l'art, opposée
à la logique du spectacle et du divertissement qui fait de l'art,
à travers la culture, un bien de consommation en même temps
qu'un instrument d'homogénéisation de la pensée.
Je ne nie pas qu'il puisse y avoir une production artistique collective.
Mais, dans ce cas, on n'observe pas une dépossession du savoir
et de la finalité, comme c'est le cas dans la production industrielle
où chacun se voit confier une tâche aveugle dans une chaîne
de production ou de diffusion. Cette mécanisation est rendue possible
parce que chaque maillon est mu par l'intérêt et tente de
répondre à un besoin plus ou moins conditionné. Le
travail artistique, par contre, ne doit poursuivre aucun intérêt
comparable ni obéir à aucune commande préétablie.
Toutefois, une ambiguïté existe en fait : la contrainte s'impose
toujours à l'artiste - comme c'était déjà
le cas à la renaissance avec les visites d'atelier par les commanditaires
(ce que me rappelle Laurent). L'emploi du terme libéral et ma préférence
pour ce qu'il implique ne doit donc pas être confondu avec la doctrine
du libéralisme économique. Cependant, il est possible qu'en
principe, et non dans l'économie réelle avec la pensée
unique qui accompagne paradoxalement le libéralisme, il y ait un
rapport entre les deux.
Laurent a également critiqué mon schéma libéral
en évoquant les œuvres "créées en public
(du théâtre au happening)". Mais cela n'introduit, d'après
moi, aucune différence fondamentale : une œuvre créée
en public l'est toujours en vertu d'un quelconque dispositif préconçu,
ce dont témoigne la batterie des moyens dont l'artiste s'est entouré
pour improviser. A cela Laurent répond ensuite par cette question
: Et quand elle est créée par le publique ? Je répondrais
alors que lorsque le public se réunit pour assister à une
performance, ce n'est pas lui qui a prévu le cadre dans lequel
elle aura lieu. Le public peut interagir, il n'en est pas moins à
la disposition de l'artiste. Néanmoins, je reconnais que le public
peut devenir artiste à cette occasion, s'il possède des
compétences et des motivations propres qui détermineront
son action. De cette façon, il peut effectivement apporter sa contribution
personnelle à un échafaudage collectif.
Produire n'est pas créer mais laisser aller les prémisses
vers le produit. La production réalise le produit sans rien créer.
Seule la prémisse est créée et les moyens de la réaliser
en découlent. Cette prémisse est connue de son créateur
avant d'être produite. Ici, Laurent a encore réagi contre
la simplicité de mon schéma. D'après lui, création
et production sont "consubstantielles". La pratique ne succède
pas rigoureusement à la théorie. Il est vrai, comme le remarquait
R. Pouivet, qu'on n'apprend pas à faire du vélo avant de
monter dessus ; qu'on n'apprend pas à nager, comme le disait Hegel,
avant d'aller dans l'eau. Seulement, j'invite à ne pas perdre de
vue l'image de l'industrie pour qu'on ne se méprenne pas sur ce
que j'entends par "production" : c'est ce qui est réalisé
à partir d'un prototype. La réalisation du prototype lui-même
appartient encore à un processus de création que je ne considère
pas pour autant comme dénué d'éléments empiriques
(excepté, nous le verrons, pour Dieu). Mais ce que je critique
dans la production (ou peut-être plus exactement dans la reproduction)
industrielle, c'est la passivité des agents qui en sont l'instrument.
Car le véritable agent, lui, peut créer. C'est la logique
productiviste qui introduit cette rupture critiquable entre projet et
réalisation, alors que ce rapport reste en effet consubstantiel
dans la création. Il serait plus exact de dire que l'art mêle
création et production. La création d'un modèle s'effectue
à travers une démarche pratique, laquelle est une production
(et non une reproduction) découlant d'autres modèles préexistants
qui sont modifiés. C'est pourquoi, avant d'être des artistes,
nous ne sommes d'abord que des imitateurs - un bon artiste est un "mauvais"
imitateur, dirais-je avec ironie. D'autre part, nous ne reproduisons jamais
un modèle à l'identique, sauf dans l'industrie. La production
intègre suffisamment d'accidents - lesquels participent de la création
avec les décisions volontaires - qui transforment son modèle.
Jérôme me demande de préciser ce que j'entends par
modèle. Il ne s'agit pas ici d'un modèle théorique
que la pratique devrait réaliser mais déjà d'un modèle
concret qui, s'il est le modèle d'une copie à venir, est
également la copie d'un modèle antérieur. Le modèle
empirique n'est donc pas premier et inconditionné comme l'est en
principe le modèle théorique. Cette acception empirique
du modèle permet de comprendre l'imbrication entre création
et production.
Une forme entièrement et uniquement créée serait
incommunicable. Pour être communicable, elle doit être partiellement
créée. Le public est alors en partie présent dans
le privé. Puisque la production appartient, comme nous l'avons
dit, au domaine public, on peut dire qu'il entre de la production dans
la création. Seul Dieu pourrait créer sans produire, car
lui seul, selon la doctrine créationiste, serait susceptible de
créer à partir de rien. En outre, lui seul est absolument
simple et autosuffisant (ce détour théologique permet de
mieux comprendre l'imbrication du public dans le privé). L'homme
tiendrait de Dieu son indépendance mais resterait, en même
temps, dépendant du champ empirique et social. Cette dépendance
fait de lui davantage un transformateur, à travers la production,
qu'un pur créateur. Cette transformation a la particularité
d'être partagée et compréhensible, tandis que la création
pure échappe à notre entendement. Je note, à ce sujet,
qu'il y a encore deux autres doctrines de la création possibles
: la formationniste et l'évolutionniste. Selon la première,
qui est entre autre celle de l'antiquité grecque, Dieu a formé
le monde à partir de la matière informe. Selon la seconde,
qui est celle d'aujourd'hui, les formes évoluent dans le temps
à travers les accidents de la matière. Le premier cas est
apparenté à la création humaine volontaire, le second
à la création humaine spontanée, inconsciente ou
inintelligente. L'utilisation de ces modèles théoriques
empruntés à la théologie est utile pour comprendre
le statut d'un artiste isolé de la sphère publique. Il apparaît
que le modèle créationiste, appliqué à l'homme,
à une fonction directrice et non constitutive. Il en va de même
pour la doctrine formationniste, car il n'y a pas de matière totalement
informe. Quant à la théorie évolutionniste, elle
semble trop réaliste et trop matérialiste, au sens ou elle
nie toute action délibérée de l'homme. Elle correspond
à une radicalisation du modèle public.
La durée de l'œuvre
Le créateur (ou encore l'un des poètes impliqués,
s'ils sont plusieurs) et l'œuvre diffèrent par la durée
: Homère est mortel et l'Iliade l'est moins que lui. Homère
a existé comme être singulier. L'Iliade subsiste comme modèle
reproductible, traduisible et communicable. Homère et l'Iliade
persistent donc différemment. Le créateur est absolument
exemplaire, tandis que l'œuvre peut posséder un nombre indéfini
d'exemplaires dérivés. Je compare ici les substances de
l'artiste et de l'œuvre pour montrer que la première possède
une unité plus dense mais plus fragile que la seconde qui se prête
davantage à la copie, voire à la transformation. Nous voyons
que la capacité transformatrice de l'œuvre lui permet de mener
une existence plus longue que son auteur. Cependant, elle est moins personnelle,
moins individuelle, moins fragile, moins précieuse, moins irremplaçable
que lui. Laurent m'a conseillé a ce sujet de mieux distinguer les
œuvres littéraires et celles qui échappent à
leur reproduction ("statues perdues, peintures irreproductibles et
performances éphémères"). Jérôme
nous invite à lire à ce sujet Eddy Zemacck qui utilise la
théorie des types en ontologie de l'œuvre d'art. Je note personnellement
que les œuvres éphémères sont plus proches de
l'artiste, selon la durée, que les œuvres reproductibles.
Une hypothèse s'impose à moi : l'homme dans l'art s'efforcerait
de durer. De ce point de vue, l'œuvre éphémère,
assimilable à l'artiste lui-même, témoigne de sa différence
avec Dieu, de son refus de tenter désespérément de
lui ressembler. Sans vouloir nous enliser dans des spéculations
théologico-psychologiques, nous jouons avec des hypothèses.
Il y aurait deux stratégies possibles et plus ou moins conscientes
de l'homme pour s'affronter à Dieu à travers l'art. Il s'agirait
soit de conjurer sa mortalité humaine en recherchant dans l'œuvre
sa pérennité ; soit, au contraire, de souligner sa différence
radicale avec le divin en pointant, dans l'oeuvre fragile et éphémère,
sa propre condition mortelle. Il importe surtout de noter que l'œuvre
est un sujet-objet. Comparée au sujet, elle est moins éphémère
et fragile. Comparée à l'objet, elle est plus éphémère
et plus fragile. Seule l'œuvre permet cette fusion du sujet avec
l'objet, tandis qu'autrement le sujet est écrasé par la
persistance des objets qui, eux, souffrent d'une absence d'affectivité
et de fragilité.
Ce thème de l'éphémère singulier, dont l'unité
est périssable, revient dans une autre critique qui m'a été
faite par L. Pinon. D'après lui, je confonds, par exemple, un Homère
avec un Praxitèle ; c'est-à-dire un chanteur (comparable
à un grio) avec un poète dont la singularité, la
signature, est manifeste. Seulement, je considère le chanteur comme
une espèce de poète, au même titre que l'interprète
est une espèce de compositeur. Dans l'ensemble, je corrigerais
mon manque de distinction qualitative entre certains types d'œuvres
pour Laurent, ou certains types d'artistes pour L. Pinon, par des nuances
quantitatives entre le périssable et le durable. Laurent m'invite
à distinguer les œuvres éphémères et
les reproductibles ; L. Pinon, les poètes et les chanteurs. Je
remarque un lien entre les deux, celui de la durée et de l'unité.
