Alexandre Balcaen des éditions ADVERSE.

Entretien mené par Cédric Chaigneau au festival Indélébile de toulouse (mai 2016).
Transcription de Christiane Monier & C. de Trogoff


 

C - On va parler tous les deux. Bon, bien bonsoir Alexandre.

A - Bonsoir Cédric, bonsoir

C - Merci d’avoir accepté notre invitation pour le festival Indélébile et à cette conférence.

Donc on va parler de cette nouvelle maison d’édition que tu as lancée il y a à peu près 6 mois c’est à dire la maison d’Edition Adverse que tu as lancée tout seul.

A - … Entouré de quelques personnes avec qui on échange régulièrement sur différents projets. Mais, ouais voilà, c’est vraiment moi qui m’en occupe quoi.

C – OK. Donc ce qu’on va faire, c’est que... qu’il y a un avant Adverse, un petit peu, enfin dans le monde de l’édition de la bande dessinée et il serait peut-être intéressant de voir d’abord le parcours que tu as eu avant de lancer ces nouvelles éditions.

... Et peut-être, on peut dire que tu arrives un peu dans le monde de l’édition de la bande dessinée … à L' Association en fait.

A - … L’Association et THC ( The Hoochie Coochie ) à peu près simultanément.

L’Association c’était un travail … j’étais employé par la structure. J’y arrive en 2006. C’est un moment assez important pour moi parce que j’étais en librairie juste avant, j’avais vu arriver le plates-bandes de Jean-Christophe Menu et … les premiers numéros de l’Éprouvette, j’arrive à L’Association entre l’Éprouvette 2 et l’Éprouvette 3 … et c’est un moment d’effervescence critique autour de la bande dessinée qui …qui m’excitait beaucoup en temps que lecteur et en temps que libraire et donc j’arrive à L’Association alors qu’on est en plein feu du 3e numéro quoi.

Et … à peu près en 2006 aussi je rencontre des gens de THC avec qui on sympathise ; on commence à envisager des projets en commun et je vais..., je vais leur filer des coups de mains sur des ateliers de façonnages et d’impression de couverture en gravure et... assez rapidement se décidera l’idée que des gens comme moi et d’autres qui n’étions pas auteurs — alors que THC était vraiment à la base, enfin, représente un collectif d’auteurs — de rejoindre la structure pour aider à professionnaliser le projet et travailler plus sérieusement sur la question de diffusion, … Essayer de peaufiner les maquettes et toutes ces choses là. Donc entre 2006 et 2010, voilà  je suis de nouveau salarié de L’Association et soir et weekend je travaille avec THC...

C - D’accord et au fur et à mesure donc chez THC, tu commences à porter certains livres.

A - Ben, ça passe surtout par... j’apprends la maquette au fur et à mesure, donc porter des projets, dans un premier temps, c’est vraiment s’occuper des livres en relation avec les auteurs. Les premiers sur lesquels j’ai travaillé ça été de Martès Bathori. Et surtout le … l' idée de la collection Trois … qui était de mon initiative et qui était une idée pompée à Drawn & Quarterly.

C – Ouais. Et Showcase...

A – La Collection Showcase qui présentait des formes moyennes entre 25 et 40 planches qui comptait deux, trois auteurs dans les numéros, et qui avait pour but de valoriser des auteurs émergeants et … de proposer des livres assez peu chers mais de temps en temps des travaux plus amples...qui tentait aussi des espèces de mise en résonnance d’écritures. Et moi c’est une idée qui m’intéressait. La collection Trois de THC répond à ces contraintes-là et … Le premier numéro a associé à Bertoyas, L.L. de Mars et Tim Danko et c’est le..., c’est le premier projet dont enfin..., pour lequel j’ai vraiment été à l’initiative de la constitution du sommaire, de tout le travail avec les différents auteurs... et ce sont des auteurs dont le travail me passionnent toujours aujourd’hui, avec lesquels il y a des projets.

C - Oui tout à fait, donc le premier Trois c’est 30 pages par auteur...

A - A peu près...

C - une trentaine de pages par auteur... et donc qui ont... c’est des récits indépendants

A - Ouais

C – Et surtout chaque auteur travaille sans forcément connaître ce que l’autre fait...

Et du coup ça compose quand même quelque chose à trois, ça fait  dialoguer ces travaux d’une certaine façon.

A - ...Trois travaux très singuliers, … qui a priori n’ont pas forcément grand chose à voir les uns avec les autres. Mais ce qui me paraissait les rapprocher c’est un intérêt assez fort, enfin une grosse singularité dans l’écriture : à la fois du texte mais dans la manière d’approcher la bande dessinée à proprement parler …Bertoyas qui fonctionne avec des éllipses très, très radicales, L.L.de Mars qui fait se confronter plusieurs niveaux d’écriture dans les mêmes planches, et Tim Danko aussi mais selon...dans de toutes autres modalités et … et ça composait une espèce, une espèce de monstre quelque chose de très, très bizarre que moi, vraiment, je trouvais pertinent. Et je me suis rendu compte, d’ailleurs, en travaillant sur ce projet, qu'il y avait des affinités électives entre L.L.de Mars et Bertoyas ... et L.L.de Mars c’est très rapidement passionné pour le travail de Tim Danko...Y’a des choses qui ont fait corps assez naturellement entre les auteurs eux-mêmes...

C - Je pense que des trois, le moins connu encore, en France en tout cas, c’est Tim Danko.

A - C’est Tim Danko...

C – Qui est un Néo zélandais.

A - Alors Tim Danko..., on a découvert ce travail dans le cadre de Turkey Comix qui est la revue collective de THC … Donc, Gauthier Ducatez , qui a été un des auteurs-fondateurs du projet, avait découvert le travail d’un auteur qui s’appelle Grégory MacKay et qui a été rapidement publié chez THC... c'est un auteur australien et par son intermédiaire, en fait, on lui a demandé … de nous orienter. On avait envie de découvrir ce que c’était l’effervescence créative en Australie car c’était un territoire qui n’était pas du tout...pas du tout connu en Europe et … Grégory MacKay nous a montré des sites internet qui... montraient le travail des artistes là-bas et … moi je suis tombé toute de suite, immédiatement amoureux, du travail de Tim Danko. Pour un travail qu’il avait réalisé en ligne et qu’on a décliné sous forme de publication papier chez THC, un titre qui s’appelle Félicitations et qui est en démonstration dans l’exposition.

C - Ouais. Parce que tu fais une exposition en même temps que cette conférence, qui se trouve dans notre espace à côté du collectif IPN...

Donc tu portes d’abord... y’a ce titre le Trois #1 qui est, donc, cette collection dont tu es l’initiateur... bon, tu en as fait un deuxième… avec Judith Malle, Muzotroimil et Robert Varlez et qui est très différent d’ailleurs du premier car il est entièrement muet.

