« Chez les intellectuels qui veulent
s'accommoder de ce phénomène et qui cherchent à concilier
leurs réserves à l'égard de l'industrie culturelle
avec le respect de cette puissance, un ton d'indulgence ironique s'est
installé. Nous savons, disent-ils, ce qu'il en est de tout cela,
ce qu'il en est des romans-feuilletons, des films de confection, des spectacles
télévisés à l'intention des familles et délayés
pour en tirer des séries d'émissions, et ce qu'il en est
des parades de variétés, des rubriques de l'horoscope et
du courrier du coeur. Mais tout cela est inoffensif - et d'ailleurs démocratique
- parce qu'obéissant à une demande, il est vrai, préfabriquée.
De plus, cela produit toutes sortes de bienfaits, par exemple par la diffusion
d'information et de conseils. Or, ces informations sont assurément
pauvres, ou insignifiantes, comme le prouve toute étude sociologique
sur une chose aussi élémentaire que le niveau d'information
politique, et les conseils qui se dégagent des manifestations de
l'industrie culturelle sont de simples futilités, ou pire encore.
L'ironie mensongère qui s'est installée dans le rapport
des intellectuels bénis-oui-oui et de l'industrie culturelle n'est
nullement limitée à ce groupe. On peut supposer que la conscience
des consommateurs est elle-même scindée, placée qu'elle
est entre la plaisanterie règlementaire que leur prescrit l'industrie
culturelle et la mise en doute à peine déguisée de
ses bienfaits.
L'idée que le monde veut être trompé est devenue plus
vraie qu'elle n'a sans doute jamais prétendu l'être. Non
seulement les hommes tombent, comme on dit, dans le panneau pourvu que
cela leur apporte une satisfaction si fugace soit-elle même, mais
ils souhaitent même cette imposture tout conscients qu'ils en sont,
s'efforçant de fermer les yeux et approuvant dans une sorte de
mépris de soi ce qu'ils subissent et dont ils savent pourquoi on
le fabrique. Sans se l'avouer, ils pressentent que leur vie leur devient
tout à fait intolérable sitôt qu'ils cessent de s'accrocher
à des satisfactions qui, à proprement parler, n'en sont
pas. »
T. Adorno - 1963 |