Une statue originale est moins durable qu'un livre dont on peut multiplier
les exemplaires. Le chanteur permet à l'œuvre du poète
de durer tout en la modifiant, puisque le chanteur, comme l'interprète,
est à sa manière un poète, même si l'unité
initiale de l'œuvre se fragmente en de nouvelles unités. Ce
n'est donc pas une différence de nature mais de degré qui
sépare l'artiste de ceux qui s'en inspirent ou encore l'œuvre
originale de ses copies. Ce qui signifie qu'il y a une continuité
entre chaque instance, qu'elles se complètent et non qu'il y aurait
quelque chose de l'ordre de la trahison ou du travestissement.
L'œuvre, comme objet, ne conserve pas sa spiritualité en elle-même
mais dans les sujets qui sont en contact avec elle. La spiritualité
de l'œuvre s'éloigne de la spiritualité intrinsèque
de la personne. Ce qui est cependant admirable, c'est que cette spiritualité
externe de l'œuvre puisse se transmettre à travers des modifications
entre de nombreux sujets parfois très éloignés dans
le temps et l'espace. La continuité du sens nécessite que
chaque nouvelle singularité se fasse l'écho d'une singularité
originale. Ainsi, le premier individu qui a disparu comme tel a subsisté
à travers ses descendants. Nous trouverons, par exemple, dans chaque
avion, dans chaque automobile, une structure essentielle qui n'a pas varié
depuis le premier avion, la première voiture. L'universel est un
rapport entre plusieurs individus que l'on peut penser. Il y a donc des
universaux, à travers des points communs, liants différents
artistes entre eux ou différentes œuvres entre elles. L'universel
relatif au sens de l'œuvre sera celui du rapport de l'artiste à
l'œuvre - auquel doit correspondre, plus ou moins exactement, le
rapport du spectateur à l'œuvre. L'universel tient donc à
un rapport d'identité entre les traits de différents individus,
lequel permet aux individus d'être appréhendés comme
ceci ou cela. Néanmoins, l'individu ne s'efface pas derrière
cet universel qui le traverse. Il en est la condition - comme l'existence,
dans sa dimension esthétique, est la condition des essences.
La représentation et l'imitation
L'oeuvre n'est pas la réalisation fidèle du projet de son
créateur. L'imitation matérielle, l'oeuvre achevée,
devient différente du projet formel imité. Sa densité,
l'œuvre l'acquiert dans le trajet de sa production. Il est ici question
de création humaine, à laquelle la production, voire même
la reproduction, est mêlée. Dieu seul pourrait se donner
une représentation absolument inédite. Mais, quelque soit
son originalité, la représentation humaine reproduit plus
ou moins fidèlement quelque chose. Mieux encore, l'originalité
intervient dans les accidents de la production effectuée à
partir de la représentation de ce qu'on veut réaliser, et
s'inscrit en creux dans l'imitation matérielle. La représentation
humaine est toujours assez pauvre, caricaturale, schématique, comparée
à l'objet et ne fait pas l'œuvre. Vous pouvez avoir l'idée
d'écrire un roman de telle ou telle sorte, l'œuvre ne naîtra
qu'une fois que cette idée sera enrichie par sa réalisation.
Vous ne pouvez pas anticiper tous les accommodements qui mèneront
à l'œuvre finie, laquelle peut très bien trahir votre
représentation initiale. Vous pouvez aussi composer une pièce
musicale au départ à un tempo très lent et vous rendre
compte qu'elle gagne à être jouée rapidement. Ce que
j'appelle représentation humaine ici devrait plutôt être
nommé pré-présentation ou projet. Car il ne s'agit
pas l'idée que l'on se fait d'une chose que l'on a perçue,
mais de celle d'une chose à construire, à produire qui sera
l'imitation matérielle.
L'Iliade, pour reprendre cet exemple, stabilise et institue la guerre
de Troie. L'épopée rassemble et maintient des êtres
et des événements singuliers. Elle s'abstrait du changement
concret et résiste à de nouvelles tensions créatrices
ou destructrices. Elle se hisse ainsi de la matière vers la forme.
L'œuvre entretient de la sorte avec l'histoire une relation assimilable
au rapport de l'abstrait au concret, du possible au réel. La substance
de l'Iliade se maintient alors entre singularité et universalité.
Le trajet vers l'abstrait de l'œuvre est resté incomplet.
L'œuvre permet aux événements de durer mais elle n'est
pas pour autant éternelle. Pour cette raison précise, l'œuvre
conserve une part de singularité : il est impossible d'obtenir
deux fois la même œuvre. L'œuvre naît donc d'un
processus d'abstraction qui filtre et sélectionne le devenir pour
en constituer une image fixe. Ce passage du sentiment à l'imagination
ne s'élève pas jusqu'à l'entendement. L'œuvre
n'atteint pas l'abstraction simple et désincarnée du concept.
Elle conserve dans sa matière une image de la complexité
et du devenir des choses dont elle témoigne. Elle concentre ainsi
la puissance affective des faits qu'elle relate ou invente. Ce parcours
de l'oeuvre vers l'abstrait, inspiré du système hégélien,
fait de l'oeuvre, pour Hegel, une étape inaboutie vers l'idée.
Pour moi, il s'agit au contraire d'un achèvement que d'être
à la fois singulier et intelligible.
La forme incorporée de l'oeuvre résiste dès l'origine
à la forme désincarnée du projet de son créateur.
L'imitation poétique est la représentation réalisée.
Mais cette réalisation ou production creuse l'éloignement
mutuel de l'œuvre et du créateur. Ainsi, dans le rapport de
l'auteur à l'œuvre, on suppose une universalité devant
s'accomplir sous forme paradoxalement accidentelle. Il y a donc un double
éloignement de l'œuvre par rapport à l'histoire ("objectivité")
et par rapport à l'artiste (subjectivité), tous deux étants
rejetés dans le passé à mesure que l'œuvre perdure.
Cet éloignement peut signifier une perte superficiellement mais,
en même temps, il s'agit d'un gain pour le présent du point
de vue des amateurs d'art comme des historiens. Il ne faut donc pas s'affliger
de la transformation de l'histoire par l'œuvre, puisque c'est cette
transformation même qui permet à l'histoire de se perpétuer.
Je ne défendons pas, on le voit bien, une conception progressiste
de l'art qui, comme chez Hegel, s'élèverait peut à
peut jusqu'au stade du concept scientifique, mais plutôt une conception
pluraliste par laquelle les oeuvres sont enrichies à mesure de
leurs relations aux différents sujets.
La représentation vient de l'action particulière par laquelle
on accorde un exemple à un concept. Ainsi, tel triangle perceptible
représente le triangle intelligible. L'œuvre ou imitation
n'est pas une représentation. Elle ne vient pas de l'action de
représenter du sujet, mais des mouvements divers et singuliers
par lesquels les accidents viennent à former une substance. L'œuvre
fournit la synthèse des différences, tandis que la représentation
traduit son identité au concept. La représentation est donc
la chose telle qu'elle doit être pour un sujet ; et l'imitation
est la chose telle qu'elle est ou encore telle qu'elle est devenue, c'est-à-dire
en existant matériellement. La représentation n'est pas
une œuvre en tant qu'elle est une intuition limitée à
la figuration d'un concept. L'œuvre n'est pas une représentation
dès lors que son rapport au concept, ou a plusieurs concepts, n'est
pas absolument évident. Dans ce cas, elle sollicite l'intuition
en résistant au moyen de la conceptualisation. Les œuvres
d'art en général s'offrent à une interprétation
ouverte. Par contre, un objet comme un panneau signalétique représente
sans ambiguïté le concept. Le panneau "interdiction de
stationner", tel qu'on l'utilise habituellement, n'est pas une œuvre
d'art. Ainsi, les oeuvres ne sont pas des représentations mais
des imitations complexes, c'est-à-dire dont le référent
imité est lui-même effacé par l'oeuvre. Dans un certain
sens, le terme imitation est impropre, mais il permet d'insister sur le
caractère matériel et complexe de l'oeuvre.
La représentation reste quelque chose de problématique,
puisqu'on nie son existence réelle et sa coïncidence exacte
avec les genres et les espèces du monde réel. On affirme
en revanche sa subsistance idéale, moyennant une théorie
psychologique de la projection d'archétypes. Un fait qui témoigne
de cette présence de la représentation est l'exécution
musicale, où ce qu'on veut jouer parfaitement diffère de
ce qu'on entend comme imitation de la représentation qu'on aurait
voulu réaliser. Autrement dit, la représentation est subjective.
C'est ce qu'une chose doit être pour certains et non en soi. Dans
le jeu musical, la représentation de ce qu'on joue actuellement
peut sembler imparfaite par rapport à la conception idéale
du jeu que l'on voudrait produire. Pour autant, il n'y a pas de jeu idéal
sensible à côté du jeu réel. Seulement, le
jeu réel peut, de façon différentielle, se révéler
imparfait par rapport à l'idéal qu'il convoque et que l'on
conçoit. Encore une fois, l'oeuvre n'est pas une représentation
mais tout au plus l'imitation d'une représentation, laquelle n'apparaît
pas nécessairement de la même façon à tous.
C'est cette inaccessibilité de la représentation qui fait
de l'oeuvre une imitation court-circuitée, dont l'imité
reste ignoré ou reconstruit par chacun.
Lire l'Iliade, ce n'est pas simplement connaître sa forme : sa définition
comme épopée ; ni non plus en présenter la matière
: une publication. L'œuvre est une substance, c'est-à-dire
un composé de matière et de forme, de sensible et de concevable.
Mais c'est surtout la représentation et, à plus forte raison,
le sujet, qui fait de ceci une œuvre. Sans sujet, sans représentation,
elle ne serait que matière. La matière de l'œuvre contient
en puissance une multiplicité de formes que les sujets peuvent
actualiser. Le sujet qui a conçue l'œuvre a donné à
sa matière, à travers sa forme actuelle, cette pluralité
de formes potentielles que les sujets peuvent dégager en la contemplant.
Il y a bien l'actualité de la forme de l'œuvre. Mais celle-ci
propose ensuite une multiplicité d'autres formes dans les discours
de ceux qui l'abordent. C'est donc par la représentation que chacun
s'en fait que l'oeuvre devient intelligible. Mais la représentation
n'est pas la même pour tous, même si l'oeuvre permet un rapport
entre toutes les représentations.