A - ...Des travaux très formels, ouais. La question de la narration, entre guillemets, fonctionne de manière fantôme c’est-à-dire : y’a pas d’explication claire sur ce qui se joue vraiment dans cette succession de planches … mais il y a un tout, un tas d’indices graphiques, de jeux avec les motifs qui sont redistribués, de manière différente au fur et à mesure des planches et qui invite le lecteur à se poser... tout un tas de question sur « qu’est-ce qui circule entre ces images là, qu’est-ce qui fait que partant de telle image on arrive à telle autre, que l’on va emprunter un élément de telle image à un autre endroit ? » Y’a des tas de choses qui se jouent là-dedans et il faut..., c’est vraiment laissé, à la... enfin, à la libre intelligence du lecteur. C’est pas une bande dessinée où on oriente vraiment la lecture de manière très, très déterminée, quoi.

C - Et donc toujours chez THC tu as quand même porté pas mal de livres. On va s’arrêter encore sur un ou deux livres importants, on va dire, dans ce temps là d’édition. Donc y’a, on a parlé de Robert Varlez. Effectivement, y’a le Séquences de Varlez qui est, peut-être, assez déterminant dans ce que tu vas faire, dans ce que tu fais aujourd'hui avec Adverse.

A - ... C’est un travail qui a beaucoup compté. … J’ai découvert quelques planches de Robert Varlez qui est un artiste qui..., il était éditeur de poésie contemporaine essentiellement, plasticien et … en fait il a fait toute une série de travaux en bande dessinée… sollicité par notamment..., encouragé par Martin Vaughn James qui est un auteur … un auteur vraiment important qui a fait un livre qui s’appelle La cage qui est disponible aux Impressions Nouvelles . Donc, Robert Varlez a fait toute une série de travaux formels inspiré par les..., la chronophotographie de Muybridge dans des revues de littérature dans les années 70. Et … en fait, le monde de la bande dessinée, à peu près, est complètement passé à côté de ce boulot-là … dans, même dans ces revues de  littératures Robert Varlez était assez peu, ... enfin la qualité de son travail a été assez peu relevée. Bon, c'était qu'un auteur de bande dessinée entre guillemets... même si c’était très étonnant, ce qu’il proposait à cette époque-là, et il n’y a jamais eu d’anthologie donc il n’y a pas eu de livre … qui permettait vraiment de valoriser son travail d’auteur de bande dessinée, seulement plein de choses très disparates. J’ai découvert des extraits sur Le Terrier qui est un site qui a été créé par L.L. de Mars et qui agrège des travaux artistiques et intellectuels de tout un tas de gens. 

… Donc L.L. de Mars connaissait le travail de Robert Varlez, ça faisait partie de ses influences  les plus importantes et il avait montré quelques extraits.

Moi je suis tombé dessus un peu par hasard, ça m’a passionné immédiatement. On a rapidement discuté avec L.L. de Mars pour voir ce qu’il avait vraiment sous le coude et … on a recherché dans les différentes revues, on a essayé de regrouper l’intégralité du travail de Robert Varlez et de trouver, trouver cet auteur …c’qu’on a réussi à faire.

Lui-même nous a trouvé, a sorti des archives et on a réussi à composer, donc, une anthologie de ces travaux courts réalisés entre 73 et 81 à peu près et on a publié son premier livre d’auteur de bande dessinée. En 2013, avec des travaux qui avaient 35 ans. Et … c’est une grande grande fierté de montrer ce travail qui était une.., qui présentait des innovations formelles dans la bande dessinée, vraiment folles, quoi. Il a eu tout un tas d’intuitions qu'à ma connaissance aucun autre auteur n’a eu … à la suite de ça et … donc ça a déclenché l’envie pour moi, en tant qu’éditeur, de le solliciter à refaire de la bande dessinée. Et là, là en 2014, pour le 4e numéro de la collection Trois, donc, Robert s’est reconfronté à la question de la bande dessinée, 35 ans plus tard et a proposé des choses, enfin presque 40 ans plus tard, des choses très, très étonnantes... et ça a déclenché l’envie de faire un nouveau projet long — qui sera publié par Adverse à la rentrée — où il repart sur le travail de Muybridge mais cette fois, en intervenant directement sur les photos ... il y a un prototype qui est disponible dans l’exposition aussi et qui est consultable. Voilà.

C - Ouais. Et ça s’appelle  Suit(es) … Et peut-être quand même encore un livre que tu as porté chez THC c’est le Crapule de E. et J. LeGlatin.

..Celui-là, c’est un travail de façonnage. Enfin penser le livre déjà d’une manière un peu particulière avec un petit tirage.

A - Ben là, c’est un projet où la forme entre vraiment dans le concept même du projet. En fait,   c’est 14 petits récits de 8 planches … Donc, récits entre guillemets parce qu’on est face à des situations, des confrontations entre les personnages, des moments de monologue, on ne sait pas forcément ce qui se joue précisément dans chacun de ces petits opuscules.

Mais par contre dès qu’on les met en relation les uns avec les autres, y’a des jeux de..., d’échos, de correspondance, y’a des thèmes qui commencent à se dégager de l’ensemble et …quelque chose émerge de la confrontation de tout ça. L'idée, ça été de travailler sur..., enfin de perturber l’envie de narration.

L’histoire donc... on raconte une histoire..., en fait dans chaque étui il y a 3 fascicules manquants... le lecteur le sait, on lui dit que c’est un récit troué. C’est un jeu sur la frustration, il manque des pièces, donc c’est normal qu’on... peine à saisir ce qui se joue réellement là-dedans. Et donc, on a fait un tirage limité à 364 exemplaires, pas par hasard car c’est le nombre de combinaisons possibles, 11 sur 14. Chaque étui présente à l’intérieur une association de fascicules uniques. Dans l’étui suivant, il y a toujours au moins un fascicule qui diffère et donc chaque expérience de lecture, pour chaque lecteur, confronté à cet objet, va apercevoir quelque chose de nécessairement différent. Parce qu’il il y a au moins un fascicule qui diffère. Donc le sens global diffère et … les matériaux utilisés, le façonnage ne permettent pas la consultation des ouvrages donc perturbe la collectionnite par exemple... Enfin, dans la bande dessinée, ça se retrouve beaucoup, ce truc très complétiste.

Là on ne peut pas, car comme les étuis sont clos, on ne peut pas aller voir dans l’exemplaire d’à côté s’il n’y a pas les 3 fascicules qui nous manquent. Et...on travaille avec des matériaux de rebus, de la bâche de chantier, des grosses agrafes.

