t,
vues les circonstances,
Après. Il faut
savoir comment faire pour parler. Avec toutes ces vitesses différentes.
Les lèvres déjà, remuent l'une indépendamment de
l'autre, la bouche est d'une lenteur de poisson, la langue se déplace
rapidement et s'enfonce partout, les dents se cognent de manière chaotique,
la mâchoire dérape, les mots glissent à toutes allures,
ils se précipitent, ils traînent au palais, sanglotent, des haut-le-ventre
soulèvent leur puits, les monstres s'élèvent de l'autre
hémisphère si près qu'ils nous donnent envie de chanter,
pas à leur gloire, j'ai dit qu'ils sont proches ; chanter à l'effroi
que provoque leur proximité, les démons que creuse si facilement
dans l'air la pomme d'Adam. On peut donc ajouter ses mouvements et ses vitesses
à ceux de la bouche, des lèvres, de la langue ; que ce monde ait
de la tenue. La pomme d'Adam, n'écrit-elle pas avec la peur directement
branchée au ventre, et n'est-ce pas là la réserve du sang
d'encre ? On pense aux tâches, aux éclaboussures, aux explosions
de l'étrange, on pense :
il faut savoir comment faire pour
simplement ouvrir la bouche. C'est une question de mâchoires et de lèvres,
c'est évident, et croyez-vous qu'on n'ait pas essayé ? On écarte
les mandibules et les joues se creusent, on essaie encore mais les lèvres
ne s'écartent pas, les joues se terrent dans la bouche pleine maintenant,
telles des taupes en pleine aspiration. On pousse le son dans la gorge, afin
de varier le chant, mais cela n'ouvre pas la bouche. Les pommettes se soulèvent
encore, le menton s'aiguise, mais rien ne perce du mystère, même
pas cette pointe du chant de gorge lancée d'en bas, sous les côtes,
et qui s'étend gravement dans la trachée. Les lèvres restent
closes. La technique s'est pourtant avérée efficace ailleurs,
alors, on pense qu'il y a quelque chose qui empêche nos efforts d'aller
à l'effet, on pense :
il faut savoir comment faire pour
décoller le sparadrap qui ferme la bouche. Mais rien n'est sûr,
aucun miroir, et on ne peut voir si c'est bien ce genre de tissu tenace et visqueux
qui retient l'avidité (et le vide, de s'étendre). Ne sachant rien,
on bouge la mâchoire inférieure, en tous sens, on la décolle
de la rangée du dessus, on étire, on emmène ici en tordant,
là se plisse et le menton grumelle, ce qu'on veut c'est entendre le craquement
de l'adhésif, le grésillement de la colle sèche. Rien ne
change à l'idée d'avoir entendu ou pas le déchirement,
la bouche est là encore sans fissure, pour tout vous dire : muette. Elle
est immobile. On ne sait pas si l'impossibilité est d'entrer, de sortir.
A-t-on déjà connu le sens d'élever, d'abaisser, d'étendre
? Bouger se fige dans le froid rigoureux. Sans mouvements, on ne peut que constater
les dunes, l'expression paralysée du mica : rigor mortis. On pense qu'il
faut déplacer cette peau que le froid fait briller, la peau nue qui étend
sur le visage ses vagues reliefs sans aucune fêlure en mouvement, on pense
:
il faut savoir comment faire pour que tout le corps qui a la forme de la bouche
s'exprime.
Mais je l'ai dit, tout est froid
et nu. La matière dont on est fait se confond au paysage réduit
à deux dunes dont la pulpe s'amasse en une croûte granuleuse. Désertique,
s'appliquant au dépeuplement, la lumière de la lune suce le vide.
et
été là, dans la grande maison d'Aix-en-Provence, les frontières
de notre voisinage déjà avaient commencé à se mêler.
