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Extrait de Le Déplacement, Philippe De Jonckheere. (en cours d'écriture).
Sommé décrire. Décrire quoi? Décrire quelque chose, je ne sais pas moi. Nimporte quoi. Ce qui vous passe par la tête. Mais qui cela va-t-il intéresser? Mais vous. Mais moi vous savez cela ne mintéresse pas tant que cela. Et puis sous la menace qui plus est.Personne ne vous menace mais puisquon vous dit que vous devez écrire. Vous devez écrire, vous devez écrire, facile à dire, beaucoup plus difficile à écrire. Je ne sais pas moi. Prenez des exemples.Des exemples? Mais oui des exemples pris à la vie quotidienne, celle de tous les jours, la vie de bureau. Par exemple que faites vous avant une réunion lorsque tous les participants ne sont pas encore arrivés, ou mieux encore lorsque vous êtes le premier arrivé et que vous savez que les autres participants ne brillent habituellement pas par leur ponctualité. En fait jécris. Vous voyez. Oui jécris sur des bouts de papier, ce qui me passe par la tête. Tenez donc. Oui jécris ce qui me passe par la tête. Quand les autres finissent par arriver, ils se demandent bien ce que je peux écrire. Le plus souvent ils nosent pas me demander ce que jécris. Parfois ils demandent. Je réponds que je viens de penser à quelque chose. Ce qui est vrai. Cest vrai, ce nest pas mentir que de dire que je suis en train décrire ce à quoi jétais en train de penser. En général, mes collègues sont vivement impressionnés par cette efficacité qui consiste à mettre à profit un petit moment dattente __ quune réunion commence __ pour noter autant de choses dont ils présument bien à tort une utilité pour le travail, pour le service. Sils savaient ce que jécris, la futilité et linutilité de ce que jécris, de mes pensées. Il y en a même qui me demandent si jécris un roman sur le ton de la plaisanterie, bien sur ils sont à mille lieux de penser que cest précisément ce que je suis en train de faire. Mais alors quécrivez-vous?Des conneries je vous dis. Que genre de conneries? Et bien en général il ne me passe pas grand chose par la tête. Non en général je commence par décrire la pièce dans laquelle je me trouve, la salle de réunion. Et puis ensuite étrangement, un détail dune pièce sans attrait, au mobilier sans relief, retient mon attention et une idée en entraînant une autre, je finis par écrire ce qui me passe par la tête. Alors cest comme ça. Et vos collègues? Comme je vous lai dit ils ne savent pas ce que jécris. Ils ne savent pas à quoi je pense. Ils ne savent pas que les chemises à fleur ridicules de lun dentre eux me font penser au côté très périssable des fleurs ( et aussi un peu que les fleurs sont lexpression de la douleur de la plante ) et par extension bien sur que nous sommes peu de chose que bientôt nous serons comme ces fleurs fanées, putrescentes dégageant de pestilentielles odeurs de pourriture que nous avons combattu toute notre vie pour les contrecarrer à coup de parfum et deaux de toilettes pas très originaux et conçus avec des extraits de fleurs précisément. Moi par exemple jaurais toujours voulu me parfumer de Glenmorangie 18 ans d'âge avec une finition au Madère. Mais vous imaginez un peu leffet imprécis quun tel caprice finirait par produire, limpression désastreuse de soulographe. Une autre fois jai eu loccasion __ cinq minutes, cela parait peu de temps, mais quand on y réfléchit, on ne passe pas toujours autant de temps devant une toile dans un exposition __ de contempler les vestiges de nombreux diagrammes sur un tableau blanc pour marqueurs à alcool, les chiffonettes et les tampons pour essuyer le tableau susant, leur effaçage était de plus en plus imparfait, de plus en plus partiel, ainsi les diagrammes, les organigrammes, les schémas et les listes et toutes ces ébauches tracées à la va-vite lors des réunions par les informaticiens bien en mal dexpliquer ce quils avaient à dire ou à expliquer sans passer par ces diagrammes convenus où autant de petites boîtes et de petits cylindres succinctement représentés, figuraient des écrans, des ordinateurs et des disques, reliés entre eux par des réseaux allant sépaississant au fur et à mesure de leurs explications et des nouvelles connections quils pensaient bon dajouter à cet écheveau abstrait reliant boîtes et cylindres, la superposition de tous ces schémas partiellement et imparfaitement effacés donc, cette superposition donnait à penser à ces toiles abstraites de l'expressionnisme abstrait américain des années 50 où les repentirs des peintres étaient toujours visibles et participaient au même titre que les coups de chiffons grossiers à lélaboration dun ensemble dont la composition tirait justement toute sa profondeur de ces rajouts, de ces remords, de ces erreurs et de ce qui était encore visible des couches précédentes sous les derniers coups de pinceaux et de brosses. Beaucoup dinformaticiens seraient surpris que leurs oeuvres somme toute collectives, tissées au fil des réunions au cours desquelles il nétait pas toujours facile de faire comprendre aux informaticiens dautres équipes ou à des personnes de lentreprise non informaticiennes, le cheminement de leur pensée, cet écheveau de schémas superposés donc ne dépareillerait pas au milieu dune exposition ou dun catalogue de peintres tels que Cy Twombly ou Willem De Kooning__ parler de Jackson Pollock ou de Joan Mitchell serait exagérer la comparaison et forcer le trait __ à cette différence près bien sur que les oeuvres des informaticiens __ souvent incultes de la peinture abstraite __ demeuraient tout de même très involontaires tandis quune détermination de fer avait conduit Cy Twombly et Willem De Kooning aux débordements dénergie et aux compositions hardies qui faisaient leur patte. Ainsi la cravate à fleurs criarde dun collègue memmène vers des considérations morbides à limage de Ronsard dans Mignonne allons voir si la rose qui ce matin était éclose ou de celles de Baudelaire dans la Charogne, tandis que les tracés désordres des diagrammes de ces mêmes collègues me rappellent à l'expressionnisme abstrait des années cinquante et tout naturellement il marrive de me prendre des notes de ces considérations __ feignant un air soucieux pour donner le change à des collègues qui ne sont peut être pas dupes de ce petit manège __ et aujourdhui encore ce que je viens décrire en toute hâte avant une réunion ne fut pas différemment inspiré par limpression désarmante de vide que donne cette salle de réunion aux murs nus, sans fenêtre, une seule porte donne sur cette salle de réunion ne comportant, en tout et pour tout, comme mobilier, quune table rectangulaire de Formica singeant lacajou et de quelques chaises au dessin on ne peut plus simple __ serions nous dans les années soixante-dix que ces chaises auraient été, sans nul doute possible des Mulla 530 __ et pourtant dans ce vide désarmant jai connu des réunions très dures durant lesquelles le sort de dizaines de personnes était pour ainsi dire sur la table et tout un chacun tentait de faire basculer le sort de ces personnes soit vers la porte, soucieux que certains cadres étaient dappliquer aveuglément des objectifs souvent aberrants fixés par les directions financières et comment dautres au contraire avaient à coeur de garder à lesprit le sort des personnes concernées, tout cela dans une pièce, neutre et vide, au mobilier sommaire, aux murs nus et aveugles, sans fenêtre, sans ouverture, si ce nest cette porte par laquelle on aboutissait à cette pièce qui aurait aussi bien pu être claquemurée. Bon la réunion commence, je lève le stylo et je vais faire mine découter, de mintéresser et pourquoi pas dintervenir. |