Ça correspond tout à fait à l’univers dans lequel évolue les personnages du travail des frères LeGlatin. Et finalement ce système d’étiquettes, aussi, qui va se positionner sur un film noir, la bâche en l’occurrence, ça annonce un des principes de fabrication de..., d’Adverse.

 C - OK. Et donc là, on va en revenir à Adverse. Donc, tu as publié 4 premiers livres qui sont en librairie depuis février-mars...

Et donc parmi ces premiers livres tu as décidé de publier un manifeste pour revenir effectivement à ce mouvement un peu critique dans la bande dessinée que tu avais connu à travers cette expérience à L’Association. Donc, tu as pu vraiment… ben, poser un regard un petit peu critique sur le monde de l’édition de la bande dessinée et en même temps prendre position dans ce petit monde, dans ce milieu-là.

A - Dans ce milieu-là...

C -Pour avoir des propositions de livres.

A - Ouais 

C - Et de rapport à la librairie et au système de diffusion.

A - Alors …Donc le Plates-bandes de Menu m’avait donc, beaucoup, beaucoup marqué car c’était … dans le milieu de la bande dessinée, à ma connaissance, c’était le premier moment où un éditeur prenait vraiment, enfin établissait des histoires de position. Donc valorisait enfin une forme d’innovation, des partis pris assez tranchés et commençait à décrire la manière dont la grande édition industrielle s’emparait de formes inventées par d’autres — par des éditeurs plutôt minoritaires — pour en proposer des versions … on va dire light, soft, allégées, plus digestes, plus accessibles …L’édition industrielle étant inspirée par quelques énormes succès ayant émergé d'un catalogue de L'Association … Donc, voilà.

C’est histoire de marquer des positions et de faire un travail critique sur : qui travaille dans ce petit milieu-là, quelles sont les différences de procédés, …ça m’avait beaucoup touché et donc l’Éprouvette dans la foulée. Et les 2 choses qu’il y avait de particulièrement marquantes, c’était que cette envie de L'Association d’aller chercher hors du champ un peu balisé, enfin, très classique de la bande dessinée, un ensemble de travaux qui répondait à une vision sensiblement   élargie de la bande dessinée — comme le travail de  Charlotte  Salomon et plein d’autres — et les travaux éventuellement plus plastiques qui travaillent avec les motifs de la bande dessinée, qui travaillent sur la mise en série d’images, qui travaillent sur le rapport texte/image de manière assez différente de la bande dessinée classique — avec l’enchaînement de cases, les phylactères, la figuration des personnages, le récit de type romanesque, etc., etc. — Ça m’avait vraiment ouvert, … enfin, ça répondait à des choses auxquelles j’étais déjà sensible. Et il y a aussi toute la republication du travail de Dorénavant où un travail critique..., un travail critique dans les années 80 qui, à ma connaissance..., ce sont les premiers gestes des gens qui s’intéressent à la bande dessinée et qu’il critique avec beaucoup de, … avec un certain, enfin qui ont une position vraiment très, très tranchée sur ce qu’est le marché de la bande dessinée, la manière d’envisager la bande dessinée.

C’étaient des gens qui avaient des intuitions justement sur la manière ..., enfin sur ce que pouvait être la bande dessinée et qui n’étaient quasiment pas du tout suivis à l’époque dans les années 80 et qui avaient vraiment, qui étaient dans une position d’attaque assez frontale sur la bande dessinée à papa, enfin, ce qui faisait le marché à l’époque : donc les séries d’aventures, l'héroïc fantaisy, la science fiction, les récits historiques de chez Glénat et toutes ces choses... Qui quelque part aussi prenaient la suite d’intuitions des lettristes dans les années 50-60. Donc de gens qui s’intéressaient à l’idée de la bande dessinée mais essentiellement sur l’idée de faire travailler du texte avec de l’image et qui se disaient ... et qui avaient inventé un concept.

Ils appelaient ça de l’hypergraphie et notamment Maurice Lemaître a écrit des articles en disant : «  l’hypergraphie au-delà du pop-art et de la bande dessinée  » et donc pour eux, la bande  dessinée ne suffisait pas à, comment dire, à englober tout ce qu’ils envisageaient, eux, comme possible sur le travail du texte et de l’image mais, qui ressentaient le besoin d’inventer un nouveau concept : l’hypergraphie. Donc, moi, des choses auxquelles je suis sensible dans l’idée. Par contre, pour moi, c’est ... on n’a pas besoin d’inventer un nouveau concept de bande dessinée, il suffit..., moi, ça m’intéresse plus d’élargir l’idée de la bande dessinée plutôt que de chercher de nouvelles formulations à ce genre de désir. 

C -Ok. Donc Dorénavant c’était Barthélémy Schwartz  et Kaplan

A - Et Balthasar Kaplan

C - ...qui faisait une revue qui s’appelait Dorénavant dans les années 80... 

Que tu cites d’ailleurs dans le manifeste, en tout cas Barthélémy Schwartz.

A - Ben, le manifeste, voilà. J'ai constaté que dans les années 80, il y avait Dorénavant . Après, il y a eu un gros trou dans les années 90. Menu marquait des positions dans les éditos de Lapin  ou dans ses bulletins d’information, mais il ne travaillait pas vraiment en profondeur. Ensuite, il y a eu Plates-bandes au milieu des années 2000 et … Moi ça fait, ça va faire une quinzaine d’années maintenant, que je travaille là-dedans et j’ai constaté que Plates-bandes était périmé entre guillemets.

Il y avait tout un tas de choses qui étaient annoncé là-dedans qui étaient maintenant achevées et qu’il y avait une reconfiguration du terrain en fait, … du discours … qui appelait à une nouvelle tentative de panorama et je savais que Menu ne serait pas la personne qui prolongerait cet effort. Et je voyais mal qui entreprendrait un effort de ce type aujourd’hui et donc, je me suis dit que mon expérience et mes envies légitimaient que je m’y colle … mais ça vient vraiment d’un désir de lecture, en fait.

J’ai essayé de faire le travail que j’aurais aimé lire. Donc il y avait ça d’un côté, et il y avait l’idée de présenter cette envie que la bande dessinée puisse être considérée comme un art aux potentialités un peu plus larges que la manière dont on l’envisage majoritairement. Et l’envie aussi d’attaquer un travail sur la constitution économique, la constitution du marché et donc : comment ça se passe, en fait, la production de livres, comment ça se passe la diffusion de livres, la distribution d’un livre, la vente de livres en librairie et comment on trouve ces intermédiaires. Enfin quels sont les..., les maillons qui ont des influences parfois très problématiques, comment la distribution est vraiment déterminante, par exemple, sur comment est conçue la vente en librairie, comment ça favorise l’émergence ou enfin la présence de certains types de catalogues … comment on a tendance plutôt à en exclure, ou à en discriminer d’autres et quels sont les réseaux, les autres types de réseaux par lesquels on peut essayer de passer pour présenter certains types de travaux qui arrivent difficilement dans les librairies classiques …

Voilà, essayer de faire un travail de ce type-là, qui ne concerne pas spécifiquement la bande dessinée mais l’édition au sens très large... mais qui me paraissait avoir un lien très fort avec ce qui nous occupe. C’est l’émergence et la circulation de formes plutôt minoritaires mais comment on arrive à les rendre accessibles, lisibles…

C – Ou juste à les faire exister en tout cas en librairie

A - Ouais , par d’autre biais, enfin...