Il y avait encore les barrières du corps. Mais une force continuait de
pousser en Louise, en moi. De mon côté, la passion et la sensibilité
me faisait passer par des sentiments contradictoires. Des limites se déplaçaient,
mais je voulais les refermer autour d'elle et moi. Louise, elle, ne voulait
pas se couper des autres. Ce qu'elle désirait protéger n'était
pas notre relation duelle, mais le monde qui vivait là, dans la maison,
le parc.
Ce lien pudique, secret, ce sentiment,
au milieu des autres amis communs et de son compagnon, Louise semblait le gérer
parfaitement. Toujours je me suis demandé ce qui pourrait enlever le
sourire de son visage, éloigner la danse de son corps, fendiller le calme
plat et la profonde distance de son il onyx. De mon côté, tu sais
à quoi je ressemblais en profondeur ? A un palet de hockey sur glace
; vitesses, glissements, violents changements de directions, sans oublier cette
règle importante qui dit que le palet ne doit à aucun moment se
trouver immobile sur la glace. L'histoire, c'est que tout ça se passait
en moi sans que je ne bouge. Sans que je n'ai la possibilité de faire
des gestes vers ma sur, sans pouvoir rien donner. Alors, souvent, mon stylo
plume fuyait. J'essayais de diriger avec mon bras, ma main, mais un uf ne se
sert pas de ses membres à la façon d'un être humain. Je
tentais de réduire ce flux à une ligne noire pleine de courbes,
pleine d'espaces aussi, bien que continue. Enfin, c'est ce que je me voyais
faire. Il n'y a que de cette manière que quelque chose pouvait s'écouler.
Un peu de sueur aussi, avec le soleil, et les dalles près de la piscine
qui retiennent la chaleur et la lumière.
Ce qui est bien avec l'écriture
pratique ! c'est que le désir de solitude semble entendu par tous.
Personne ne vient troubler ces limites presque transparentes qui enferment l'espèce
de soleil particulier en son sein, le nud jaune. Il suffit de s'isoler avec
son cahier d'écolier, son stylo. Là, peuvent s'inscrire alors
les battements, se mesurer les différentes forces du vent du désert.
On peut tranquillement se donner le fouet, et regarder les traces noircir. Bien
sûr, il n'y a pas que la souffrance du cuir, les fissures de surfaces.
Quand le vent coule régulièrement l'étouffement se nourrit
de sable. Les dunes se déplacent. Le paysage change. Les dunes changent
de crânes. Elles s'échangent des os, se partagent les squelettes.
D'autres ossements, d'autres plans émergent, propres et lisses. Il n'y
a pas que les croûtes, on ne fait pas sans cesse de la lèche aux
plaies.
Ensuite, c'est difficile de sortir de là. On voit bien qu'écrire
ce n'est pas ce qu'on veut, pas un but, qu'on cherche autre chose, ce qu'on
a, ce qu'on désire.
Plongée
Il y a les choses
oui, les choses, les cailloux, l'eau, pas très loin, l'herbe, la poussière
sûrement, les choses du monde qui s'étendent, qui poussent, les
bruits résonnent, les paroles oui, il y a les hommes, les femmes, les
enfants, sûrement, tout le monde est là , les rires se répercutent
contre le tronc des arbres, les détonations glissent dans les échancrures
de l'écorce, les mots circulent vite et se ramifient dans les feuillages,
dans les racines, aussi rapidement que l'électricité. Mais ce
n'est pas dangereux comme la lumière qui s'enferme dans les gaines, la
lumière noire qu'on entend bourdonner pleine de rage sous le lampadaire
à l'ampoule brisée. Il y a un bruissement comme si le vent soufflait.
Ce sont les paroles, les mots, les sourires, les lèvres qui bougent.
Tout cela est porté par l'air.
C'est comme si le mur des arbres, des feuilles serrées, attiraient ce
que les êtres qui sont là, autour, parmi, sont en train de suer.
Une espèce de liberté que les arbres acceptent. Elle longe, avoisine
les branches, les ramures plus minces, les nervures des feuilles. Et le bout
de la feuille, là, on ne sait plus si c'est la pointe encore, ou, déjà,
l'air.
