L'Enfance est un proverbe d'adultes ; les enfants passent leurs premières années de vie dans cette étrange atmosphère adulte au cours de laquelle ils entendront tous les jours louer la magie de l'Enfance sans qu'à un moment il ne semblent y être pris eux-même : à eux, en effet, on ne manquera jamais de rappeler qu'il faut être raisonnable. Adulte, l'injonction contradictoire poursuit sa vilaine mue sous la molle forme du Janus bourgeois, le papillon qui ne décolle jamais : pince-mi chante l'âme bienheureuse des enfants qu'il faut savoir garder toute sa vie, pince-moi désapprouve toute activité qui ne prenne pas en considération vertueuse la dure réalité de la vie.
La dure réalité de la vie est l'autre nom du double-bind dans lequel sont éduqués tous les enfants occidentaux à qui on apprendra aussi vite à prendre des crayons de couleurs qu'on leur apprendra à s'en débarrasser en dehors des heures de hobby.
Le hobby est la seule forme d'enfance tolérée dans notre monde de mort.
Comment Betty vint au monde
19x26 cm. 64 pages quadrichromie. Couverture en couleurs,
cartonnée, avec un dos toilé à large bandeau noir.
ISBN 978-2-84841-018-0. Prix : 18 euros
Parution officielle en juin, disponible dès maintenant en ligne.
Betty est une petite fille que la raison adulte n'impressionne pas : elle fait durer quelque chose de déraisonnable un peu trop longtemps ; Betty travaille à sortir sa vie du proverbe où on la tient.
Elle découvre que l'art peut être l'affirmation la plus puissante de la vie ; ce récit s'achève par la mort de Betty parce que dans un récit la mort n'est qu'une convention signifiant qu'on a clôt une première lecture. D'innombrables autres chapitres peuvent naître de chaque page, dans une autre direction. Un livre est le centre d'un infini concentrique.
La limite de lisibilité du livre, de déchiffrabilité, a été placée en deçà de ses contours habituels pour freiner le mouvement de la lecture, pour ralentir celui des yeux, pour les tenir fixés un peu plus longtemps sur la page. Juste ce qu'il faut de contrainte pour commencer à voir que le dessin raconte tout ce que le texte serait impuissant à raconter.
Le livre est commandable en ligne sur le site de Tanibis, à cette page consacrée à Betty (paiement sécurisé Paypal) ou payable par chèque en remplissant ce bon de commande (frais de ports offerts)

Genèse du récit :

Betty recoupe pour moi plusieurs impératifs de travail (je veux dire, au sens où Bataille disait qu'une oeuvre s'impose à son auteur) assez difficiles à imaginer conjoints dans un même projet. Pourtant, les choses se sont faites comme ça et, comme toujours, ont échappé aux rails sur lesquels je tentais de les faire glisser.
Le premier motif est le plus simple à évoquer. Il est, disons, politique : au début des années 70, la rature vaguement scripturale et faussement modeste était devenue un motif ; un simple petit fétiche pour signifier la modernité, qui griffotait la page de texte. Elle assurait les écrivains immodestes et sans imagination d'avoir un peu l'air dans le coup sans mettre en péril ce qu'on pouvait toujours lire derrière leurs faux repentirs imprimés. Dans la revue "Art Total", Michel Vachey se moqua de ces héros de pacotille qui incarnent à mes yeux la lâcheté artistique et l'âme retardataire ; de la cohorte des Pollock aux ongles propres qui se dandinent éternellement derrière ceux qui inventent à leur place le monde et qui le payent à leur place de leur immense solitude, nous ne serons jamais débarrassés. Ces faussaires aiment se rassurer en imaginant une collectivité plus créative que les sujets qui la composent. Mais leur conception enfantine d'un artiste voué à la récolte du temps qui passe et ne créant rien ne résiste pas longtemps à l'examen : même le génie dérisoire nécessaire pour récolter une rature sur une page et en faire un mouvement d'écriture leur avait manqué pendant des siècles...
De cette proposition-là, pas mal d'autres choses auraient pu naître évidemment, et bien différentes de Betty. Un bouquin entièrement consacré au plagiat, par exemple. Mais Betty est, étrangement, devenu un livre enthousiaste, un récit bienheureux.

Le second motif est à la fois plus affectif et plus narratif ; l'enfance tristement merdique d'un de mes proches — dont je n'ai jamais eu envie, évidemment, de mettre en lumière les détails publiquement — dont je pourrais résumer à ceci la figure qui me hante : être un adulte, pour certains, se gagne sur le dos des enfants et sur leur réduction à petit feu dans la honte d'être nés. Ainsi, sous la rage d'un père misérable, est sortie de l'enfance une jeune personne aimable en tout point qui ignorait l'être ; comment aurait-elle pu se savoir inouïe dans un monde d'une horrible régularité?
Qu'une grande personne puisse vous dire qu'elle a toujours rêvé de faire de la musique est très troublant quand rien ne semblait pourtant le lui interdire ; il faut croire que de puissantes contraintes biographiques rendent inaccessibles les choses les plus proches, sans perspective imaginable d'y changer quoi que ce soit. Les yeux pour soi manquent. Autant dire que depuis, cette grande personne a empoigné ces instruments dont elle se sentait indigne, ces livres qu'elle croyait réservés à des âmes mieux nées (et je n'en connais personnellement pas) et d'une manière générale tout ce que la violence lui avait désigné comme inaccessible ou interdit. L'enfance est une belle saloperie.
De tout ceci, qui réveille chez moi les liens puissants qui unissent la vie à l'art, j'avais très envie de parler. Mais je n'ai ni compétence ni appétit pour aborder le cadre charnel où apparurent ces réflexions-là.

Le troisième motif qui s'imposait à moi a entraîné imperceptiblement les deux autres dans la possibilité d'exister enfin : je cherchais à ce moment-là le plus grand dérèglement possible, un dérèglement qui m'arrache à mes sales habitudes graphiques, à tout ce qui, chez un artiste, menace un moment de devenir litanie ; quelque chose dont la puissance m'écarte encore plus brutalement que d'habitude du savoir-faire. J'ai décidé de commencer une partie d'un jeu à contraintes fortes, sur lesquelles je ne m'étendrai pas ici. Il m'a fallu trouver des protocoles, des formes de ritualisation assez violente, pour encadrer ces espèces de marathons de travail en conservant au maximum mon attention serrée.


Et lorsque tous les préparatifs ont enfin été en place, j'ai commencé. Sans calcul, sans savoir du tout ce qui allait naître de ces premières séances, j'ai dessiné les premières planches de Betty. C'est sous l'effet à la fois désinhibant et handicapant de ces contraintes que s'est débloquée la possibilité d'aborder le sujet biographique qui me tenait à coeur depuis des années. C'est aussi dans ce cadre furieux et nouveau que mon travail de peintre, que j'ai toujours tenu à distance de mes bandes dessinées, est est venu s'installer dans les pages et déborder mon travail narratif. Il y a à ça une raison : la peinture est l'objet principal de ce récit et l'enjeu de la vie de Betty.