C – Par d’autres biais.

A - Ce qui est possible, ce qui n’est pas possible .

C -  A les diffuser, à les produire...


Donc on va passer justement au livre qui très difficilement... qui n’existerait sans doute pas sans Adverse. Le premier dont on a parlé, c’est : Jack Kirby walked through broken porticoes de L.L. de Mars. Donc là c’était un projet qui existait avant, qui avait été publié sur internet...

A - Ouais, Qui était disponible en ligne mais qui était sensiblement invisible. Donc, L.L. de Mars, c’est un auteur avec qui j’ai pas mal travaillé dans le cadre de THC, auteur très prolifique … Moi j’avais envie de marquer très vite le fait que Averse était un éditeur qui suivrait son travail et … c’est un auteur qui a malheureusement la réputation d’être assez opaque, exagérément  intellectuel, et … donc ça m’amusait de prendre un peu le contre-pied aussi avec ce livre-là… qui est un travail beaucoup plus jouisseur… et qui s’amuse à un petit travail sur… On n’attendait absolument pas L.L. de Mars sur ce terrain-là. C’est un auteur qui dit qu’« il n’a rien à foutre de la bande dessinée de super-héros, que c’est de la littérature pour adolescents attardés... » et... c’est Jérôme LeGlatin, donc un des deux auteurs de Crapule — avec qui on a une grande proximité aussi — qui a insisté auprès de L.L. de Mars, en lui disant : « mais regarde le travail de Kirby, au moins formellement, tu vas y voir des choses qui t’intéressent. » — et, en effet, il y a un côté aussi un peu entomologiste de la part de L.L. de Mars dans ce livre-là.

C’est un relevé des éléments de composition particulièrement marquants et qui relève d’une certaine forme de modernité dans l’approche de la bande dessinée dans un travail très populaire, qui donc est celui de Kirby, et vraiment exacerber cette tendance-là dans une série de planches et … moi j’ai eu envie de faire un très grand format pour vraiment valoriser la qualité de dessinateur de L.L. de Mars. Y’a un côté aussi inventaire des techniques, il y a 10 ou 12 techniques différentes dans ce livre-là : du tampon, du collage, du travail à l’encre, de la gouache, des pastels, énormément de choses … et voilà.

C - Et voilà...

A - Et puis proposer aussi, déjà, un objet un peu hybride, donc, c’est pas la forme de codex mais les feuilles ne sont pas reliées. On peut donc vraiment l’envisager comme un livre … c’est-à-dire chaque page se suffit, donc on peut les lire vraiment, mais comme chaque planche a une grande force plastique, on peut aussi décider de les sortir, de faire de l’affichage afin de les apprécier comme planches uniques, voilà, pas dans le cadre d’une série.

C - Donc je sais pas si c’est bien clair dans ce que tu as dit mais … donc c’est un portfolio quoi.

A - Ouais, c’est un portfolio mais on peut aussi le considérer comme un livre parce que les images sont recto-verso.

C - D’accord très bien. Donc ça c’est le travail de L.L. de Mars. Donc le troisième livre que tu édites. C’est Fils de Guillaume Chailleux.

Et donc là aussi c’est aussi son premier livre...

A - C’est un premier livre mais de quelqu’un qui est déjà très mûr dans son travail. Il a commencé la bande dessinée fin des années 80, début 90. Il était à Saint-Luc en même temps que Henne de La Cinquième couche.

Il y a un énorme trou, en fait, il ne fait pas de bande dessinée jusqu’à assez récemment. Il travaille sur deux types de dispositifs, des bandes dessinées en 4 cases — donc quasiment une des formes les plus réduites pour envisager la bande dessinée — et il s’amuse à contourner les logiques de lecture traditionnelles. En fait typiquement, on aurait tendance à lire case 1, case 2, case 3, case 4 mais en fait c’est plutôt composé de telle manière que les cases 1 et 2 forment une première unité de lecture et les cases 3 et 4 une deuxième unité de lecture. Il y a toute série comme ça qui perturbe la lecture traditionnelle d’un strip en 4 cases.

C - Qui s’appelle Tricoter (ndlr : série initiée dans la revue Pré carré)

A - Qui s’appelle Tricoter et il en a réalisé plus d’une centaine. Ça donnera peut-être, j’espère en tout cas, lieu à une future publication chez Adverse. Il y en a une dizaine dans le livre et  Fils est surtout articulé autour de bandes, dessinées en trois planches, donc il n’y a pas d'extrait ici mais voyez dans l’exposition … Des bandes en trois planches, … certaines sont composées aussi à la fois comme des bandes qu’on lit case à case mais aussi comme de grands tableaux. … c'est-à-dire qu’il y a des motifs qui circulent sur l’ensemble des cases et avec des jeux sur le..., sur le découpage symétrique … les cases à gauche et à droite par rapport à un axe central se font directement échos et … ouais, c’est assez rigolo... aussi sur la lecture en 4 cases, en fait, on a 4 cases complètement vides, donc tout ce qui se joue en termes de lecture, c’est dans les gouttières, c'est là que sont en train de se tisser les fils, donc l’espace ne sert à rien sinon à marquer une ellipse, là est vraiment le cœur du sujet de cette petite bande dessinée.

C – Là ça ne se voit pas mais il est en bleu. C'est pas un pentone parce que c'est pas de l'offset.

A - Ouais il est en bleu parce que c’est un travail au stylo...

 

C - Ah oui d’accord, d’accord. Je l’apprends, c’est formidable. Et donc tu pourrais essayer … le 4e livre.

A - Et là pareil, je rajoute aussi, parce que c’est intéressant de travailler sur la forme du livre, ce sont des choses qui sont vraiment difficiles à faire avec un travail industriel... pour les tableaux de Guillaume Chailleux comme c’est des bandes en trois planches et qu’il n’y a que 2 pages, c’est un livre avec rabat. Donc, le façonnage manuel permet justement de présenter ces formes-là de la meilleure manière possible. Les choses auraient été beaucoup plus compliquées s’il avait fallu les sous-traiter

C - Donc, 4e livre : Inspiration de Yan Cong qui est un auteur chinois qui a d’abord été notamment l'initiateur de Spécial Comix. Donc, là ça va être on va dire, quelque chose d'un peu plus classique dans la forme.

