Le mentisme est une affliction mentale décrite par Dumont de Monteux en 1856, dans son autopathographie Testament médical, philosophique et littéraire, destiné non seulement aux médecins et aux hommes de lettres, mais aussi à toutes les personnes éclairées qui souffrent d'une manière occulte, ce qui fait beaucoup de monde (surtout quand on pense aux personnes éclairées qui souffrent d'une manière occulte -- proposition qui condense joliment le paradoxe de l'illumination).
Le mentisme est introduit dans le chapitre 5. Dumont le décrit comme un mal romantique ("la maladie de René"). Ça tient en trois pages.
Trois images chez Dumont :
- la crampe dans le mollet (effet physiologique qui ne suffit pas à dire la spécificité du mal)
- les oiseaux de la volière mentale (aux trajectoires ordinairement si nettes, qui soudain s'effarouchent)
- le cheval de la pensée (devenu frénétique)
Le mentisme est un cas de discours scientifique horizontal sur la perte de contrôle, l'éparpillement, l'incapacité à se scénariser. Or je suis intéressé par ce qui, dans les descriptions scientifiques, dramatise. À ce titre, les images de Dumont brillent peut-être déjà d'un "éclat poétique" trop évident par rapport aux symptomatologies de Chaslin et Mounier qui précisent le terme au 20e (je souligne) :
Dévidement rapide et incontrôlable d’idées et de pensées stériles, proche de la rêverie diurne, perçu comme anormal, parfois pénible et angoissant... (Chaslin, 1912)
Au creux même de leur impuissance d'agir, ils [les mentiques, ndr] sont envahis par un torrent de rumination mentale, baptisé sous le nom de "mentisme". De pauvres thèmes sans dynamique créatrice, mais vifs et lancinants, s'imposent de manière quasi automatique, tourbillonnent, ressassent, sur un fond d'inquiétude et de doute angoissant : barrages, coq-à-l'âne, réponses à côté, ellipses, jeux syllabiques, phénomènes psittaciques, scies verbales, mots jaculatoires fortuits, énonciation des gestes, énonciation des intentions et des commentaires sur les actes, émancipation des abstraits, ombres anticipées d'une pensée indiscernable. (Mounier, 1946)
LES MENTISMES
Sous sa forme dégénérique, "un mentisme" n'est plus ce mal fatrasique, granulat de thèmes abouliques, scénaristiquement indigestes, menaçant une singularité comme une fantaisie menace l'épopée, mais une sorte de mème langagier obsédant, un fétiche de langue qui des fois s'effarouche, se crampe, s'exorcise dans la répétition. Ces fétiches sont parfois agités d'une prononciation particulière, accompagnent parfois un acte particulier, s'invitent à la faveur d'états particuliers. En ce sens, ils sont comme des pedobears bien cachés qui, une fois perçus, isolés, objectivés, lèvent un gestus mental qui a la clarté formelle du symptôme (clarté appelant attention) et l'obscurité symptomale de ses rapports, titres, places, rôles, au sein de l'épopée de la pensée conquérante (obscurité appelant élucidation).
Au risque (utile) d'être trivial, je vais fournir quelques exemples -- très personnels --, qui donneront une idée à la fois du ratatinement que le terme (singularisé, bidulisé, objectifié) subit par rapport à la symptomatologie psychiatrique, mais aussi de la façon dont ces objets peuvent meubler un espace (une volière, une chambre) où percept et concept (selon une vieille catégorisation insatisfaisante) ont le loisir de s'entretenir, faire la paix, régler des différends etc.
1. Le verbe "to prance", en anglais, que, ne parvenant pas à traduire, je francisai en "prancer". "To prance" serait le centre sémantique de diverses notions françaises qui vont du vocabulaire équin le plus neutre (caracoler, cabrioler, piaffer) au "monter sur ses grands chevaux" ou "faire le paon" (se rengorger). La francisation en "prancer" parvint à importer cette complexité sémantique ; je fis l'expérience tout à fait personnelle, pas tellement partageable, de l'élaboration sémantique par épaississement qui, actually, a fait de pas mal de mots français des auberges espagnoles pouvant signifier tout et son contraire (le mot "ardeur" depuis Racine, par exemple). Mais "prancer" se mua en mentisme quand il devint la figure étalon de ma perception des attitudes : non seulement je trouvai chez moi et chez les autres des "prancements" constants, mais je commençai à interpréter les comportements selon une grille de lecture équine, ce que le français me permettait aisément, étant donné qu'à peu près tout le vocabulaire du cheval s'applique aussi, au figuré, aux humains (piaffer, ruer, se cabrer, gambader...), mais même les inerties les plus ordinaires recevaient leur analogie caballine, et les mentismes prenaient la forme des descriptions romanesques débiles (l'imparfait hallucinogène) : elle regimbait dans son sommeil. Suivant, le texte que je pourrais écrire sur ce mentisme aurait pour objet le retour de flamme de l'anthropocentrisme dans l'humanisme contemporain (dont les signes sont par exemple une conception de l'humain comme cobaye de la création et la constitution du mignon et de la candeur en valeurs).
2. La façon dont Robbe-Grillet fin-de-vie, lors d'une émission télé, réagit au fait que Sollers écrive ses mémoires.
"Ah il écrit ses mémoires? Oh oh oh... Le clown !".