Et puis, ici, à cet endroit,
c'est comme si cette brume de sensibilité n'allait pas plus loin, plus
haut. Cela fait comme un microclimat sensible. Il y a bien ce voile épais,
mais sans lourdeur. Le voile passe dans les feuillages. Peut-être est-ce
lui aussi qui fait croître leurs limbes, qui fait tomber les châtaignes
encore vertes, comme ça, alors que ce n'est pas la saison. La saison.
Parfois, cela fait comme une douce bruine, plus fine encore que le voile si
léger. Et ce n'est pas la pluie de pollen invisible, non. Parce qu'il
n'y a pas les yeux, encore, pas le nez, il y a juste l'immense respiration de
l'écliptique. Douce bruine très silencieuse. Il faut insister
sur le silence. Il y a aussi le soleil qui ne donne pas de limite à la
lumière. Il n'y a pas de nuages, aucun gris vous souriez. Peut-être
qu'il y a l'homme qui fait le gris alors, l'homme qui apporte les nuances de
gris entre la feuille et les marques. Dans le calme et le silence d'une caresse.
Il n'y a personne. Pas de paroles
alors, pas de machines, on n'entend pas le moindre bourdonnement de machines,
il y a peut-être les insectes mais ils volent, il y a l'air, les toiles
d'araignées qui font soudain cesser le grésillement. Peut-être
que les fourmis font le bruit. Qu'elles fourmillent de multitude, de force,
avec leurs pattes par milliers et le choc violent de ce qu'elles transportent
qui tombe contre la terre. Mais il n'y a pas d'oreilles pour les entendre, ni
d'yeux pour regarder leurs efforts.
Personne ici. Au bout du stylo à plume la fourmi est seule et remonte
le corps. Elle passe très vite sur l'acier, hésite sur le cylindre,
d'un côté, de l'autre. Elle fait demi-tour, s'arrête, se
remet à marcher et se perd dans la serviette de bain qui est là,
étalée. Il n'y a personne pour voir que rien ne se passe en apparence.
La pointe de métal brille, avec à l'extrémité son
renflement, son bourrelet que la fente traverse jusqu'au corps. La fêlure
s'éloigne sur la plume, très fine, régulière. Les
petits points sombres sont rangés trois par trois, en ligne, il y a deux
autres séries de deux petits cercles de chaque côté des
alignements. C'est peut-être des trous. Et parfois on n'a qu'une envie
: ne pas voir les trous. Même les tout petits trous. On peut se perdre
facilement là, on arrive à penser beaucoup trop dans ces machines
rapides et inconnues. Et peut-être qu'on est déjà le gouffre,
alors on ne prend plus garde aux petites chutes que l'on pourrait faire.
Il y a la pointe de métal.
Et pas d'yeux. Ainsi on ne peut pas voir. C'est sûrement à cause
de tout ce noir qui est là qu'il n'y a pas d'yeux. Tout est devenu très
noir, sauf la plume peut-être, qui brille autour des points et de la fêlure.
Mais le reste, la fourmi, le corps du stylo, le rectangle de tissu éponge,
tout cela est devenu noir. La fourmi a disparu, l'encre s'est évaporée,
la serviette a cessé d'exister.
Il n'y a personne. Juste la forme
géométrique de couleur sombre. Peut-être que cette forme
est remplie de fourmis, et d'encre que les petits animaux transportent entre
les lignes du tapis sombre et régulier. Peut-être que c'est ça
qu'elle transporte et qui fait beaucoup de bruit. Mais il n'y a pas de bruit.
Les fourmis n'ont aucun mouvement. Rien ne bouge. Ce doit être trop lourd
évidemment cette nappe d'encre. Ce qu'il y a aussi, c'est le vide tout
autour. En réalité on ne peut pas savoir s'il y a un mouvement.