La substance de l'oeuvre
La subjectivité de Homère et l'objectivité de la
guerre se rencontrent dans l'œuvre qui est la synthèse opérée
par la pratique artistique. L'œuvre vient de la transformation réciproque
du sujet et de l'objet. On peut donc considérer l'œuvre comme
une synthèse issue de la rencontre entre un sujet et un objet.
Pour la comprendre et l'interpréter, au-delà du plaisir
esthétique immédiat, il est possible de l'analyser selon
cette distinction sujet/objet : d'un côté, en Homère,
s'exprime l'universalité de l'art humain, ce qu'on peut faire en
poésie, ainsi que la singularité du regard, de la composition,
de Homère en personne ; et, d'un autre côté, en l'Iliade
s'exprime l'universalité de la guerre, les maux et les passions
qui l'accompagnent, ainsi que la particularité de la guerre de
Troie ou des batailles qu'elle regroupe. Ces points, bien sûr, ne
peuvent être complètement dégagés. Néanmoins,
ils conservent une fonction directrice dans l'expérience des œuvres,
laquelle, partant d'affects confus, tend à une compréhension
progressive. Le sujet a donc deux dimensions : l'une universelle qui est
celle de la capacité du genre humain et l'autre, singulière
et effective, relevant du regard propre à Homère lequel,
au contraire, ne saurait se confondre avec celui d'un autre homme. L'objet
a également deux dimensions, une générale et une
particulière, mais entre lesquelles se trouve une continuité
de niveau : l'œuvre d'art, l'œuvre d'art de guerre, l'œuvre
d'art de la guerre de Troie, l'œuvre d'art de la guerre de Troie
par Homère etc., dont le niveau premier correspond à la
singularité de l'artiste, à sa perspective. On remarque
que les singularités objective et subjective - c’est-à-dire
ici : le regard de Homère, ou d’autres équivalents,
et la guerre de Troie - se recoupent. Les universalités objective
et subjective - l’oeuvre d’art et la capacité créatrice
humaine - sont aussi, d’une certaine façon, interdépendantes.
Les exemplaires de l'oeuvre ne sont tels qu'en vertu du modèle
auquel ils participent. Si l'Iliade sert à caler une armoire, elle
deviendra un exemple du modèle de l'étayage. Ainsi, on peut
distinguer la forme de l'œuvre en elle-même dans ses différentes
actualisations. Cette distinction entre matière et forme sert avant
tout à comprendre comment elle est reçue. Cependant, ce
sont les sujets producteurs ou receveurs (le public) qui sont capables
de dissocier la matière de la forme de l'oeuvre. De sorte que l'artiste
peut anticiper la réception de son œuvre et le spectateur
retrouver la synthèse effectuée par l'artiste. Ainsi s'établit
le rapport entre l'un et l'autre. S’il y a donc émission
puis réception, de l’artiste au spectateur, c’est à
travers les formes qui, comme nous l’avons vu précédemment,
sont à la fois subjectives, objectives, universelles et singulières.
C’est cela qui se transmet, même si la dimension matérielle
et singulière sature cette transmission et l’empêche
d’être proprement communicante.
Dans l'art, la matière s'anime et l'âme se réalise.
Le produit de l'art est cette substance de l'œuvre, laquelle peut
être abstraitement scindée en forme et matière. On
obtient, d'un côté, la guerre et la passion, et, de l'autre,
le siège de Troie, la colère d'Achille, etc., de sorte que
l'on peut : soit donner un exemple, avec l'Iliade, de guerre ou de passion,
si l'on traite l'un de ces thèmes ; soit dégager une réflexion
sur la guerre et/ou la passion à l'occasion d'une étude
sur l'Iliade. L'œuvre est matérielle en tant qu'elle synthétise
diverses formes et les met en rapport les unes avec les autres. Le rapport
unique établit par l'Iliade fait d'elle une œuvre singulière.
Celle-ci peut être disséquée en différents
éléments pour son étude ; et chacun de ces éléments
abstraits peut être considéré à part pour être
représenté par d'autres œuvres traitant de la guerre
et des passions. Ainsi, Le Temps retrouvé, par l'intermédiaire
des formes de la guerre et de la passion, peut être comparé
à l'Iliade en vertu des relations que Proust y a établit.
Dans l'Iliade, les thèmes de la passion et de la guerre sont représentés
par la guerre de Troie. Ce fait gagne en retour tout son sens en participant
à ces thèmes. L'opération de joindre Troie et les
passions est producteur de sens. La description des faits, combinée
au discours sur les passions, c'est cela qui est significatif. L'art est,
de cette façon, davantage significatif que l'histoire, laquelle
est initialement une simple restitution des faits. Cette histoire, avec
l'art, gagne son sens, lequel déborde l'histoire même et
vaut pour d'autres histoires. L'art n'opère pas seulement un travestissement
de l'histoire mais aussi une élévation de celle-ci au rang
de chose significative. L’art est alors à l’histoire
comme la forme à la matière. L’intérêt
de l’oeuvre est de joindre les deux, c’est-à-dire d’être
une substance. Sinon, s’il fallait s’en tenir au faits, à
la matière, nous n’aurions qu’une suite d’enchaînements
causaux sans sens apparent.
On remarque deux usages de la notion de forme : l'usage objectif entend
par "forme" un genre (l'eidos) ; et le subjectif, une apparition
(la morphé). Ainsi, la forme est à la fois objectivement
concrète (le genre) et subjectivement abstraite (l'apparition).
La morphé est une forme mêlée à la matière
et singularisée, tandis que l'eidos est une forme immatérielle
et générale. La première est, par exemple, l'Iliade
; la seconde, l'épopée. A partir de matériaux et
au moyen d'instruments et de techniques, le créateur réalise
la forme propre à l'œuvre. Autrui y cherchera sans doute l'expression
de l'artiste qui est sorti de lui-même grâce aux symboles
et aux moyens communs. Il est intéressant de noter ici qu'entre
chaque individualité - celle de l'œuvre, celle de l'auteur
et celle du spectateur - se trouve un intermédiaire technique et
symbolique plus général qui permet, outre la réalisation
de l'œuvre, sa compréhension. Autrement dit, la morphé
n’apparaît pas seulement à chacun de façon brute
et unique mais reste commune en tant qu’elle contient l’eidos.
La peinture est le résultat de gestes spontanés et volontaires.
L'habileté d'un artiste se mesure à l'impression que peut
faire son œuvre. Pour cela l'œuvre doit atteindre sa forme finale,
c'est à dire la forme en possession de toute sa matière.
La forme finale de l'œuvre (la morphé) nécessite la
spontanéité, car une forme antécédente (l'eidos)
établie par la volonté (dans la proposition "je veux
écrire une épopée") n'a pas encore acquis la
matérialité qui la distingue (dans la proposition "voici
l'Iliade"). Comme me l'a fait remarquer Laurent, "les mêmes
matériaux ne font pas la même œuvre". J'ajoute
que le choix des matériaux disponibles entre dans le processus
de formation, de mise en forme, "d'agencement", "d'articulation,
opéré par l'artiste". Pourtant, Laurent critique la
part volontaire et donc favorise la spontanéité, en invoquant
le dripping et le tachisme. Il reste que ces procédés engagent
la volonté de l'artiste, ne serait-ce que dans la préparation
de son dispositif d'action. J'insiste donc sur la complémentarité
de la spontanéité et de la volonté de l'artiste pour
informer la matière qu'il s'est donnée. Il est vrai que
le modèle selon lequel la pratique n'est qu'une application de
la théorie est réducteur puisque la théorie se modifie
avec la pratique. Mais il est exagéré de penser qu'aucune
volonté ne puisse entrer dans l'œuvre humaine et de considérer
certaines œuvres comme de purs accidents. Ce serait vrai si quelqu'un
faisait une œuvre malgré lui, sans à aucun moment songer
à faire de son accident une œuvre. S'il y a des accidents
en art, ce sont des accidents cadrés. Cette complémentarité
de la volonté et de la spontanéité en art montre
bien l’écart qu’il peut y avoir entre l’eidos
et la morphé. L’eidos qui, au départ, est une idée
non réalisée, est éloignée de la morphé
finale qui est plus complexe et de laquelle d’autres eidos pourront
être dégagées.
Des hommes perçurent la voix unique de Homère. Le sens
de l'oralité se retrouve aujourd'hui dans l'écrit. La forme
de l'Iliade nous est commune à tous. Néanmoins, la relation
de chacun à l'Iliade objective est singulière. Bien qu'unis
par la forme, créateur, œuvre et spectateur sont autonomes.
Ce qui est remarquable, c'est la conservation de l'autonomie de chacun
dans sa relation aux autres à travers l'œuvre. Cette autonomie
est d'autant plus importante que l'œuvre est riche et complexe. Cette
complexité opacifie la hiérarchie que l'on peut établir,
par rapport à l'œuvre, entre Homère, le spécialiste
de Homère et le lecteur peu assidu d'Homère ; car aucun
d'entre eux n'échappe à sa propre subjectivité face
à l'œuvre qui possède encore un caractère énigmatique
pour son propre auteur. La forme de l'Iliade est son caractère
d'œuvre (qui peut être approché par chacun à
toutes les époques) et sa matière est l'ensemble des manifestations
orales et écrites de l'oeuvre. La forme de l'Iliade nous apparaît
à chacun différemment dans la matière, avec des nuances
de sens pour chacun. Le sujet désire l'unité de la forme
objective, un consensus sur le sens de l'œuvre, en même temps
qu'il est confronté à la diversité des manifestations
de sa forme à travers la matérialité de l'objet.
Sans la matérialité de l'approche de l'œuvre nous ne
serions pas libres face à elle. Nous saurions enchaînés
à une définition, à un axiome sensé résoudre
toute discussion sur l'œuvre. On peut bien adhérer à
la perspective cognitiviste qui consiste à faire dépendre
l’appréciation des oeuvres de l’éducation, il
reste qu’une part inaltérable de sensibilité personnelle
permet à l’oeuvre de devenir le reflet d’effets inattendus.