A -   Un dispositif de bande dessinée beaucoup plus classique avec un découpage en gaufrier … et aussi beaucoup plus classiquement narratif. … Alors comme ça m’intéressait de publier ce livre. Alors il y a le côté un peu potache. C’est un livre sur le caractère masturbatoire de la création. Et donc ouvrir un catalogue avec un livre comme ça, je trouvais ça assez drôle. C’est une thématique aussi qui m’avait frappée. Il y a eu un long entretien avec Guibert, avec Emmanuel Guibert et un long entretien avec Alex Barbier qui étaient sortis à peu près simultanément et les deux relevaient qu’en fait quand on dessinait, qu’on était un homme, c’était assez difficile de ne pas se tripoter compulsivement le sexe et c’est le sujet même de ce livre-là.

Et … Ça et le fait que Yan Cong, c’est vraiment la figure qui agrège toutes les énergies de la jeune bande dessinée alternative en Chine, qui est une scène toute jeune en fait, qui a à peine 10 ans et qui, d’après ce que j’en ai vu, est le type qui fait le travail le plus intéressant. Et donc moi j’avais envie de le sortir des revues. On le publie dans Turkey Comix depuis quelques temps, mais de commencer vraiment à écrire un livre à lui... mais aussi parce que son travail vraiment le plus intéressant c’est des formes courtes et donc il y a projet d’anthologie de formes courtes aux éditions Adverse dans un an, un an et demi, deux ans, je ne sais pas trop. Et voilà ce petit  livre-là de 24 planches me paraissait être une bonne manière de commencer à valoriser son travail dans la perspective de ce qui allait venir.

C - Très bien,donc ça, c’était 4 premiers livres et donc aujourd’hui tu viens avec deux livres que tu viens d’achever, dont tu viens d’achever le façonnage et l’impression et donc on va s’arrêter un peu plus longuement mais pas trop sur ceux-là. Donc on va commencer par le travail de C. de Trogoff dont c’est le premier livre.

Alors C. de Trogoff elle est..., elle a d'abord une pratique de la photographie parce qu’en fait tous les jours, donc, toujours sur le site le Terrier de L.L. de Mars, elle publiait une photo tous les jours à minuit, elle a fait ça de 2002 à 2012. C'est une grande masse de production photographique et elle s'est arrêtée... et L'arbre de la connaissance elle l'a fait vers 2010.

A - 2012...                                                             

C - Donc après finalement, elle continue à photographier mais elle est passée à cette pratique de la bande dessinée. Donc ce serait son premier livre de bande dessinée, donc là, L’arbre de la connaissance c’est l’adaptation d’une nouvelle de Henry James. … Plusieurs questions que j’aurai c’est donc, c’est un travail sur calque et tu as fait le choix de l’imprimer sur calque, comment t’en arrives à cette décision  ? 

A - Alors, ce qui était intéressant avec cette histoire de..., voilà, tous les originaux sont sur calque parce que à l’époque C. de Trogoff a quasiment pas de pratique du dessin et l’envie de dessiner vient de l’envie de justement de réaliser une adaptation d’une nouvelle d'Henry James en bande dessinée. … donc je trouvais ça intéressant que l’envie de bande dessinée précède presque l’envie de dessiner...et donc elle utilise le calque parce qu’elle s’invente une technique de dessin grâce au calque, en utilisant une matrice de roman photo.

Donc c’est très perceptible sur les..., notamment sur les premières pages avec ce découpage en gauffrier … comme la nouvelle de James s'appuie sur 4 personnages, ben, le roman photo à l’eau de rose c’est souvent des scènes un homme, une femme enfin des couples dans des intérieurs, c’était tout à fait propice...., à une mise en scène avec de toute petite batterie de personnages, qui parlent beaucoup, avec un peu de texte en off.

Et au fur et à mesure des planches on sent qu’elle se libère de sa matrice de roman photo, qu’elle casse la logique du gauffrier et que le fait même de travailler sur calque l’encourage à aller vers d’autres approches graphiques et donc elle mélange des motifs, des motifs un peu art nouveau... enfin des figures végétales avec des visages et on voit vraiment ça apparaître au long, enfin au fur et à mesure des pages dans le livre... et il m’a semblé particulièrement intéressant d’utiliser le calque comme support de reproduction du dessin puisque ça permet de réaliser, de prendre conscience de cette évolution dans le dessin même grâce au support de reproduction qui est le support des originaux.

C - Ça reprend le support de reproduction des dessins... Et ça montre un petit peu aussi le  détourage et la fragilité  de son dessin, de son travail et comme tu disais, l’évolution de ces premières planches dans le gauffrier du roman photo... Et la superposition...

A - La superposition du livre, ouais...

Quelqu’un nous a renvoyé récemment, c’était assez intéressant et ça fonctionne assez bien par rapport à la thématique de la nouvelle de James aussi... c'est qu’on un aperçu de ce qui va se jouer dans les pages suivantes et on a un fantôme de ce qui vient de se jouer dans les pages précédentes...

C’est quelque chose qui apparaît une fois que le livre est terminé mais finalement c’est assez intéressant aussi...

C- C’est vraiment une seule page par feuille... Et donc finalement il y a la transparence...

A - Et on aperçoit, y’a les parasites de l’image de la page suivante...

C - La page suivante et donc pour la lecture il faut soulever les calques pour...

A - Oui et c’est quelque chose qui m’intéressait, il y a une forme de fragilité dans ce dessin surtout dans les premières pages et … et donc de..., on a face à soi la première page donc on a du mal à lire l’image parce que le calque fait qu’on voit l’image de la page de derrière mais ça appelle un léger décollement et cette délicatesse du geste, cette fragilité d’ un léger décollement en fait renvoie bien aussi à la fragilité du dessin. Voilà. Dans la manipulation même il y a quelque chose qui se joue de la perception aussi                               

C - donc voilà, l’adaptation d’une nouvelle d’Henry James L’arbre de la connaissance, nouvelle qui fait partie du recueil Le banc de la désolation et qui est aussi en consultation dans ton espace et dont la thématique est la position de l’artiste et son caractère illusoire. Sans trop en dire car il faut aller lire la nouvelle pour faire conaissance avec cette écriture, aussi, d’Henry James qui est très fine, tout en petites touches, dont le dessin est... sans que, du tout, ce soit l’histoire ou le récit qui le déroule, le reproduit justement dans ce dessin. Il y a aussi cette fragilité qu’il y a dans l’écriture d'Henry James de nature indicielle et là on est aussi dans un rapport indiciel, dans l’image. 