Où le barbon retrouve un brin de jovialité dans le mépris -- mais un mépris un peu détaché, le mépris du mourant pour le vain monde -- qu'il porte à un autre barbon (la chamaille continue, chacun un pied dans la tombe). La première partie : le court silence, la surprise feinte, la candeur interloquée suraiguë : . Et immédiatement la sentence du rire grave, rauque, le paternalisme amusé qui installe chez tous les gosses le partage délétère entre le sérieux et le frivole . Toujours est-il que ce schème intonatif se mit à faire systématiquement pièce à la gloriole du self dont "écrire ses mémoires" est l'étalon suprême ("ah il rédige une notice biographique ?", "ah il envoie un CV ?"), ce qui m'empêchait parfois d'y souscrire. Mais très vite, il s'étendit, révélant l'enflure d'habitudes triviales, d'idiosyncrasies minimales, faiblement motivées ("ah il ourle ses pantalons ?", "ah il coupe ses carottes en dés ?" -- le sanglot point). Suivant, le texte que je projette d'écrire sur ce mentisme aurait pour objet l'élément "dignitaire" empoissant qui fait de tout acte une adresse, de tout vêtement une toge, de toute parole une dramatique de France Culture.
3. La création du mot "cabaille" (diversement orthographié), qui fait suite à un rêve où un hispanophone agaçant que je croisais régulièrement dans la vraie vie m'empêchait de prancer au milieu de jolies filles en m'invitant avec insistance à monter avec lui sur le "cabaille", sorte d'agrès bizarre qu'il traitait en vrai cheval. Le mot "cabaille" s'imposa ensuite pour désigner des types aux attitudes antisociales insistantes, contrariantes, hijackantes, qui ne peuvent souffrir les enthousiasmes solitaires et pourrissent le monde de leur excentricité paradeuse. Un de ces types étant oi-même, œuf corse. Suivant, les textes que j'ai écrits à partir de ce mentisme ont eu pour objet l'hubris du masturbant ou de l'enfant jouant.
Les exemples sont nombreux, et ainsi résumés ce ne sont que des petits témoignages de la névrose. L'idée ne serait pas de fouiller à fond ces éléments de langue et d'essayer de déterminer la source de la fascination qu'ils exercent ; ça c'est la classique anamnèse qui cherche à établir les fondations du "moi". Là il s'agirait plutôt de spéculer en roue libre, en pure perte, sur ces mentismes et de rendre partageable les perceptions que ces spéculations produisent.
L'ÉLUCIDATION COLLECTIVE DES MENTISMES
J'imagine la possibilité d'une écriture collective dont l'objet serait l'élucidation des mentismes et le partage de ces spéculations. Sur un site par exemple.
Il s'agirait d'intégrer les mentismes sans être complaisant avec la névrose ; faire entrer les mentismes dans le monde, se les expliquer en les rendant accessibles, digérables par tous ; ne pas s'arrêter à la fascination, ne pas se cabrer devant elle. Dramatiser en commun, pas tout seul dans sa chambre.
Le travail n'est pertinent que s'il est collectif. La circulation des mentismes est importante : ceux des uns peuvent devenir ceux des autres (par exemple, le mentisme 2 m'a été communiqué par un ami presque déjà à l'état de mentisme). L'idée est de constituer un trésor esthétique partageable, un stock d'allégories, de formules, qui mettraient “du liant dans la perception collective” et renouvelleraient certains idiotismes nécrosés.
Le travail pourrait prendre la forme d'un "Forschungsinstitut für Mentismen", ou d'une Chambre d'élucidation des mentismes (au sens des allemands Kammer + Zimmer : aspect délibératif + intime). Concrètement, élucider un mentisme, c'est 1/ le décrire, 2/ donner accès aux raisons superficielles de la fascination, 3/ le développer jusqu'à l'absurde (en faire le paradigme d'une vision du monde).
Le shift romantique a seigneurisé la "personnalité" ; le "personnat" aristo a produit, au cours du 19e, un culte de l'originalité, définie comme écart par rapport à la norme (la productivité ouvrière et bourgeoise, l'accumulation capitaliste, le souci du lendemain, le travail utile...) puis un retournement du diagnostic clinique sur la "personnalité poétique" (la façon dont Verlaine adopte le destin promis par ses bulletins scolaires, par exemple).
Aujourd'hui, on est à l'âge bourgeois de cette ruade, et le refus de faire comparaître ses fantasmes est devenu une commodité pour l'artiste, qui cherche la validation de sa singularité dans le diagnostic. D'une certaine façon, l'élucidation des mentismes a pour but de mettre à distance la question diagnostique, sa tentation.
Mais contrairement aux sites qui s'occupent de la dimension sociale des mèmes (et font un travail statistique utile mais herméneutique nul), il s'agirait de partir d'une fascination a priori inexplicable, et de la tendre, de la politiser au sens benjaminien (de lui offrir une problématique esthétique collective). Et par là de redynamiser l'élément de partage noyé dans le "share", l'élément de circulation noyé dans le "spread", et d'occuper la fosse d'impensé entre le particulier comme pouf identitaire et le collectif comme pouf communautaire -- deux vautrades qui préparent l'indifférence généralisée propice au prochain génocide (d'ici 6 mois - 20 ans).