Dialogue de sourds.

Autant le dire tout de suite. Soyons plus précis. Autant l'écrire tout de suite : je suis muet. De la parole  je suis privé. Aux autres je ne parle pas. À ceux qui sont doués de parole je ne parle pas tant ils me saoulent de parole. Aux autres muets je ne parle pas davantage comment le pourrions nous ? Aux sourds je ne parle pas non plus eut égard à leur handicap. Et avec les aveugles non plus nous ne nous parlons pas puisque de toute manière ils restent sourds à mes gesticulations et mon charabia agités de muet. Je suis muet, cela ne veut pas dire que je ne sois pas bavard mais en ce qui concerne la conversation  je suis obligé de me la faire moi-même tout comme d'autres ont recours à la masturbation. De cette dernière aussi je fais un usage fréquent, que je m'acharne cependant à garder dans les limites du raisonnable, en effet, il ne manquerait plus que je devienne sourd.

Mes discussions peuvent être longues, à bâtons rompus. Généralement nous ne sommes que deux, c'est-à-dire moi-même et moi-même. Parfois, pour la clarté du raisonnement  nous avons recours à un quidam, à un tiers que nous prenons à partie, d'une manière générale nous faisons alors appel à moi-même. Par bonheur ce dernier est le plus souvent disponible.

C'est avec les autres que la conversation devient difficile. En effet une très grande partie de la population est sourde, ou pire encore, fait la sourde oreille. Étrangement il se trouve que tous ces sourds ont le plus souvent besoin de muets pour pouvoir parler. Ces deux là ont tout pour s'entendre, surtout les sourds. Les sourds parlent énormément aux muets,  pire ils hurlent comme des sourds aux muets qui ne sont pourtant pas sourds, et bien commodément pour les sourds, les muets ne répondent pas aux sourds. Les sourds sont bavards tandis que les muets savent parfaire leur art en restant muet comme des carpes. Les sourds ne sont pourtant pas aveugles et voient bien que les muets ne leur répondent pas mais les sourds interprêtent le silence des muets comme l'expression d'un mutisme volontaire et hautain. Les sourds sont ainsi qui jamais ne viendraient à penser que le silence qui règne autour d'eux soit l'effet de leur surdité; à leur décharge, il est tellement plus aisé d'en blamer les muets, ce qui n'est pas déraisonable, les muets ont leur responsabilité dans le silence qui entoure les sourds, surtout quand les muets manifestent au plus haut leur mauvaise volonté et s'enferment dans un mutisme lourd de sens.

Ainsi ce sont surtout les sourds qui tiennent la dragée haute aux muets. Dans leur désir aveugle d'écraser les muets, les sourds entendent, effectivement, faire rendre gorge aux muets, les réduire tout à fait au silence, les faire taire tout simplement. Comme je l'ai déjà dit, ou plutôt écrit, je suis muet, mais je tiens à dire, ou plutôt à écrire tout de suite, que ce n'est pas parce que je suis muet que je suis sourd au langage des sourds, au contraire. J'écoute les sourds, je les entends, même quand ils n'ont pas grand-chose à dire, ce qui est peu fréquent pour les sourds qui s'y entendent pour parler à tort et à travers. Au contraire lorsqu'un muet n'a rien à dire ou pas grand-chose, c'est un fait acquis, il préfère se taire. Les muets sont peu connus, la preuve, on ne les entend pas, ils ne disent jamais rien, aussi est-il très difficile de savoir ce qu'ils pensent. Ce silence est coupable. C'est bien souvent là l'argument des sourds pour lequel les muets  passent volontiers pour de commodes bouc-émissaires, des coupables tout désignés que les sourds rendent responsables de leur surdité. Ce sont les sourds qui dominent le monde aux dépens des muets. Ne dit-on pas, au royaume des aveugles les borgnes sont rois ?

Je suis obligé de revenir sur le problème de mon mutisme. Entendons nous bien mon incapacité à dire les choses n'est pas un mutisme de façade: je ne me répands pas en paroles mais cela ne veut pas dire que je n'ai rien à dire. Si seulement ça les sourds pouvaient l'entendre. On ne peut pas dire, surtout nous les muets qui ne pouvons rien dire,  que ce silence nous est loisible: dans une joute verbale avec un sourd, à aucun moment, un muet peut prendre la parole, cela aussi il faudrait que les sourds l'entendent. En revanche quand je n'ai rien à dire, cela m'arrive, alors ma condition est révée parce que mon mutisme sera l'expression fidèle de mon état d'esprit et du fond de ma pensée.

Si au contraire j'ai quelque chose à dire, les choses deviennent difficiles, proches de l'insurmontable mais j'ai appris à préferer ne rien dire. D'ailleurs je me dis bien souvent, parole infiniment silencieuse, que si j'avais quelque chose à dire, mieux vaudrait ne pas m'adresser à un sourd, ceci précisément pour ne pas me heurter à un dialogue de sourds, regrettable et pourtant si fréquente contingence chez les sourds, une mauvaise habitude qui est devenue une manie.

Ce qui est consternant dans un dialogue de sourds, c'est manifestement qu'ils ne parviennent pas du tout à s'entendre. Ils ne font d'ailleurs aucun effort, et comme ils ont beaucoup tendance à hurler comme des sourds, à la fin, forcément, dans un tel vacarme, on ne s'entend plus.
 

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