Il réside dans l'écrit un certain geste expressif qui remplace
la modulation vocale. Je ne réduis pas ici le sens à l'écrit
pour l'opposer à l'oral. Ce "bond en arrière de cent
ans d'analyse littéraire", comme le qualifie Laurent, je ne
le fais pas. J'attire seulement l'attention sur l'équivalence entre
le geste expressif et la modulation orale. Il est évident pour
moi que l'écrit et l'oral sont deux modalités de la manifestation
du sens, lesquelles se diversifient au gré des époques,
des lieux et des expériences. Le sens du récit, sa direction
propre, est recherché par tous. Toutefois l'Iliade, sur ce point,
fut certainement plus proche de Homère qu'elle ne l'est de nous.
Chacun conserve une relation singulière à l'Iliade en fonction
de ce que chacun est. On peut dire que Homère est plus apte que
quiconque à saisir le sens de l'Iliade. Cependant, le sens que
peut prendre l'Iliade pour un homme du moyen âge ou un homme d'aujourd'hui,
pour un éthiopien ou un coréen, est-il plus faux que celui
qu'il avait pour Homère ? On peut regretter que Homère n'ait
pas pu apercevoir le sens que prend son œuvre pour nous, pour l'éthiopien,
le coréen, pour chacun selon le temps et le lieu. La matière
n’est donc pas une forme appauvrie, dégradée, mais
au contraire sont complément nécessaire et différent
de nature.
L'histoire racontée par l'Iliade vaut bien la nôtre, nos
luttes et la lutte en général qu'elle illustre merveilleusement.
L'œuvre est abordée de façon singulière par
chacun. L'œuvre universelle représente la rencontre la meilleure
possible entre l'œuvre et le sujet ; car l'universel est ce qui,
en droit, est commun partout, de tout temps, pour tout et à tous.
C'est en quelque sorte la réunion idéale des rapports singuliers
entre les êtres singuliers. L'œuvre matérielle semble
exister ici comme intermédiaire entre cet universel et les individus.
Chaque individu, grâce à l'œuvre, entretient un rapport
singulier avec l'universel. L'œuvre, comme on le voit, n'est pas
exactement singulière, comme l'artiste ou le spectateur, mais particulière.
A ce titre, elle constitue un intermédiaire ; elle est expressive
et partiellement communicante étant données, d'une part,
son attache sensible et singulière et, d'autre part, sa transitivité
sémantique liée à sa participation à l'universel,
au concept. Mais ce qui peut déranger ici, avec le concept d'universel,
c'est (comme l'exprime Jean-François) les "grandes fusions
conceptuelles qui instituent et qui induisent la création dans
une aspiration presque divine à l'unité". Je ne me
prononce pas sur la réalité constitutive de l'objectivité
achevée d'une œuvre mais remarque que celle-ci est supposée
à travers toutes les expériences que l'on en a - comme l'on
suppose l'unité de Homère bien qu'il puisse n'avoir d'unique
que son nom. Ce qu'il y a d'étonnant pour moi dans cet exposé
est que la particularité, qui rend une œuvre connaissable,
semble composée des deux inatteignables de l'universel et du singulier.
L'intérêt du rapport particulier n'est pas d'aliéner
la démarche singulière à un horizon universel idéal
qu'il faudrait à tout prix atteindre, mais de composer, avec cet
universel directeur et à partir de la singularité, un rapport
inédit.
Le créateur et son oeuvre
L'auteur à l'origine de l'œuvre est déterminant pour
son avenir. L'œuvre peut se perpétuer, se conserver, s'enrichir
des critiques, des interprétations et même être appauvrie.
L'enrichissement d'une œuvre grâce aux sujets qui l'abordent
rend secondaire le rôle du sujet créateur initial. Seulement,
son appauvrissement rehausse la valeur du créateur en tant que
critère par rapport auquel on peut faire mentir une œuvre,
c'est-à-dire lui faire dire le contraire de ce qu'elle voulait
dire. Ainsi, l'œuvre philosophique de Nietzsche, d'un côté,
gagna à être prise en charge par Bataille ou Heidegger même
en s'éloignant de Nietzsche, et, d'un autre côté,
devînt contradictoire avec Nietzsche dans l'usage qu'en firent Hitler
et Mussolini. Cette remarque permet de réhabiliter le rôle
du créateur, par rapport au public, dans la réception de
son oeuvre. Cette objection montre dans quelle mesure il ne sont pas égaux,
outre la responsabilité de l'auteur en ce qui concerne la venue
à l'existence de l'œuvre.
L'argument avancé en faveur de la particularité de l'œuvre
est sa durée normalement supérieure à celle de son
auteur singulier (et inférieure à celle du concept). Cependant,
me fait remarquer Lldm, elle peut disparaître avant lui. Il songe
sans doute à une destruction accidentelle de l'oeuvre ou à
sa disparition volontaire - ce qui concerne notamment les performances.
Mais cette possibilité n'est pas incompatible avec la nécessité
pour l'œuvre d'être plus durable que son auteur. Il faut seulement
admettre que cette durée puisse dépendre de traces infimes
: souvenir, photographie, témoignage etc.. S'il est vrai qu'un
individu agit comme individu dans la pure gratuité, il se particularise
cependant dès lors que ses actes s'étendent à d'autres
individus pour sortir de l'instantanéité. L'oeuvre d'art
n'est donc pas l'expression d'une pure gratuité. Elle présente
un intérêt esthétique qui, toutefois, par rapport
à un intérêt éthique, économique ou
théorique, se prête davantage à l'expression de la
gratuité. Ce qui fait la particularité d'une œuvre
par rapport à la singularité d'un artiste, c'est une gratuité
qui se nie en se conservant, qui se dépasse pour se faire connaître.
Sans quoi la gratuité, en dehors du champ esthétique, ne
parviendrait pas à se signaler.
Le créateur contraint la substance donnée à se séparer,
à se rassembler, à prendre forme et à acquérir
de nouvelles propriétés. La création consiste à
modifier les substances données. Le créateur sépare
les accidents de certaines substances pour en construire de nouvelles.
La séparation des accidents est un moyen en vue d'une forme substantielle
inédite. L'art humain ne crée pas de nouvelle matière.
Il utilise celle des substances existantes pour engendrer de nouvelles
formes. Ainsi, lorsqu'il n'use pas seulement de matière informe,
il détruit pour créer. En outre, la matière dont
il dispose ne lui permet pas de produire n'importe quoi. Elle contient
en puissance une limitation des formes possibles. Laurent n'est pas tout
à fait d'accord avec le principe selon lequel l'artiste est un
inventeur de formes et non un créateur de matière. Je reconnais
qu'en chimie on peut produire de nouvelles substances, mais ceci n'est
possible qu'en modifiant la forme, la relation entre différentes
particules et non ces particules mêmes. Il est vrai qu'à
mesure que la science augmente sa capacité d'action, la plasticité
formelle s'inscrit profondément dans la matière, au point
que la limite entre forme et matière semble pouvoir être
repoussée au moins jusqu'à l'atome. Je dois reconnaître
qu'on ne distingue plus, dans ce passage, le créateur artistique
du chercheur qui crée de nouveaux produits. La limite se situe
dans les applications, la première étant esthétique
et la seconde technique. Mais les moyens sont parfois très proches.
Chaque exemplaire matériel de l'Iliade a une durée et une
existence temporelle propre. Matériellement dissociés, ces
exemplaires participent cependant de la même forme intelligible.
De la même façon, le rythme d'une œuvre musicale commun
à toutes ses interprétations n'est perceptible qu'à
un tempo particulier (plusieurs tempi sont possibles selon les contingences
de l'interprétation). Les propriétés d'une musique
sont aussi spécifiques à chaque écoute. Ainsi, ce
qui fait l'œuvre d'art ne saurait résider dans son essence
uniquement. L'intérêt de l'œuvre est de se prêter
dans l'existence à des expériences multiples, comme le fait
d'adopter différentes vitesses de lecture, de fréquenter
une ou plusieurs fois une œuvre, etc.. Cependant, on ne peut nier
que cette essence fonde la possibilité, à travers une telle
diversité, d'enrichir une même œuvre. Sans cette essence,
les expériences resteraient sans rapport les unes avec les autres
et ne seraient pas des expériences de la lecture d'un même
livre ou de l'écoute d'une même pièce. Ainsi la forme
intelligible (l'universel) a-t-elle une fonction synthétique entre
le divers de l'expérience pour un individu et divers individus
entre eux.
Il est impossible de saisir totalement la singularité d'une occurrence
d'œuvre, ni même l'universalité de son essence. Nous
restons suspendus entre l'un et l'autre à travers la connaissance.
Le singulier serait plutôt une affaire de sentiment et l'universel,
de foi. Nous distinguons donc trois niveaux d'expérience : celui
du sentiment relatif au multiple, celui de la foi relatif à l'un
et celui de la connaissance mêlant l'un au multiple. L'expérience
que j'ai d'une chose peut être en même temps le sentiment
de sa phénomènalité, la foi en son identité
et la connaissance que j'ai d'elle, qui est un rapport entre sentiment
et foi. Ainsi, l'Iliade que je lis, je la ressens d'une manière
propre et sait qu'elle est, en même temps, la même pour tout
lecteur. C'est de cette façon que je connais l'Iliade.
L'Iliade offre une multitude de fonctions accidentelles pédagogique,
poétique, esthétique, philosophique, anthropologique, ethnologique
etc.. Outre sa propre forme, la substance propose dans la matière
plusieurs formes possibles. Ces modifications de la forme initiale viennent
de l'action des substances externes sur elle ou de sa situation. A la
différenciation de la forme de l'œuvre à travers la
matière répond, dans l'interprétation, une variété
de fonctions liée à la mise en rapport d'une matière
avec d'autres formes. On observe alors un passage de la forme objective
unique à une multiplicité de formes grâce aux sujets.
Cette diversification ne vient pas de l'action de la forme objective elle-même,
mais de l'action des différents sujets qui se rapportent à
elle. Un objet est toujours abordé selon un point de vue - esthétique,
cognitif, axiologique, etc. - et non en lui-même, sinon il n'y aurait
rien à en dire. Un sujet pensant n'entre pas non plus en commerce
avec autre chose qu'un objet auquel il attribue les propriétés
relatives à son point de vue. Quelque soit la variété
des approches de l'Iliade, c'est toujours de l'Iliade dont il s'agit.
