- Al Columbia
Pim & Francie, fantagraphics books - ISBN 13 : 978 160 699 3040
Une des innombrables inventions de Pim & Francie est la régularité avec laquelle il déjoue, au mêmet titre que la linéarité du récit ou celle d'une planche elle-même, la linéarité générale du mouvement dans lequel nous embrassons la traversée d'un livre : plus qu'un faisceau des courses de lectures, Al Columbia réprime le cours physique de la lecture et l'oblige à d'incessants retours : régulièrement, elle vient frapper une case qui la rejette comme un rocher rejette une vague à son bouillon indéterminé le temps qu'elle trouve à nouveau son rythme, éclairé par cette nouvelle ouverture au récit ; à tout moment, une case lointaine vient charger de sens une scène apparue vingt pages auparavant et nous ouvre à une lecture en ressac (la maille éclatée des multiples récits qui désordonne le livre et le recompose inlassablement interdit de recourir à notre seule mémoire ; elle est bien impuissante à saisir un motif que l'on croyait connaître déjà, à l'agencer dans le cadre et la mesure formés, lentement, par la chaîne de ses variations).
Chaque apparition d'une sorte de figure, de topos (configuration, saynète déclinée, créature), entraine ainsi une chaîne de narrations possibles, mais aussi des entrelacs narratifs entre elles, et de singulières contaminations. En effet, certaines occurences s'établissant en greffes sur des cours de récits, elles ne quitteront plus le champ dès lors qu'elles s'y seront introduites, elles le parasiteront, elles agiront sur les volets de ce conte noir et mélancolique pour l'entraîner dans un pourrissement généralisé du dessin comme du récit.
L'encre de « Pim & Francie » est aussi malade que le discours, et le développement de toute partie de ce livre si incroyable et si beau semble emprunter au cancer le jeu de ses métamorphoses clandestines, incontrôlées, mortifères.
Al Columbia arrache l'encrage à son domaine technique, artisanal, pour en faire une activité du sens : à la fois zone de précision - focus - et terrain d'apparition, matrice, c'est l'espace temps révélé de l'atelier qui donne son rythme et son étendue au domaine habituel de sa soustraction. Mais cet encrage disséminé participe également de la lèpre générale qui affecte « Pim & Francie », tout en rendant extrêment ambiguë la fonction du crayonné rendu visible, zone de concrétion ou s'encrent les moments d'une tragédie ou zone de disparition où vont s'abolir tous ses protagonistes.
Comme ça n'était plus arrivé depuis longtemps — le mort-vivant s'est fixé en une convention épuisée de l'horreur comme genre récréatif — Al Columbia parvient à redonner à la représentation d'une créature gelée entre vie et mort toute la profonde tristesse d'une condition du retour sans solution affective. Les variations sur le thème de la décomposition échappent, par l'intelligence générale de ce livre et par l'ambiguïté de son univers plastique, à tout procédé, à tout cliché, et nous lavent des académismes trash qui confondent depuis la sanctuarisation du punk la mélancolie et le train fantôme.
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J'aime voir dans la double page ci-dessus, au début du livre (pas de pagination) l'indice, l'opérateur de lecture, par lequel ce livre trahit la nature de son espace propre pour nous y inviter ; cette double page rend immédiatement visible l'artifice par lequel on fait un livre de quelque chose qui l'excède largement : le livre n'est que la recomposition linéaire d'une immense carte à traverser, dont les syncopes, les accidents, les errances, sont le produit de notre propre perte, empesés que nous sommes par le faible espace de recomposition dont nous disposons : l'espace d'une double page pour champ de vision. Cette double page fraye un passage dans un espace immense que nous effleurons le temps d'une lecture, et c'est le territoire tout entier du possible en bande dessinée auquel ce livre semble se superposer.
Bosse de Nage