Pour se rendre compte, il faudrait
installer des choses autour, ou qu'il y en ait eu, et que tout à coup
quelqu'un plonge dans le parallélépipède d'eau. Il faudrait
qu'un corps défasse l'homogénéité de la strate transparente.
Il faudrait pénétrer la masse. Un plongeon, voilà ce qui
dessinerait les lignes ensoleillées des vagues au fond du creux. Cela
ferait comme les écailles des tortues avec leurs lignes qui se font,
se défont, leurs courbes qui fuient dans l'immobilité. Parce que
le soleil, seul, comme ça, avec le rectangle de fourmis, ça ne
donne rien du tout. Il faudrait que l'eau se déplace, vous voyez, et
alors , avec la lumière du soleil, avec les courbes vertes, les surfaces
pourraient se confondre. On ne pourrait plus dire profond, haut, ombre, épaisseur.
On ne pourrait plus prononcer un seul mot. Tout serait, ici. Les surfaces se
superposeraient et la lumière passerait à travers.
Mais pour ça, il faudrait
que quelqu'un plonge dans la piscine qui serait là, près de l'encre
qui ne cesse pas de transporter les fourmis. Bien entendu, tout à l'heure,
avant que le mouvement du capuchon ne laisse apparaître l'espèce
de triangle brillant, bien convexe, avant ça, tout était déjà
très noir. Et puis l'eau s'était mise à onduler. Les fils
à la surface du ciel avaient commencé à vibrer, à
tracer les lignes brisées entre les branches des sapins qui tournaient
doucement sans rien brouiller de l'eau. Il y avait eu le point d'ombre, immobile,
et les cercles serrés d'ombre et de lumière qui s'élargissaient
en s'éloignant.
Alors elle était arrivée.
La femme qui était encore une fillette s'était approchée
de la serviette. Elle était venue avant que le tissu ne soit infesté
d'encre, imbibé de fourmis qui n'arrêtent pas de faire le bruit
de l'eau avec leur long fleuve qui s'écoule sans cesse. Lentement, la
fillette s'était accroupie. La femme s'était allongée,
et il n'y avait personne encore, oui, essayez de vous souvenir, l'onyx, les
yeux, le soleil. Peut-être que le lent tourbillon qui dure était
là déjà. Ce qui est étrange, c'est que sans même
que le feuillage ne frémisse, qu'une porte couine, sans miaulement, sans
aucune tension ni aucun autre bruit de ce genre, la femme s'était évanouie
sur le rectangle de tissu. L'apparence s'était évaporée,
enfoncée ; l'illusion avait noirci dans la serviette.
Pourtant, lorsque la femme pas tout à fait s'était approchée,
on avait bien vu la peau blanche de son corps. On se demandait comment elle
avait réussi à disparaître avec une telle peau. On avait
voulu la peindre pendant son approche, on avait désiré faire naître,
commencer dans un autre monde. Et il y avait eu l'effacement, le massacre. Plus
rien n'a semblé pouvoir approcher sa peau. Elle avait perdu en s'allongeant
toute sa surface sensible. En s'étendant, la peau était devenue
lisse, il n'y avait plus de pores, toute la trame s'était bouchée.
Peut-être que les fourmis avaient déjà commencé à
immobiliser le noir. On ne pouvait plus tracer les lignes, de pores en pores,
comme on fait pour les jeux où il faut joindre les chiffres et écrire
la forme. C'était comme écrire à la surface de l'eau, même
en appuyant très fort rien ne pouvait marquer, se perdre, s'effacer.
A part soi.
Ce qu'on aurait voulu faire, par
exemple, c'était dessiner sur la peau le plan de la ville qu'on aurait
expérimentée au fur et à mesure du tracé, sans calculer
à partir des pores où on allait exactement. Puis, on se serait
mis à marcher, lentement, dans les rues inconnues. Elles auraient commencé
à vibrer alors, à faire comme la houle de la mer. C'était
difficile de faire ça dans une ville, mais avec sa peau, la femme qui
était encore une petite fille donnait beaucoup de force, beaucoup de
silence. Cela, lorsqu'elle s'était approchée.