La forme objective a la durée de toutes ses représentations
réunies. L'humanité, par exemple, disparaîtra avec
le dernier homme. La forme objective est donc l'unité et la perfection
de l'ensemble de ses représentations. Par contre, de l'imperfection
matérielle vient la diversité des approches. On ne peut
confondre aucune interprétation subjective avec le sens objectif,
qui est le sens dernier supposé de la forme originale de l'œuvre.
La forme de l'œuvre dure autant que le relais de ses actualisations
matérielles. Cette forme objective à dégager possède
une simplicité et une perfection qui nous échappent et nous
guide confusément. Cette limite imposée par la matière
permet la diversité des formes développées par le
sujet, diversité qui implique une richesse d'approches. Du point
de vue subjectif, la diversité n'est plus une limitation mais une
augmentation de la simplicité de l'essence visée. Elle n'est
pas accessoire mais constitue un moyen fondamental de mise en rapport
continué avec l'universel. Ce qui doit être visé n'est
donc pas l'objectivité, avec l'annulation de la diversité
subjective, mais l'absolu possible de la relation du sujet à l'objet,
lequel ne saurait être atteint une fois pour toutes. L'absolu de
la relation contient certes la stabilité objective mais engage
également le mouvement ininterrompu des situations uniques et irréversibles.
Vous pourriez vivre une histoire d'amour éternelle avec quelqu'un,
l'éternité ne suffirait pas à mettre un terme à
cette relation pour des raisons autres qu'extérieures, puisque
la relation entre sujet et objet est indéfiniment dynamique. En
somme, si le créateur possède une autorité sur l'interprétation
de son œuvre, il ne peut se substituer pour autant à l'ensemble
infini des interprétants qui font vivre son œuvre.
La création
L'Iliade est une œuvre parce qu'elle a été créée.
Elle est née d'un acte expressif développé et amplement
maîtrisé. La forme apparente d'une œuvre renvoie au
sens qu'elle possède pour son auteur, par exemple l'entropie de
Partially Buried Woodshed pour Smithson. Pour que l'œuvre soit ainsi
intermédiaire entre le sujet et l'objet, il faut qu'elle ne soit
ni sujet ni objet. Elle n'est pas sujet en ceci qu'elle se tient face
à lui comme ce qui a été réalisé par
lui. Elle n'est pas non plus l'objet, car il n'est pas indifférent
qu'un sujet en soit à l'origine. Une pomme n'a pas sa signification
liée à sa production mais seulement à son usage.
Ce n'est pas la même chose avec une œuvre dont l'approche tend
à rester fidèle à l'intention qui l'a produite. On
peut dire que l'œuvre est l'objet d'un sujet, contrairement aux ouvrages
qui sont pour un sujet avant tout, et aux choses qui ne sont ni pour ni
d'un sujet.
On assiste dans l'art à un double mouvement simultané :
celui subjectif de la théorie allant de l'apparence à la
pensée ; et celui objectif de la pratique allant de la matière
donnée à la forme accomplie. Autrement dit, le sujet accède
au sens de ce qu'il fait en même temps que l'objet acquiert sa cohésion.
A terme, il devient possible pour l'interprète d'envisager, à
travers l'œuvre terminée, le contenu que l'artiste s'est donné
en la faisant. C'est l'interprète qui abstrait ces deux moments
entrelacés dans le concret : celui théorique, où
le sujet dégage des matières à sa disposition une
forme potentielle de l'œuvre à venir ; et celui pratique,
où l'objet naît à mesure que la forme potentielle
se réalise dans la matière sous l'impulsion du sujet. La
forme actuelle, appartenant à l'œuvre réalisée,
fait d'elle un objet au terme de la pratique. La théorie précède
néanmoins en ceci que ce sont plusieurs objets qui sont à
l'origine de la forme projetée. Idéalement, l'interprète
effectue en sens inverse le cheminement du créateur et retrouve,
derrière le produit de la pratique, l'intention théorique
du créateur. Mais, en réalité, dans cette démarche,
l'interprète adjoint sa propre part créative.
Le sujet donne son unité à l'œuvre. Néanmoins,
celle-ci acquiert une identité relativement autonome. Elle est
davantage qu'une simple partie de son créateur (comme peut l'être
un organe de son corps). Homère a certes une responsabilité
dans la cohérence et la stabilité de l'Iliade. Mais c'est
indépendamment de lui que l'œuvre possède une structure
propre et compréhensible. L'autonomie de l'œuvre est la marque
de son accomplissement. Plutôt que de rester la propriété
matérielle du créateur, elle est devenue la propriété
morale de l'auteur (qui est la même personne avec un statut différent).
Il a sur elle une autorité reconnue. Il est sensé mieux
que quiconque en connaître le contenu. Quant au créateur,
son action a disparu derrière la forme de l'œuvre. L'action
du sujet est avant tout celle d'une synthèse de multiples objets
qui lui sont donnés en une forme potentielle de l'œuvre ;
ainsi qu'une synthèse des différentes matières pour
que cette forme soit réalisée. L'œuvre renvoie donc,
par l'intermédiaire du sujet artiste, à une multiplicité
antérieure d'objets, d'œuvres, de pratiques, d'idées,
etc.. L'auteur est cet intermédiaire entre l'un et le multiple,
tandis que le créateur est un intermédiaire entre le néant
et l'un. Un produit et une création viennent d'un autre. Mais une
création est créée par le créateur à
partir de rien, tandis que la production est produite par le producteur
à partir de quelque chose qu'il a transformé. L'auteur est
davantage un producteur qu'un créateur dans la mesure où
il ne travaille pas à partir de rien. Cependant, il n'est pas simplement
producteur mais aussi auteur en ce que sa création a lieu dans
la production. Ce qu'il fait est nouveau, même s'il le fait à
partir de l'ancien. La notion de "pur créateur" renvoie
donc à quelque chose de mythique. On substitue à elle le
terme d'"auteur", non pas comme synonyme de "producteur"
mais pour signifier celui qui crée en produisant, c'est-à-dire
qui transforme.
Ce qui est créé doit être précédé
du néant ; ce qui est produit, d'un autre être. Nous rappelons
que Dieu seul, comme il a été dit plus haut, crée
absolument, mais que l'homme a hérité de Dieu la capacité
de créer seulement à travers sa production. L'altérité
entrant dans la production, la finalité du produit échappe
à son producteur. Par contre, la création appartient totalement
au créateur, lequel est entièrement maître de la fin
de sa création. On ne peut donc pas strictement qualifier un homme
de créateur. On l'appellera néanmoins l'auteur, pour ne
pas le confondre avec le simple producteur - ce qui le place tout de même
dans la dépendance d'autrui avec son œuvre, dépendance
à laquelle le vrai créateur échappe. Si l'art était
simplement création, il faudrait se rapporter au sujet créateur
pour comprendre la raison d'être et la finalité d'une œuvre.
Or l'art est plutôt production et inclut partiellement la création
sous forme d'innovation. C'est donc aux divers objets précédents
l'œuvre, et investis par l'activité transformatrice du sujet,
qu'il faut se rapporter pour comprendre l'œuvre, et non uniquement
au sujet. Les divers objets dont il s'agit sont principalement les œuvres
auxquelles se réfère l'auteur, les événements
qui l'entourent, les techniques et les matériaux dont il dispose
etc..
La conservation consiste à introduire de la matière dans
une forme préconçue ; l'art, à modifier la forme
d'une matière donnée. Le conservateur répertorie
les formes singulières, selon leurs affinités, à
l'intérieur de formes particulières préétablies.
Mais, auparavant, l'artiste a agencé différentes matières
et produit les formes singulières de ses œuvres. Celles-ci
deviennent alors les matières du conservateur qu'il distribue dans
son œuvre encyclopédique. En contrepartie, un autre artiste
peut se rapporter, plus ou moins spontanément, aux formes encyclopédiques
comme principes directeurs. La conservation est une démarche consistant,
par exemple, à faire entrer dans la classe de la peinture Hollandaise
ce Vermeer ; tandis que la création est une démarche ayant
consisté, pour Vermeer, à donner forme à son modèle
de dentellière. Ainsi, ce tableau de Vermeer est, pour le conservateur,
une matière à classer parmi des formes (la peinture hollandaise,
la peinture de genre, etc.) et, pour Vermeer, une forme développée
du thème (le temps) qu'il s'est donné (voir Arasse, me dit
Laurent). Cependant, la substance développée par Vermeer
n'est pas sans rapport avec la forme de la peinture Hollandaise ; et sa
matière, traitée par le conservateur, autorise ce dernier
à statuer sur l'intention de son auteur. Cette séparation
des rôles de l'artiste et du conservateur, nécessaire à
l'intégrité des disciplines (l'une théorique et l'autre
pratique), n'implique pas pour autant une coupure radicale entre les deux.
Le conservateur, dans sa classification, doit être sensible à
l'intention d'un auteur, même s'il s'agit pour lui surtout de regrouper
des objets ensembles. De plus, comme me le rappelle Jérôme
en évoquant Goodman, le conservateur à le rôle pratique
de faire fonctionner les œuvres que l'artiste a réalisées.
Quant à l'artiste, bien qu'il ait en vue un projet bien à
lui, il est, consciemment ou non, habité par certains styles, certaines
pratiques objectives dont on retrouvera la trace dans son œuvre.
Deuxième partie : la morale de l'art
'art
est un travail et le travail justifie la propriété (selon
la doctrine libérale que l'on trouve notamment chez Locke). La
tâche ou l'emploi profite au contraire à la collectivité.
Or le travail artistique n'obéit qu'à une finalité
interne. Il intéresse initialement l'individu et non le groupe.
Toutefois, dans la partie précédente de ce texte, nous avons
mis en valeur l'élément public mêlé à
la genèse privée de l'œuvre, en insistant sur le fait
que l'homme n'est pas, comme Dieu, un pur créateur mais un artiste.
Maintenant, du point de vue de la morale de l'art, et non plus de sa nature,
nous insisterons sur la finalité privée de l'œuvre
pour relativiser cet élément publique. En ce qui concerne
le droit et le passage de l'art au stade politique, il convient donc de
rétablir l'élément moral faisant de l'artiste un
créateur et de défendre le travail singulier de celui-ci.
