Marcel Proust au travail
Manuscrit de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, fond de la BNF

Extrait du Tramway de Claude Simon.

On s'explique mal pourquoi, torturé par la jalousie, le narrateur (qui, comme Proust le laisse entendre, pourrait s'appeler Marcel) confie pour les après-midi la garde d'Albertine à cette Andrée dont (après l'observation de Cottard sur les deux jeunes filles dansant ensemble au Petit Casino) il soupçonne qu'elle a entretenu avec sa maîtresse une amitié particulière ou plutôt gomorrhéenne mot, pour éviter celui de lesbienne, forgé (ou encore pour faire poétiquement pendant à celui de sodomite) d'une façon assez malheureuse, évoquant phonétiquement logorrhée ou encore gonocoque. A noter du reste que les problèmes de vraisemblance n'embarrassent pas Marcel Proust qui, au besoin, recourt sans vergogne aux procédés les plus éculés (comme les hasards, les coincidences, le fortuit) : ainsi, par exemple, lorsqu'il assiste « involontairement » à la fameuse première rencontre de Jupien et de Charlus, ou encore, lorsque « fatigué » il entre - encore « par hasard » et « pour se reposer un peu » - dans le bordel pour hommes tenu par Jupien et « surprend » les innocents propos qu'échangent entre eux les faux apaches fouetteurs.

De même, on reste pour le moins étonné par le dramatique tableau que fait le même narrateur, au début de « Sodome et Gomorrhe », de certaines pratiques dont il présente longuement les adeptes maudits avant d'avertir le lecteur que ces « maudits » se comptent par milliers dans toute société et que les barons, comtes ou ducs de ses connaissances vantaient les uns aux autres les charmes et la robustesse de leurs superbes valets de pied. Et, comme il en était de l'antisémitisme, je ne me souviens pas, au cours de mon enfance et dans le milieu des plus collet monté où j'ai été élevé, d'avoir entendu la moindre condamnation de ces pratiques dont le représentant le plus en vue appartenait lui-même à ce que l'on appelait (ou s'appelait elle-même) la « société » (quoique, dans son cas, un peu dédorée) de la ville, homme déjà d'un âge mûr se disant poète, et dont le récit des frasques complaisamment d'ailleurs colportées par lui-même nourrissait les potins, sa qualité de poète, justifiée par une feuille mensuelle qu'il composait avec l'aide de ses amis et de quelques dames poétesses, lauréates du « Genêt d'or » aux jeux floraux toulousains, particulièrement recherchée pour la principale rubrique qu'il ne laissait à personne d'autre le soin de rédiger et intitulée « La Place à Ragots » (Arago). Quant à ses exploits dont la « société » s'émerveillait, les deux principaux - du moins tant que j'habitais la ville - furent d'abord une bacchanale nocturne dans le parc du Grand Hôtel d'une station thermale des environs malencontreusement interrompue par l'arrivée de la police que le directeur de l'hôtel (ou le chef cuisinier), inquiet de l'absence d'un petit marmiton, avait alertée, la seconde, une flatteuse proposition, faite dans les Bains turcs de la même station thermale (qui semblait être son terrain de chasse favori) par un potentat oriental, de profiter d'une heureuse érection momentanée, mot (érection) que, mise au défi, l'une de mes grandes cousines connue pourtant pour son extrême pruderie et son extrême dévotion, répéta avec l'assurance quelque peu masculine (et aussi quelque peu agressive) qu'elle tenait d'un stage au dispensaire du diocèse où, dit-elle avec la même agressivité, il était bien naturel de soigner aussi les malheureux atteints de maladies vénériennes. Tout au plus, la ville (la « société » - et la mieux pensante) tenait-elle ce « poète » sorti de son sein (ce qui constituait déjà une garantie) non sans un déférent respect pour ses qualités d'homme d'esprit (que venait d'ailleurs confirmer celle d'inverti en vertu de cette croyance - ou plutôt axiome - que talent et pédérastie (ou l'inverse) sont obligatoirement complémentaires), comme un élément certes quelque peu bouffon mais propre à alimenter sa chronique intellectuelle et en un certain sens indispensable à toute société tant soit peu structurée.

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Un autre extrait du Tramway de Claude Simon