- Yuichi Yokoyama
EXPLORATIONS aux éditions Matière.
Je reste bloqué ces derniers jours par les deux derniers livres de Yuichi Yokoyama que j’ai lu. Difficile d’en faire le tour alors que pourtant le travail de Yokoyama fonctionne sur une certaine évidence, une immédiateté des « effets », tout semble là dès la première lecture. Mais ça travaille sur des propositions tellement puissantes, qui relèvent tellement d’une expérience de lecture particulière, que nommer et circonscrire se qui se produit dans ces livres est assez ardu. Je sais d’avance que je vais être imprécis et lacunaire, mais enfin on pourra toujours y revenir plus tard. J’en parle donc comme ça vient.
Je l’avais dit avant, je le redis quand même, les livres de Yokoyama se placent dans la pure action, l’acte, le geste, sans situation, sans contexte, sans psychologie, sans sociologie, des personnages sans histoire avancent dans un décor, l’explorent, le transforment, l’observent, et c’est tout. Il s’agit alors de dynamiques, d’enchaînements, de causes et de conséquences, et de distribution de regards, c’est à la fois une réduction radicale de la narration et une ouverture puissante vers une sorte d’état des choses et un élan, une émotion qui vient d’un équilibre fascinant des espaces inventés et de l’énumération des gestes. C’est la description d’un certain être au monde, qui donne un sens fantastique et supérieur à l’observation d’un lieu, à sa transformation violente ou paisible, une évidence et une élévation d’éléments à la fois prosaïques et éternels.
Ça passe principalement par un flirt excitant avec l’abstraction, au niveau du récit donc (ça ne raconte presque rien, une focalisation sur peu de chose qui dégage un espace narratif très vaste) et au niveau formel, ensemble de surfaces, de courbes et de lignes. Il faut lire Yokoyama pour saisir le vertige que peut provoquer le seul fait de comprendre les pages qu’un regard rapide nous avait fait croire impénétrables. La jouissance que produit l’enchaînement des cases lorsque naît la fluidité et la clarté, le rythme rigoureux de certaines pages qui ne fonctionnent sur la griserie de la succession, il y a là un plaisir de lecture d’une singularité que je n’ai rencontré nulle part ailleurs. C’est parfois aussi un moteur du récit, où les personnages investissent un lieu pour se poser la question de ce qu’ils ont en face d’eux, ce que c’est, ce que ça veut dire, d’où ça vient, comment ça marche. La lisibilité et la compréhension des formes sont au centre des deux livres, pas comme un problème mais comme un champ ouvert des possibles (il faudrait aussi reparler de ces images qui envahissent les images, personnages qui photographient les décors pour mieux les regarder, pages de livres d’images qui remplissent le cadre…).
Il n’y a pas de profondeur, de sous texte ou de discours dans ces livres, les personnages, lignes de mouvements ou onomatopées ont le même statut esthétique, tout est également affaire de disposition dans l’espace, aplat ou ligne de fuite, dans une représentation géométrique, des échelles, des distances et des vitesses, et un rapport physique au monde. Ce qui est lourd, ce qui est léger, ce qui tombe, ce qui se casse quand on le frappe, ce qui roule quand on le pousse, la concrétude d’un récit poussé à bout, jusqu’à produire autre chose, une fascination pour une beauté de ce qui est et de ce qui est fait. Chez Yokoyama, on regarde ou on agit, aucune catharsis ou projection, pas d’enjeu, plutôt une totalité, une somme d’évènements, un monde mystérieux décrit dans une éclatante limpidité.
Dans Color Engineering, il y a en plus la couleur, par ordinateur ou en peinture. C’est à la fois les mêmes questions qui sont travaillées, une continuité, et une dimension supplémentaire. Où la peinture est une surface ou une matière, qui participe elle aussi d’un rapport à l’abstraction, dans le sens où elle fonctionne comme supplément de confusion des formes dans un premier temps (on n’est plus dans un travail sur la ligne), puis comme pivot d’une lisibilité possible dans un deuxième temps. Il y a alors tout un passage de réinterprétation du monde, qui part de photographies de détails, une mise en relief d’éléments banals dans ce qu’ils peuvent comporter d’étrangeté, retravaillés ensuite dans une mise en récit de cette étrangeté, réintégrée dans la logique interne de l’univers de Yokoyama, en une machinerie de mouvements et de couleurs. C’est toute une mise en tension de la lecture. Et c’est alors troublant de voir combien ce monde clos et abstrait arrive sans aucun problème à coexister avec la photographie, comment la captation se fait vider de son potentiel de témoignage et revitaliser de tout un imaginaire pourtant très éloigné dans le spectre des représentations.
Yokoyama, si il veut, il englouti le monde pour mieux le transfigurer, il abaisse les barrières, il n’y a pas deux mondes, il n’y en a qu’un et c’est le sien.
(les scans sont un peu pourris, j'ai pas trouvé mieux sur le net)
(Le livre chez Picturebox est très bien fait, avec des pages qui se déplient à chaque histoire, bien dense, bien souple, belles couleurs évidement. Ceux de chez Matière sont plus sobres, ils répondent à une maquette propre à la collection, je les trouvais très bien puis je suis tombé sur les éditions américaines de ces livres, couvertures cartonnées, reliures cousues, plus grand format. Je ne les ai pas lus, je ne sais pas si ça fonctionnait, en tout cas ils étaient très beaux.)
Julien Meunier