Si l'œuvre doit être un moyen, c'est uniquement en vue d'une
fin propre amenée à se réaliser par et dans l'œuvre.
Par contre, elle n'est pas un moyen en vue d'une fin commune, sans quoi
elle serait moyen d'une fin extérieure à elle. C'est donc
au public de respecter la fin propre de l'œuvre et non à l'œuvre
de devenir le moyen d'une fin publique. Si l'œuvre doit offrir un
intérêt public, ce ne doit pas être au détriment
de son contenu. Celui-ci doit plutôt être intégré
dans les préoccupations communes afin de les enrichir, et non pas
uniquement de les soutenir. Ainsi, par exemple, le sens de la guerre pour
une société peut être enrichi par l'Iliade de Homère.
Mais celle-ci ne doit pas disparaître à l'intérieur
du concept de guerre avec toutes autres oeuvres historiques et artistiques.
C'est aux spectateurs de se plier à la finalité de l'œuvre
et non l'inverse. En ce sens, c'est le public qui est moyen pour l'œuvre
de se manifester et non l'œuvre qui est le moyen de la finalité
publique. Ainsi, le public peut participer à l'évolution
d'une œuvre, du moment que cette évolution ne devient pas
exploitation. S'il est correct, dans l'interprétation d'une œuvre,
de faire intervenir des éléments autres que privés,
il convient pour son fonctionnement de ne pas totalement faire disparaître
le sujet créateur.
Comme la science, l'art ne constitue une menace que s'il défend
un intérêt particulier. L'œuvre véritable, singulière
et universelle, n'est pas un bien spécifique à une collectivité.
Les œuvres philosophiques, scientifiques, religieuses ou artistiques
forment un capital commun de l'humanité. Aucune n'est un produit
en vue de l'intérêt de quelques uns. L'oeuvre reste certes
la propriété morale de son créateur. Mais son usage
n'est pas aussi rigoureusement privé que celui, par exemple, d'un
savon de toilette. D'ailleurs, au contraire de celui de l'objet, le bon
usage de l'œuvre la renforce. L'œuvre possède un caractère
universel et spirituel qu'aucun usage ne peut corrompre. Elle n'est corruptible
que si elle est exploitée à des fins particulières.
Dans ce cas, son intérêt reste limité dans l'espace
et dans le temps, en fonction de besoins circonstanciels. Mais l'intérêt
véritable de l'œuvre n'est pas de répondre à
un tel besoin. Elle se maintient en évoluant au lieu d'être
détruite par son exploitation. L'œuvre doit donc intéresser
universellement, sans exclure qui que ce soit, et ce parce qu'elle intéresse
chacun à titre individuel et non en tant qu'il appartient à
telle ou telle communauté. Ceci n'exclut pas que, toujours à
titre singulier et universel, une œuvre puisse présenter un
intérêt pour ce qu'elle témoigne de telle ou telle
civilisation particulière, ni que cet enseignement soit bénéfique
pour l'épanouissement du plaisir esthétique.
Nous pouvons aussi distinguer l'œuvre de l'objet en nous appuyant
sur la thèse de sa finalité morale privée plutôt
que publique. Ce côté privé n'engage pas seulement
l'individu, mais aussi le genre qui s'inscrit dans l'œuvre ; tandis
que le public repose sur la particularité et la relativité.
Une œuvre devient menaçante uniquement de ce dernier point
de vue, qui réduit l'œuvre à un objet. L'œuvre
en elle-même n'est pas pratiquement menaçante mais présente
un intérêt théorique, comme témoignage d'un
être plutôt que de l'espèce à laquelle il est
sensé appartenir, du parti qu'il prend etc.. La finalité
de l'œuvre est théorique et trouve son sens en elle. Celle
de l'objet est pratique. La fin de l'objet se situe hors de lui, dans
la maîtrise que le sujet en a à l'issue d'un jugement technique.
Ainsi l'œuvre est faite pour être contemplée, c'est
son usage ; au lieu de devenir un objet d'échange et d'être
aliénée à des fins financières ou de prestige.
L'œuvre ne saurait être utilisée comme objet, faire
rêver, faire plaisir, pour distraire, convaincre etc.. Elle doit
être présentée comme dictant elle-même une fin
inconnue décidée par l'artiste.
Le créateur
Le poète, selon les platoniciens, imite la nature et n'apparaît
pas lui-même directement dans son œuvre. En revanche, l'artiste,
pour les modernes, engage en plus sa personne - comme personnage ou non.
D'un côté, l'œuvre est l'imitation de l'apparence, c'est-à-dire
une copie infidèle à son modèle. Mais, d'un autre
côté, elle est l'expression de personnages - expression qui
dépasse et complète la simple description des apparences
physiques. En cela, l'expression du sujet est plus qu'une simple dégradation
de l'objectivité. Le modèle platonicien et savant asservit
le sujet à l'objet. Le sujet ne peut rien apporter à l'objet.
Le modèle humaniste considère, au contraire, que l'homme
apporte quelque chose au monde et complète son objectivité
par sa subjectivité. On peut considérer que ce rôle
accordé à la subjectivité découle de la prise
de conscience de l'insuffisance du monde objectif. Il en résulte
le déclin du modèle selon lequel le savant obéit
à la nature et le manœuvre, au savant. Le savant a alors besoin
du manœuvre et la nature a besoin d'eux deux. Dans la priorité
donnée par l'humanisme au sujet, l'artiste est un modèle
pour l'artisan, qui est à son tour un modèle pour le savant
; de manière à ce que la nature imparfaitement donnée
soit achevée dans sa forme par les différentes médiations
du sujet. Si, au contraire, on place en naturaliste le sujet dans la dépendance
de l'objet, c'est le savant qui est le modèle du technicien lequel
à son tour est le modèle de l'artiste. Le modèle
humaniste que nous proposons ici n'est pas nécessairement un relativisme
selon lequel le savant serait une sorte d'artiste éloigné
du réel. Il s'agit simplement de considérer que l'homme
crée son modèle de compréhension d'une réalité
en fonction de cette réalité.
L'auteur a le devoir de remplir une fonction particulière - le
progrès de la science, le divertissement du citoyen, l'enrichissement
culturel d'une civilisation, etc. - en mettant à contribution sa
singularité d'inventeur. Son œuvre répond à
un besoin externe et il est reconnu comme le propriétaire attitré
de cette œuvre (souvent après sa mort et, parfois, après
avoir fui la persécution de ses contemporains). L'auteur dont l'œuvre
intéresse le groupe est loué et soutenu par lui. L'auteur
et son œuvre sont ainsi insérés dans le carcan politique.
Mais, s'il ne remplit pas son devoir, l'auteur n'a plus aucun droit, aucune
reconnaissance ; il n'est même plus un auteur - tout au plus un
artiste quelconque. Il devient auteur si son œuvre devient un moyen
pour les autres. Mais il n'œuvre pas pour le groupe si son œuvre
conserve sa fin en elle-même. Le groupe, de ce fait, ne lui accorde
aucun pouvoir. Il reste un artiste en tant qu'il prend seul le droit de
faire des œuvres pour elles-mêmes. On est l'auteur d'une chose
lorsque cette chose peut servir aux autres. Le titre d'auteur témoigne
de la reconnaissance envers une personne qui a mis un bien à notre
disposition, lequel pourra servir à produire de nouveaux biens.
Un artiste, lui, n'a pas droit à une telle reconnaissance, car
ceux qui observeront sa création devront se plier à elle
plutôt que de la plier à eux. Le paradoxe de l'artiste peut
alors être formulé de la façon suivante : un artiste,
pour être créateur et être à l'origine de son
innovation, doit jouir de tous les droits pour cela. Or l'artiste ne bénéficie
de son droit de créer que s'il remplit certains devoirs pour être
reconnu comme auteur. Donc l'artiste, pour créer, doit produire
et obéir aux exigences de l'intérêt commun. Par conséquent,
il n'est créateur que s'il est producteur, c'est-à-dire
qu'il n'invente que s'il obéit. A travers ce compromis, l'artiste
perd inévitablement une partie de sa capacité d'innover
laquelle ne répond naturellement pas à un devoir, à
un souhait institutionnel.
La création est le propre de l'homme (que son œuvre soit jugée
bonne ou mauvaise). Le priver du droit de créer est donc injuste.
C'est lui interdire du même coup de s'exprimer et de penser - et
"d'être", insiste Laurent. L'éventuel devoir du
créateur serait celui d'exposer ses œuvres, parce que la générosité
nourrit la créativité. Ce n'est cependant pas un impératif
catégorique. Le droit de l'artiste reste avant tout inconditionnel
et sans contrepartie. Nul homme ne peut légitimement nous ôter
notre pouvoir de créer. Il ne le peut, pas même en invoquant
un quelconque devoir de créer ceci ou cela et auquel il faudrait
répondre pour obtenir le droit de créer. Autrement dit,
on ne peut aller contre le désir de créer de quelqu'un sous
prétexte que ce désir ne nous apporte aucun plaisir. Il
y a séparation nette entre le statut d'artiste et celui d'auteur,
entre le droit inconditionnel de créer et le devoir de produire.
La création esthétique n'est pas laissée intacte
par la production ; l'imagination est appauvrie par son aliénation
à la volonté. On ne peut s'attendre à ce que l'artiste
jouisse de paix suffisante pour créer s'il est engagé dans
une lutte pour sa subsistance et obligé exclusivement de séduire
et d'obéir. La condition de l'œuvre d'art est donc de laisser
sa finalité propre se construire spontanément sans être
dictée par des obligations extérieures.
Le fait de penser et de s'exprimer inclut celui de créer en partie
spontanément. Nous utilisons pour cela la matière préétablie
des lettres, des mots et même des phrases que nous citons approximativement
sans nous en rendre toujours compte. Cependant, la forme globale que prend
la parole ou le discours est toujours inédite. La réponse
qu'appelle toute expression étant à son tour inventée,
il est clair que la création appelle la création. Appartiennent
donc au domaine objectif les éléments que nous recyclons
et au domaine subjectif les façons dont ils sont recyclés.