A - Ce qui est assez rigolo avec ça aussi, c’est que typiquement la vague de l’adaptation littéraire en bande dessinée serait un des terrains contre lesquels je me positionnerais, enfin l’idée d’en faire des versions diluées... enfin prendre conscience d'un auteur littéraire parce qu'ils a été adapté en bande dessinée.

Et en fait je me rends compte qu’il y a pas mal d’adaptation littéraire dans mon catalogue et les manières de les approcher sont absolument pas celles-là justement, parce que c’est pas une version réduite par exemple la version de C. de Trogoff L’arbre de la connaissance, pas une versin diluée du tout, ça travaille des thématiques de James mais par d’autres biais.

Et le livre qu’on va évoquer après, est encore un travail d’adaptation mais n’est absolument pas une version  digest, une version diluée et travaille sur des thématiques communes mais abordées par un tout autre biais.

C - Ouais tout à fait, ben on va y passer d’ailleurs, on va aller au Mnémopolis de Françoise Rojare.

Donc c’est un livre qui a d’abord été publié en 1970 dans la revue Change. La revue Change c’est une revue de poésie française, de théorie en tout cas, une théorie littéraire, qui était animée par Jean-Pierre Faye et Jacques Roubaud, principalement Jean-Pierre Faye, qui était issue d’une scission avec la revue un peu plus connue : Tel Quel. Ça c’était le 5e numéro qui a été vraiment fait spécialement pour présenter ce travail il me semble...

A - Pour moitié.

C- Ouais, pour moitié mais les textes qui s'y agrègeaient — à part peut-être, le texte de Jean-Pierre Faye — avait été produits pour accompagner ce travail, cette traduction graphique d' un fragment du Compact de Maurice Roche. Donc pour l’approcher... — j'ai personne derrière la console alors on va attendre — et … donc comment l’aborder : donc le Compact de Maurice Roche est un roman qui a été publié en 65...66.

A - …je ne sais plus, 64-66, enfin milieu des années 60...

C - Un roman publié au milieu des années 60 … je dirai pour le présenter en quelques mots que c’est un roman un peu antimoderne, antimoderne c'est-à-dire que effectivement,... il y a un sujet mais ce n’est pas un sujet  connaissant ou multivoix, c'est un sujet qui devient aveugle et qui est paralysé sur son lit et qui... un seul sujet mais une multiplicité de voix...

A - C'est un ensemble de projections mentales qui se racontent … des histoires … il y en a 7 je crois, différentes et là, l’idée c’est celle de ces 7 voix qui s’entremêlent dans l’écriture même. Donc l’idée de Maurice Roche c’était de publier son livre en 7 couleurs parti-pris qui a été refusé par Le Seuil, à l'époque, pour des raisons économiques et qui a été ré-assumé par les éditions Tristram au début des années 80.

C’est une espèce de récit polyphonique mais où toutes les voix ne sont pas vraiment distinctes, elles s’entremêlent à plein de moments dans le récit et... En fait le travail de Françoise Rojare, par rapport à ça,... ben, je dirai que c’est une tentative de syncrétisme de cette pluralité de voix au sein d’une même page en utilisant en utilisant plein de niveaux en fait. Donc du dessin, de la cartographie, des évocations musicales, des choses qui empruntent aux partitions graphiques des années 50-60,... de la typographie.

On sent qu’elle était nourrie aussi aux hypergraphies lettristes qu’on évoquait tout à l’heure mais, à mon sens, avec une réussite plastique très supérieure à ce que pouvait faire... à ce que pouvait proposer des gens comme Isou, Lemaître, tout ça. Il y a une maîtrise du dessin, de la composition de l’image, de la typo qui est vraiment superbe. …

C - On va écouter donc Maurice Roche lire un passage donc de son Compact dans quelques... pendant 2 minutes.

M. R. - Tu auras, bien entendu abandonné toutes espérances et tes recherches imaginaires ne seront qu’un perpétuel gribouillis de réseaux se recoupant, se recomposant sans fin sur rien du tout. N’importe quoi. On n’attache aucune importance aux discussions véhémentes des personnages, jamais les mêmes d’un jour à l’autre, interchangeables, accoudés à longueur de temps à la balustrade qui longe une partie de la terrasse du bazar. Chassés-croisés, serrés, fins, d’interminables palabres, nuages de sons ponctuels, grillage de légères hachures acides de paroles floues, rames de déchirures pressées parfois couvertes par une vague sonore puissante qui sort du jukebox à l’intérieur du bazar.

On ne le remarque pas tout d’abord tant on y est habitué — il fallait profiter de chaque minute dans le seul but d’oublier celle qui allait suivre. On entend une chanson européenne en vogue, voix asiatique androgyne, ces molles inflexions pleurnichardes sont soulignées par les glissendis d’un koto, des mouvements de guitare hawaïenne parfois se joignent une balalaïka et une scie musicale. On a soudain l’impression que le disque ne tourne pas régulièrement.

Je m’éteignais à petit feu sans trop m’en apercevoir, en douce même.                

Je voulais être seul, prier sans être vu.

Il devenait simplement risqué de mourir maintenant qu’il n’y avait plus de Dieu. 

C - OK. Voilà, c’était Maurice Roche lisant son Compact C’est un enregistrement des années 80. …

Et donc, effectivement, tu as dit, tu as été dans la difficulté, c’est que Françoise Rojare est introuvable...

A - Je n’ai pas réussi à retrouver sa trace. Donc j’ai pas eu accès aux originaux, je ne sais absolument pas, ça reste un mystère absolu pour moi : qui était cette femme, pourquoi elle a fait se travail, d’où elle venait, comment elle a imaginé un tel dispositif ? … donc voilà, je suis juste parti de l’édition de Change pour la photogravure en essayant d’avoir un rendu aussi bon que possible, malgré la médiocrité des sources, et … en me disant que peut-être, la publication du livre permettra que quelqu’un, ayant connaissance de cette fameuse histoire, se dirige aussi vers moi pour qu’on en apprenne plus, ... pour qu’éventuellement on découvre si elle a des travaux inédits, jamais publiés, que sais-je... En tout cas, le livre existe donc aujourd’hui... pour la première fois sous une forme autonome et dans un catalogue de bande dessinée. Voilà... C’était intéressant...

C - Donc voilà, les livres juste parus et dont on peut voir plus d'images toujours dans ton espace. Et donc on va évoquer aussi des projets, peut-être plus rapidement, ... des projets que tu souhaites, que tu vas publier de manière certaine et ensuite les projets que…(ndlr: brêve interruption)

.... que tu envisages de publier. On a d’abord parlé de Robert Varlez avec Suit(es), donc, il a quand même une pratique de collagiste entre les séquences des années 70 publiés dans la revue Minuit et aujourd’hui donc aux Ateliers de l'agneau, il a une pratique assez longue de collagiste, donc là peut-être, qui arrive dans ce travail-là, ce travail à paraître.

