- Grandpey Ronald
Frontière, autoédition
Frontière porte bien son titre. La série semble dès les premières pages se situer au bord. A la limite de la stagnation, une histoire où il ne se passerait rien. Bien sûr il s’y passe foule de choses, mais étirées, en sourdine, en suspend. Un récit de moments, d’attentes, et d’actions qui s’étendent jusqu’au contemplatif.
À résumer, Frontière prend l’apparence d’un récit épique : le roi décide d’emmener Estebald sur son bateau customisé à la frontière de son royaume. S’en suivent un trajet à toutes vitesses, une attaque surprise, des vols oniriques, les soldats du pays d’en face, un sniper… mais tous ces évènements sont soit réduits à leur plus simple expression (la chose advient, et c’est tout), soit étirés jusqu’à dépasser leur statut d’évènement pour devenir le corps même du récit. Le bateau fonce sur l’eau, et Grandpey allonge l’action pour en prendre toute la mesure, la vitesse et le temps, sur plusieurs pages et rien d’autre. Il faut alors tout un art du rythme et de la mise en scène pour réussir ça, varier les temps de pause et les temps de mouvement, multiplier les cadrages (de ce point de vue, la mise en scène est extrêmement dynamique), les silences et les dialogues jusqu’à la fascination, où c’est ce rythme seul qui devient le centre de tout, arrêts, faux départs et accélérations.
Le récit est réduit au minimum, presque abstrait, un paysage plutôt que des personnages, une ambiance plutôt qu’une intrigue.
Frontière s’est débarrassé du souci d’une narration qui se devrait de varier et multiplier les rebondissements, de créer l’empathie avec les personnages, de gérer une structure et une histoire qui fuirait absolument le temps mort. Là le temps mort n’est pas mort, c’est un moment du récit, aussi important et solide qu’un autre, il fait partie d’un mouvement global, et à force de porter son attention aux moindres choses (mouvements du corps, rythme du dialogue, geste et action suspendus), Grandpey réussit à donner une ampleur à tout ça, une vue d’ensemble mystérieuse et poétique.
Souvent, Frontière est double. Un univers vaste mais intime, une lenteur mais un rythme incroyablement maîtrisé, musical, quelque chose d’abstrait mais qui passe principalement par une concrétude des actions. Un dépouillement généreux.
Ce qui tient tout ça debout, c’est évidemment le dessin aussi. Tout d’abord quelque chose de rigide dans les personnages, comme des playmobils au visage neutre et aux émotions fermées. Ce que ça installe en premier lieu, c’est une distance avec les habitudes du récit classique : si une histoire est bien racontée, elle l’est dans les faits, les actions, pas dans l’émotion ou la psychologie des personnages. Du coup impossible de rentrer en empathie avec Estebald ou le roi, leurs pensées et leurs affects nous sont inconnus.
Pourtant, cette distance ne fait pas de Frontière une série de petit malin formaliste. Principalement parce qu’une énorme part de la dramaturgie passe par le trait de Grandpey, une ligne tremblante, sensible et spontanée, qui déborde sur elle même ; quelque chose d’enfantin et d’ample. Et puis surtout un travail étonnant sur les aplats de noirs, des ombres qui surgissent de nulle part, incompréhensibles, qui recouvrent parfois un visage, ne laissant qu’un regard dans le noir, et ce cône noir sur l’eau, qui rend certaines cases presque illisibles. La représentation vacille et là encore, c’est une affaire de rythme, de variations et de vibration entre l’ombre et la lumière, qui ouvrent le récit vers une sensibilité, une douceur nimbée d’angoisse diffuse. Une belle étrangeté.
Frontière décrasse l’esprit et l’œil du lecteur, en se plaçant résolument en dehors des canons du récit classique, en travaillant sur un ralenti et des accélérations, en construisant des pages à la beauté singulière (le simple feuilletage de la série provoque déjà une émotion particulière, une suspension intrigante). Il faut passer par un temps d’apprentissage, d’accommodation (une lecture trop superficielle et c’est le vide et la déception, surtout ne pas lire Grandpey à la fnac), et c’est l’entrée garantie dans une œuvre vraiment unique
Julien Meunier