La limite de notre accès à l'objectivité appelle
en contre partie la richesse et l'évolution de nos constructions
subjectives, lesquelles restent néanmoins guidées par une
aspiration à l'objectivité. Dans la mesure où, en
tant qu'hommes, nous ne sommes pas suffisamment autonomes pour créer
à partir du néant, nous produisons. Cette production reste
légitime en tant que nous sommes nous mêmes une partie du
public en même temps que des éléments privés.
On ne peut s'attendre à pouvoir crée à partir de
rien et sans notre inscription publique. Cependant, cet aspect n'est pas
le seul et l'aspect privé doit trouver à s'imposer. Ainsi,
il n'est pas permis d'effacer complètement l'expression du créateur
au profit de l'étude des moyens de son expression. Cette étude
est nécessaire mais pas suffisante.
S'il ne peut créer sans s'engager au préalable à
produire une œuvre immédiatement intéressante, le créateur
voit fréquemment son droit écrasé par son devoir.
Autrement, cet art - qui, en fin de compte, profite davantage au gouvernement
qu'au sujet - devient culture. Or, la politique doit servir l'éthique,
la cité le citoyen, et non l'inverse. C'est pourquoi des devoirs
artificiels et contingents ne doivent pas déposséder le
créateur de son droit naturel de créer. Autrement dit, le
politique manque à sa tâche s'il oblige l'artiste à
suivre sa volonté d'administrateur pour qu'il obtienne le moyen
de créer. Le gouvernement qui, insidieusement, lui ôte ses
moyens, son temps, ses instruments, son atelier, trahit sa destination.
Il transforme catégoriquement le créateur potentiel en ouvrier.
La culture vient de cette introduction du devoir en art et, donc, de la
possibilité de priver un individu de son droit de créer.
Si la culture doit être conservée, ce ne doit pas être
au dépend de l'art mais à son avantage, de même que
la cité présente un avantage pour l'individu et non un inconvénient.
Autrement, au lieu d'accompagner notre nature, de la développer,
nous l'empêchons, la dénaturons. Le danger est que l'Etat,
complice du commerce, après avoir pillé et instrumentalisé
la richesse de la société, perde lui-même de sa substance.
La ligne culturelle imposée par l'Etat et les Etats réunis
ne doit pas aller contre l'art des sociétés. L'Etat doit
soutenir le maintient et la transformation de l'art et non l'éliminer
à son profit. Ou alors, l'Etat entre en conflit avec la manifestation
des sociétés qu'il bâillonne sans concevoir qu'il
perd ainsi sa légitimité. Notre position, souvent attaquée
plus ou moins sciemment, est simple : la politique est au service de l'éthique
et l'individu n'a pas à s'effacer pour le bien du tout.
Art et culture
L'art est en relation avec la culture. C'est avec, contre ou par la culture
que l'artiste crée. Mais si la culture est dans l'art, l'art n'est
pas pour la culture uniquement. Il est aussi pour lui-même. Il n'y
a guère que l'ouvrier qui produise la matière de la culture.
L'art est certes une condition de la culture, mais la culture n'est pas
l'unique condition de l'art. L'art est partie culturel, partie naturel.
Cette dernière partie est la plus fondamentale. La détruire
reviendrait à détruire la culture également. Autrement
dit, en empêchant l'art, la culture se détruit elle-même.
Elle a besoin de l'art pour avancer, en tant que celui-ci oppose à
elle sa nature. Art et culture sont complémentaires. Un art indépendant
de toute culture, de toute référence partagée, est
inintelligible et risque de passer inaperçu. Une culture dénuée
d'art est une forme sociale inhumaine, incapable d'évoluer et où
personne ne se retrouve personnellement, car chacun n'y est plus qu'un
rouage d'une mécanique réglée. Ce que j'entends par
naturel pour l'art est la part singulière et universelle dégagée
dans la première partie et qui doit être conservée
dans la culture.
Nul mortel ne doit prétendre dicter ses devoirs à l'artiste.
Car, souvent, n'est envisagé que l'aspect ponctuel des œuvres
lié à la mode et au besoin. L'œuvre la moins oubliée
est certainement la plus universelle. Pour autant, la durée n'est
qu'un symptôme de cette universalité. Un artiste qui se conforme
durablement à l'exigence du groupe qui l'assiste contribue en fait
à sa paralysie. En imposant à l'artiste des devoirs, l'institution
n'efface pas simplement l'individu derrière ses objectifs stratégiques
mais également son trait général qu'elle étouffe
dans un costume de circonstance. Ainsi s'effectue le détournement
politique de l'art, au détriment de l'histoire de l'œuvre
et de son auteur et à l'encontre de la portée qu'elle pourrait
avoir pour chacun. La volonté proprement politique est intéressée
et vise un bien être immédiat pour la cité. Une volonté
désintéressée est au contraire éthique. Elle
s'adresse à chacun comme individu, comme homme, et non comme citoyen.
L'œuvre qui transmet cette qualité éthique dure à
travers les révolutions. Si néanmoins une œuvre dure
sans posséder cette qualité, c'est qu'elle se maintient
en vertu de l'immobilité de la société. Ainsi, tout
divertissement se maintient grâce au public auquel il est destiné.
La durée des œuvres dépend donc soit de l'inertie de
la culture, soit de la flexibilité de l'art. On peut juger de la
valeur d'une œuvre reconnue en fonction de la raison de cette reconnaissance.
Si une œuvre devient l'emblème d'un gouvernement, sa duré
est liée à celle de ce gouvernement. Par contre, si une
œuvre se communique à travers différentes institutions,
alors elle possède un caractère véritablement unique
et universel. Pour conserver son caractère universel, une œuvre
ne doit pas se conformer à une seule interprétation mais
donner lieu à un continu interprétatif en constante évolution.
Dans une cité idéale, on peut s'attendre à ce que
l'art et la culture s'assemblent sans dommages ; ce qui, dans la réalité,
est rare. Les gouvernements ont effectivement comme souci principal leur
maintient, quelques soient leurs lacunes. Il est plus prudent pour eux
d'imposer au spectateur des artistes qui ne leur posent pas de problèmes
que de prendre les artistes comme ils viennent parmi le public. Il serait
pourtant préférable que les gouvernements défendent
les œuvres produites en leur sein, en protégeant les artistes
contre les subversions économiques ou idéologiques. Un gouvernement
impartial ne sélectionne pas les œuvres au nom d'une politique
arbitraire et intéressée. L'artiste doit pouvoir juger également
de façon autonome et désintéressée de la valeur
de son travail. Au contraire, la culture ou l'art instrumentalisé,
avec ses chefs-d'œuvre, interdit le déploiement de l'œuvre
pour elle-même. De même que la cité doit favoriser
le citoyen, l'art doit s'enrichir du potentiel des créateurs. Mais,
les auteurs, en tant qu'ils doivent obéir pour pouvoir créer,
ne sont plus eux-mêmes créatifs. L'artiste, pourtant, devrait
avoir le droit de présenter tout ce qu'il peut. Ce privilège
revient communément aux techniciens - eux dont le pouvoir devrait
parfois ne jamais dépasser le devoir. Nous voyons alors la technique
recevoir toujours plus de moyens, tandis que l'art est spolié avant
même d'exister. De plus, le principe de concurrence est incompatible
avec celui de singularité. Car pour qu'il y ait concurrence, il
faut que quelques uns réussissent mieux que d'autres à atteindre
une fin commune. Or la fin en art est celle que chacun se donne. Le devoir
peut s'imposer dans les compétitions pour que chacun respecte les
règles et n'use pas de n'importe quel moyen. Mais, étant
donné l'illégitimité de la compétition en
art, il n'y a pas lieu d'y imposer un tel garde fou. Les compositeurs
en résidence qu'évoque Jérôme ne sont pas mieux
protégés que les autres des impératifs économiques
et politiques ; au contraire, ils sont eux-mêmes sélectionnés
en fonction du conformisme de leurs œuvres. La commande imposée
aux architectes opère plus tôt encore une sélection
de ce type.
Science et technique
Au sein même de la science réside encore de grandes inégalités.
Certains domaines, comme ceux concernant les maladies rares, ne sont pas
développés parce qu'ils n'apparaissent pas indispensables
aux dirigeants politiques et commerciaux. En même temps, on entretient
par endroit la recherche sans que ses agents sachent à quelle fin
ils travaillent. On les encourage seulement à créer des
dispositifs dont l'utilité aura peut-être la chance d'être
découverte par la suite. Mais, qu'on se comporte en artiste, en
étant sensible aux fins de son travail, alors la manne se raréfie.
La raison pour laquelle l'artiste est peu soutenu est qu'il est maître
de ses fins ; tandis qu'en science, on ne s'occupe que de moyens et on
ne peut s'en occuper tranquillement qu'en tant qu'on travail à
l'accomplissement d'un but extérieur, celui de la collectivité
ou, le plus souvent, celui des dirigeants. Il apparaît clairement
que cette dépossession de la fin n'est pas un privilège,
une liberté, mais une contrainte.
La finalité externe des arts mécaniques est la transformation
du milieu. Les beaux-arts, par contre, ont une finalité interne
et n'ont pas de pouvoir direct et objectif de transformation (même
si notre perception subjective des choses peut être transformée).
C'est pourquoi il ne saurait y avoir en ce domaine de devoir limitant
l'expression de l'artiste. La limitation s'impose en revanche dans les
arts mécaniques par respect pour l'extérieur. Sans quoi,
lorsque l'utile dominera, la technique aura absorbé la civilisation.
Ce qui devrait être - d'une part, l'obéissance de l'art mécanique
à des devoirs en raison de sa puissance transformatrice du monde
et, d'autre part, la possession d'un plein droit dans les beaux-arts légitimé
par son innocence ou du moins sa seule puissance morale - se trouve inversé
dans la réalité : les arts mécaniques se voient attribuer
sans réserve un droit d'agir, tandis que le devoir pèse
sur les beaux-arts. Le résultat est une transformation violente
du milieu sans évolution des mentalités, alors que notre
action devrait être sans cesse interrogée. Les beaux-arts
n'ont pas de pouvoir de transformation matérielle, hormis dans
le cadre de l'œuvre elle-même ; tandis que les arts mécaniques
et la technologie induisent des bouleversements parfois violents et étendus.