A - ...Comme son travail plastique était tourné essentiellement autour du collage ces derniers temps, quand la question lui a été posée de savoir s’il y avait un désir de s’essayer à la bande dessinée … très naturellement il..., il a utilisé la technique du collage mais pour produire des images en série ou des dispositifs de bande dessinée... Le collage qui joue un rôle très important, il y quelques images derrière qui sont plus éloquentes...

Voilà... Donc il intervient directement sur les extraits du travail de Muybridge ce qui crée un lien très fort avec ses travaux précédents et avec ses planches publiées chez THC et qui produit un résultat qui est assez explosif et, je crois, vraiment jamais vu dans le champ de la bande dessinée. 

C - Ouais, parce qu’il y a... il garde la matière des découpes... enfin comme on est toujours dans la chronophotographie de Muybridge, il y a vraiment... la séquence se maintient, quelque part on a quand même le découpage d'un mouvement... photographique...  

A - Le découpage d’un mouvement, la reprise de motifs qui se décalent parfois en creux parfois en plein, d’autres motifs qui viennent apparaître derrière, et qui défient la lecture de ce que l’on avait imaginé. C’est un travail qui au premier coup d’œil peut paraître essentiellement plastique mais qui invite vraiment à découvrir tout un tas de jeux de suggestions, suggestions de glissement de sens...        

C - Donc un autre livre d’un auteur dont ce serait le premier livre diffusé...

C'est-à-dire Loïc Largier... Donc, Loïc Largier a une pratique lui aussi sur calque... En partie en tout cas. Et il a fondé une revue qui s’appelle la revue 1.25 ...Là ce serait Des combats qui a été également… enfin présenté sur le site internet Le Terrier. Là tu vas quand même il y a un travail qui est fait sur le livre, de la maquette.

A - … Loïc Largier Des combats c’est son projet de fin d’études. Il s’intéressait beaucoup à la bande dessinée … au dessin et à l’écriture, les questions théoriques liées au dessin et donc il a produit une série de 16 images en grand format en utilisant du calque en utilisant des motifs, des extraits de bandes dessinées très populaires, très connues... avec une thématique.

Des combats, c’est une représentation de l'image guerrière et une représentation cartographique avec des lignes, des courbes de missiles, de flèches, un espèce de balisage du territoire assez éclectique. Il a redécoupé ensuite toutes ces grandes images — là on voit un extrait des grandes images —  pour en faire de plus petites vignettes qui seront présentées, une image par page, qui compose tout le fil du livre. Donc là, c’est une bande dessinée, où chaque page n’est pas une série d’images, c’est une seule image par page mais qui suivent un fil… tout du long … et … en vis-à-vis desquelles il a rédigé tout un texte qui file aussi et qui fait le lien entre toutes ces images et qui est un discours sur le dessin qui commente les images qu'on voit en vis-à-vis et qui est re-commenté par les motifs qui sont dans les images.

C - Oui c’est... le travail d’écriture est à partir des images...

A - ... nourri par les images...

C - Et donc on va parler donc, du dernier projet certain c’est-à-dire : Beyond halfway beach de Judith mall... Donc alors, effectivement... voilà ce serait enfin... ce serait quelque chose qui serait entre le livre et l’exposition...

A - ... Alors on revient un peu à l’idée du L.L. de Mars, alors que là c’est encore conçu d’une manière différente. C’est une série de dessins qui vont être présenté sous forme de portfolio, une pochette... on va sortir tous ces dessins les uns après les autres et on se rend compte que... il y a..., il y a des motifs qui reviennent et que tous ces dessins sont sur une même thématique et que potentiellement il se joue quelque chose entre tout ça. Et l’idée c’est, qu’en fait, que quand on met en scène ces dessins dans l’espace il y a un jeu de circulation qui s’affirme particulièrement et il y a des récits possibles... qui travaillent de façon un peu fantôme qui commencent à se faire jour. Et il n’y a pas une manière de lire l’ensemble de ces dessins, c’est justement l’agencement lui-même qui va proposer des pistes d’interprétation de ce qui se joue dans cet ensemble.

Et donc, c’est vraiment, pour moi, l’idée d’une bande dessinée qui ne peut plus se satisfaire de l'unique cadre du livre et qui a besoin, vraiment, de se disperser dans l’espace, d’utiliser des vis-à-vis entre des murs, des coins de pièces pour que le jeu des courbes entre ces images ne tienne pas uniquement de la mise en page, à un espace clos, balisé et où le lecteur s’en empare et peut s’amuser à les redisposer, les redistribuer et générer de nouveaux possibles. 

C - Donc, On a passé, on n’a pas vraiment eu le temps de présenter... quelque mots de l’auteur.               

A - Ouais, ben... qui travaille pas sur des agencements de simples pages, c’est vraiment des séries de dessins et tout ce qui est de l’ordre du dessin dans le travail de Judith Mall c’est un jeu de suggestions par échos, par circulation...

C - Alors un autre projet qui assez fascinant, c’est le travail de Michel Vachey qui a également publié dans la revue Minuit... mais qui est sensiblement différent du travail de Varlez...

A - … Ça... ça m’avait vraiment frappé quand on travaillait sur Varlez entre Minuit et deux ou trois autres revues,... je me suis aperçu qu’il y avait de grandes proximités entre des plasticiens, des musiciens, des écrivains et qu’il y avait tout un tas d’expériences un peu bâtardes qui travaillaient sur le texte et l’image parfois en vis-à-vis pour... peut-être créer ou ré-attaquer — oui « attaque r» dans le cas de Vachey, en plus, ça s'y prête bien — par des approches plastiques avec beaucoup de caviardages, des jeux de disparitions de morceaux de textes, de sur-imposition de textes qui brouillent la lecture et qui donnent des rendus plastiques. Et donc cette série que je découvre aussi grâce à L.L. de Mars qui a bien connu Vachey, complètement inédite, et qui va consister en une soixantaine de dessins avec, ben, des motifs, des jeux de trame, des formes, qui vont se décaler progressivement, qui vont être remplacées...et quelque chose que j’aimais bien, vraiment comme de la bande dessinée ; parce que ça travaille vraiment comme une série, par des jeux de déplacements des courbes — le mot « courbe » sera beaucoup revenu et ce n'est pas complètemt anodin — le côté fragmentaire aussi. Et voilà... entre Vachey, Varlez, Françoise Rojare et peut-être; le travail de Joëlle de la Casinière aussi, qui commence à me poser question, y’a …c’est quelque chose qui me tenait vraiment à cœur c’est... d’essayer de montrer que dans les années 60 et 70, notamment, il y avait..., il y a tout un tas d’expériences qui sont à mi-chemin entre la littérature et les travaux de plasticiens et qui travaillent sur le rapport texte/image, sur la mise en série d’images, ... et qui, à mon sens, ont vraiment à voir avec des formes particulièrement inabordées de bandes dessinées mais qui n'ont pas été vues, reconnues comme telles, à l’époque. Et il me semble qu’aujourd’hui, la bande dessinée est allée suffisamment loin pour être en mesure de revoir ces travaux-là et de les considérer comme particulièrement stimulant par rapport à ...des terrains vers lesquels elle pourrait aller, ou elle va déjà.