Comme la technologie a peu de pouvoir sur les esprits (en dehors de leur
conditionnement), elle n'a pas conscience de son influence. Aux beaux-arts
revient alors le rôle de renseigner les consciences sur le monde
tel qu'il peut être. Il n'est donc pas plus absurde de parler de
finalité de l'œuvre que de moralité en art, dans la
mesure ou ce qu'il opère n'est pas une modification objective mais
subjective.
La science relève du devoir, l'art du pouvoir. Par conséquent,
la science ne doit pas faire tout ce qu'elle peut ni l'art uniquement
ce qu'il doit. Dans La République de Platon, la science dicte son
droit à l'art, comme si la science demeurait vide d'opinion, d'arbitraire,
comme si sa volonté n'était jamais déterminée
par rien. La science recherche l'unité de la forme grâce
à laquelle toute expérience peut être classée,
répertoriée. L'art cherche plutôt l'unité de
la matière, la substance des individus avec la richesse des formes
qui s'y rassemblent. La science amène un cadre qu'il faut respecter
et l'art indique tout ce que peuvent les éléments de la
réalité. Or le fait de favoriser le modèle scientifique
conduit l'art à devenir un mode d'illustration quasi scientifique
des thèmes qui préoccupent la société. Il
n'y a pas en retour un tel diktat de l'art qui imposerait à la
science le devoir de se nier en s'attachant à une compréhension
isolée de chaque phénomène individuel. Pourtant,
l'art nous indique que son processus habite toutes les branches de notre
activité, et que la science échoue dans son entreprise de
globalisation. Si l'art disparaît, disparaîtra la conscience
de l'illusion de l'homogénéité de la science. Niant
l'art, l'esprit scientifique obtus nie sa part artistique et n'est plus
capable de reconnaître sa propre partialité. La science est
l'art qui, à partir de sa simple possibilité, se rend nécessaire
et, ce faisant, pense sortir de la fiction vers la réalité.
Or une science ignorant sa partialité et son inexactitude est plus
dangereuse que les propositions artistiques, lesquelles admettent rester
au niveau de la fiction et du mouvement de la pensée. Ce n'est
pas l'objectif mais l'effet de l'art que de nous apprendre à n'avoir
que des opinions plutôt que des certitudes scientifiques. L'art
est donc fondamentalement critique à l'égard des dogmes.
La science est théoriquement la seule habilitée à
prescrire des devoirs sans arbitraire. Mais dans la pratique, c'est au
droit de limiter ce devoir s'il est préjudiciable pour l'être.
Le droit corrige l'imperfection du savoir qui tend à transformer
l'être. Il doit préserver la diversité de l'être
contre l'unité de la science et conserver la possibilité
d'une compréhension illimitée du monde. L'art a une revanche
à prendre contre la science dans l'intérêt même
de cette dernière. Il est le seul à pouvoir désamorcer
la présomption d'universalité du modèle homogène
que la science entend réaliser. Je ne suis pas opposé à
la science, mais à une certaine science qui prétend se distinguer
de l'art, sans se rendre compte qu'elle refoule ainsi la part artistique
qui l'habite. Il résulte d'une telle mauvaise foi une sorte d'obscurantisme,
avec cette idée que nous avons atteint la réalité
dernière, alors que tant de choses restent à découvrir.
Habituellement, on prétend que c'est au devoir de limiter les droits
afin de délimiter la sphère au-delà de laquelle la
liberté d'autrui est menacée. A cette idée, j'oppose
le fait de limiter le devoir par le droit. Cela consiste à remettre
en cause l'ordre établi. Non pas que l'anarchie soit ici mise au
premier plan, mais simplement la possibilité d'une réciprocité
entre art et science, comme entre droit et devoir. Nous voyons donc qu'il
y a une analogie entre ma proposition de permettre à la culture
de respecter l'art et celle de permettre à la science de respecter
l'art. Ce qui signifie que la science relève, pour moi, davantage
de la culture que de la nature.
La personne et le citoyen
Rien ne justifie que l'on prive le créateur de sa liberté
d'entreprendre. Il jouit du pouvoir et du droit infini de la personne.
Ce droit limite le devoir du citoyen, de manière à ce que
le pouvoir créatif ne se trouve pas empêché par le
devoir civique. Le droit infini est limité par le devoir et la
science. Mais puisque la science est imparfaite, il faut limiter le devoir.
Le devoir du devoir est donc de ne pas limiter l'infini et le possible.
Car ce n'est certainement pas à l'homme imparfait de faire en sorte
que tout arrive nécessairement. Par définition, les devoirs
que l'homme s'impose à lui-même ne sont pas parfaitement
bons et compatibles avec le respect de ses droits, du fait de la méconnaissance
d'un droit absolument parfait. Par conséquent, en se soumettant
à un mauvais droit fini, à de mauvais devoirs, il accentue
encore plus sa faiblesse en limitant sa liberté. Si des devoirs
sont nécessaires, la liberté l'est tout autant pour permettre
aux devoirs de se réformer. Voilà qui place la volonté
dans la dépendance de l'imagination plutôt que dans celle
d'une supposée raison qui n'est que le fruit d'une imagination
figée.
Après avoir montré comment le devoir a aboli le droit, nous
devons essayer d'envisager comment le droit peut faire reculer le devoir,
comment le sujet peut s'alléger de son armure citoyenne. La première
chose à faire est d'amener les devoirs à douter d'eux-mêmes,
à réaliser qu'ils sont les avatars d'un droit imbu de lui-même
et qui outrepasse sa limite. C'est dans leur propre intérêt
que la science et le devoir doivent écouter ce que le droit et
l'art ont à leur dire. Et c'est dans l'intérêt des
artistes eux-mêmes d'aider la science à être plus sage.
Car il s'agit d'une coopération à atteindre et non d'une
lutte ou l'un des protagonistes doit détruire l'autre. Si le devoir
est un droit qui outre passe sa simple possibilité pour se rendre
nécessaire, il y a un devoir du droit, au-dessus des devoirs contingents
qui entrent en conflit avec le droit. Ce devoir du droit consiste à
faire en sorte que le droit reste dans le domaine du possible et donc
du réformable, au lieu de prétendre à une stabilité
nécessaire. Evidemment, ce propos reste abstrait et il se peut
qu'une réforme soit moins bonne que la conservation d'un acquis.
Mais il faut voir qu'un acquis se maintient en évoluant et que
certaines réformes sont en fait destinées à empêcher
cette évolution pour préserver le privilège de quelques
uns.
*
La création est moins domestication que rencontre, et moins dominatrice
que polémique. L'artiste ne joue pas pour gagner mais pour jouer.
Ce n'est pas l'appropriation qu'elle entraînerait qui domine la
création, mais c'est l'inquiétude jamais dominée
par la souveraineté. Le créateur préfère cette
inquiétude à l'asservissement du maître aliéné
à ce qu'il maîtrise. Le créateur est tout aussi dominé
que dominant. Mais il choisit la forme de son aliénation. Sa création
ne saurait être assistée. Elle doit être au contraire
absolument permise. C'est le droit du créateur qui limite son devoir
et non l'inverse, cette indulgence que l'on nomme droit d'auteur pour
les mieux disciplinés. L'excès du politique est nuisible
à l'art. Les artistes doivent s'opposer aux politiques, comme le
mouvement au repos, faiblement, continuellement ; et peut-être en
vain, comme la vie s'oppose à la mort. Il ne suffit pas de constater
que l'art meurt à mesure que chaque sujet est soumis au contrôle
de plus en plus implacable d'une civilisation soi-disant objective. Il
faut inviter l'art à tenir son rôle dans cette société,
au contraire de ce qui a lieu. En effet, les artistes se font mauvais
journalistes, mauvais sociologues et contribuent eux-mêmes à
l'anéantissement de leurs œuvres. Je souhaiterais que les
artistes restent subtils ; que, sans aller s'écraser désespérément
contre les remparts dressés pour prévenir les révoltes
ni s'y loger eux-mêmes pour les défendre, ils dialoguent
avec ce mur. Un dialogue impossible, semble-t-il. Mais c'est l'impossibilité
même qui doit survivre avec l'art. Si l'artiste la craint, il peut
rejoindre la cohorte des très réalistes. La tâche
de l'artiste n'est pas seulement critique. L'institution a très
bien assimilé la révolte et s'en sert soit pour se donner
bonne conscience, soit comme repoussoir. Il faut considérer en
outre que l'artiste est attendu, qu'on a besoin de lui, non pour produire,
mais pour respirer. On fait croire aux artistes que les spectateurs attendent
telle ou telle chose, ce que les spectateurs pensent aussi. Mais, en réalité,
ils attendent des propositions qui viendraient des artistes eux-mêmes.
Mon opinion rejoint ici celle de Philippe Dagen, auteur de L'Art impossible
et qui, dans un entretient dit "il est (…) terriblement hypocrite
de tenir un discours qui demanderait aux artistes d'être de bons
"médecins de la société" tout en sachant
pertinemment par ailleurs que cette société n'a pas véritablement
de curiosité pour ces supposées guérisseurs".
Comme nous comparons l'art et la politique à la vie et la mort,
nous pouvons aussi les comparer à la question et la réponse.
Une réponse épuise rarement la question et il est préférable
de se souvenir de quoi la réponse est la réponse. En outre,
toute réponse entraîne davantage de questions qu'elle n'en
résout. Aussi voit-on la culture se pencher sur l'art comme sur
son origine, et l'art s'opposer à la culture avec le désir
de briser les faux consensus. De même que, dans la première
partie, le privé ne pouvait exister sans le public ; dans la seconde,
c'est le public qui ne pouvait exister sans le privé. Ainsi, nous
ne défendons pas une thèse unilatéralement internaliste
et privée ou externaliste et publique, mais la thèse selon
laquelle il faut veiller à ce qu'aucun principe n'aliène
l'autre, sans quoi la création serait inintelligible et solitaire,
ou alors elle ne serait pas du tout, rien de plus que pure production
sans évolution. Nous pouvons ajouter que, même si nous reconnaissons
que sur le plan théorique (épistémologique, esthétique
et critique) l'approche externaliste présente un grand intérêt
(première partie), du point de vue pratique (politique, moral ou
éthique), nous devons prendre la défense du privé
(seconde partie).
(R. Edelman, printemps 2003)
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