C - Ouais les expériences rebelles qui ont été englouties d’un point de vue historique...        

A - ... complètement disparues...

C - ... dans les années 90... essayer, au moins un petit peu de les faire réapparaître aujourd'hui... Alors on va très rapidement évoquer quand même, comme tu souhaites aussi continuer à travailler avec Martès Bathori...                        

A - … il va publier un livre chez THC, sickman, le prochain sera publié par Adverse. Il m’a posé question parce qu’on rentre vraiment dans un cadre enfin de récits feuilletonnesques, plus traditionnels enfin, une forme de bande dessinée plus classique. Après, j’aime vraiment beaucoup le dessin de Martès Bathori, son écriture et le caractère particulièrement outrancier de ce livre me paraissait tout à fait justifié pour la publication. 

C - Oui, c’est ce livre qui s’appelle Lola reine des porc...

 

A - Un livre pornographique, immoral, assez virulent.

 

C - Donc là c’est le travail de Jean-Pierre Marquet...                         

 

A - Jean-Pierre Marquet, oui. Pour le moment, il y a eu une première rencontre, l’année dernière, qui devrait être bientôt suivie par une nouvelle rencontre... et Jean-Pierre Marquet, depuis 1990... fait ce travail-là quasiment quotidiennement et c’est une histoire de journal mais pas du tout autobiographique au sens premier, il travaille sur des espèces de collage qui associent des montages d’images existantes, du dessin, de l’écriture avec tout un travail auto-commentatif sur sa pratique et voilà, qui fait écho au travail de Joëlle de la Casinière ou même à des choses de Tim Danko, dans la circulation. Voilà un extrait du travail de Joëlle de la Casinière qui a été dégoté dans la revue Minuit. Donc là c’est quelqu’un qu’il faudrait que j’essaye de rencontrer aussi, qui doit avoir plusieurs formes courtes et qui a fait tout un bouquin qui est sorti dans le milieu des années 70 chez Minuit qui s’appelle Absolument nécessaire et qui emprunte au collage, à la typographie, au dessin... un travail très bâtard et qui est présenté sur l’exposition aussi. Rien n’est clairement engagé aujourd’hui mais c’est vraiment des choses qui m’intéresseraient de relayer sous une forme ou une autre...

C- Quelques auteurs qui ont vraiment, quelque part, dans leur pratique ont réussit à trouver dans leur position formelle... proche de l'hypergraphie lettriste...                                                                   

A - Ça c’est Rosaire Appel. C’est une artiste américaine dont j’ai pu découvrir le boulot car elle a participé à une exposition qui s’appelait Abstract Comics en Allemagne. Je ne connaissais absolument pas son travail. C’est une artiste plasticienne qui a tout un tas de boulots et qui s’inspire vraiment... dans une tradition. Elle connaît très bien les partitions graphiques, les travaux lettristes et elle actualise ça et y’a tout un travail qui est plus directement lié à la bande dessinée. Donc ça, c’est un extrait et si j’arrive à rentrer en contact avec elle, pour l’instant c'est un échec, mais ce serait vraiment ce livre-là que j’aimerai éditer en France. Et qui travaille aussi sur la cartographie et qui est quelque chose d’assez limitaire et qui me paraît rejoindre les approches, enfin faire écho au travail de Loïc Largier, au travail de Tim Dancko et voilà, j’espère que ça va marcher. Ce livre est aussi en consultation sur l’exposition...

C- Ben, le temps qui nous était imparti est écoulé et donc dans la prolongation de cet élan critique, je précise aussi que tu as écrit ces derniers jours une lettre ouverte à Benoît Mouchart donc par rapport aux productions de textes, enfin, ce qu'il publie dans les médias par rapport à la revue qui sort chez Casterman, Gallimard-Casterman... Qui s’appelle Pandora... 

A - … si vous voulez on finira par ça. C’est au sein d'Adverse, y'a une vraie envie d’un travail critique, donc un travail critique d’accompagnement de toutes les choses qui ont été présentées là, mais il y a aussi un désir de déconstruire, voire de démonter tout le discours rebattu aujourd’hui sur la bande dessinée adulte dans les médias. Aujourd’hui, c’est l'idée du roman graphique, la bande dessinée du mois, la bande dessinée du réel, la bande dessinée de reportage, toutes ces choses-là , donc des choses qui, à mon sens, ne sont pas du tout propres à la bande dessinée et qui sont plutôt des thématiques qui répondent à une thématique de société en général et pour moi, la bande dessinée... ce qui a valorisé... parmi les choses les plus intéressantes c’est peut-être plutôt du côté de l’expérience d’écritures, d’expériences formelles qu’il faut aller la chercher et … voilà il faut se positionner contre un certain nombre de discours et notamment  Benoît Mouchard, directeur éditorial des éditions Casterman, ... dans le cadre d'une interview à Télérama pour le lancement de sa revue, a accumulé un nombre de poncifs, de mensonges, d’hypocrisies,... hallucinant, en fait,... et qui après ... enfin, à mon sens, il fallait le démonter car, en gros, il n’y a aucun journaliste, enfin tous les journalistes ont relayé son discours comme s’il était de toute première évidence alors qu’il ne fait qu'aligner les pires conneries, et voilà je pense qu’il y a une nécessité de se positionner contre ces discours-là, de relever le fait que les journalistes ne font pas leur travail, qu’un type compétent, enfin, Benoît Mouchard, sait très bien de quoi il parle, il est vraiment dans un rôle, il est au service d’une certaine idée de la bande dessinée promue par... promue par Casterman et qui, en fait, est extrêmement écrasante pour... pour... ben, pour tout un tas de formes... pour lesquelles j’essaye de travailler, les auteurs avec lesquels je travaille, essayent de travailler et... en fait, voilà, il contribue vraiment à nous marginaliser, enfin faire comme si... ce type de bande dessinée n’existait tout simplement pas.

C - ... Oui et ça recouvre une portion assez large, ça va quand même, enfin pour les auteurs présents, de Cornélius à THC qui actuellement ont également des revues collectives de fiction que vous pouvez découvrir au niveau du festival et donc merci Alexandre.

A - Merci Cédric, merci à Indélébile pour l’invitation, l’exposition et tout ça.

(Applaudissements)