Alors, la ville
est restée secrète. Et ce n'est pas très grave, parce qu'il
n'y a personne. Personne qui ait pu voir la carapace qui représentait
la ville, au lieu de la faire naître, au lieu de tenter de la connaître,
et qu'elle vive. Enveloppe close, paysage bouché, le monde est resté
secret dans le corps, la ville ne s'est pas dessinée.
Et puis, pendant qu'il n'y a personne, il est invisible, il est très
blanc, il continue d'appuyer, celui qu'ici on nomme le soleil
i
; je me souviens des moments où le sourire de Louise disparaissait. Cet
été là on a passé tous les deux quelques nuits à
parler jusqu'au matin. Tout le monde se dispersait dans la maison, pénétrait
dans sa chambre, fermait la porte. Louise et moi restions immobiles, muets.
Il y avait les dernières notes de musique sur la platine, les ultimes
gouttes d'eau dans le réservoir d'une chasse d'eau, un robinet s'arrêtait
de couler, il y avait le bruit de la lumière électrique qui claque.
Dans le silence, on commençait
à parler du monde. Louise y arrive bien, de mon côté je
suis moins loquace. Puis, au fur et à mesure, sous mon impulsion, on
le réduisait. On arrivait à la famille. J'étais plus bavard
sur ce plan, et ma sur volubile. Toujours elle a des photos de la famille à
me montrer, il n'y a que de cette façon que je revois mes parents, retrouve
mes grands-parents disparus. Facilement, elle me fait le plan de tout le réseau
familial, les connexions, les devenirs d'une tante, l'extravagance d'une autre,
comment cet oncle est parti en Afrique, son retour au village.
De mon côté, pour réduire
encore le monde, je tentais de l'amener à parler plus particulièrement
des liens entre deux membres, ou de sortir de notre famille pour un autre clan.
Puis on parvenait aux relations d'un couple avec le monde, d'un duo-duel, d'une
relation à deux. Là, je devenais presque bavard, et la voix de
Louise peu à peu s'éteignait.
C'est lorsqu'on en arrivait à
parler de notre relation que j'excellais en paroles. Ce n'est pas toujours ainsi,
tu le sais, mais durant cette période je parvenais à représenter
ce que je ressentais et ce qui existait dans notre voisinage. Non pas que j'étais
en représentation, mais tout ce qui explosait en moi accédait
à quelque chose de simple, enfin, à peu près, vu les mélos
qui se jouent sans cesse en moi...
A ce moment Louise devenait muette,
son sourire s'évanouissait, ses yeux noircissaient encore. Ses yeux se
faisaient plus profond ; ce que sa bouche perdait allait intensifier son regard.
Elle ne perd rien ma sur. Lorsque son sourire, si vénusien, invitant
de manière irrésistible la proximité, disparaissait c'était
pour aller intensifier la profondeur de son regard, multiplier la distance.
C'était d'ailleurs plus pour se protéger de la complication que
des sentiments.
A cette époque, chacun de
nous avait reçu beaucoup de lettres de l'autre où le désir
était là. De mon côté même, elle connaissait
clairement ce que j'éprouvais pour elle. Du sien, derrière ses
lettres, ses longs coups de fil, on sentait qu'elle retenait quelque chose de
puissant. Depuis la fin de l'été précédent, où
je lui avais écrit cette lettre si différente de chez Eric, sur
la table que j'aime bien, on ne s'était revu qu'une fois. Ma passion
avait commencé d'exploser, et Louise, au centre, doucement m'avait laissé
pénétrer ses limites. On se retrouvait maintenant à Aix.
Il y avait la nuit, le silence, elle dans ses murs, et moi lui montrant comment
je disjoignais les briques, grattais le ciment.
Tentatives. Tu sais comment je m'y
prenais pour lui faire connaître la force qui passait en moi ? Je posais
mon cur sur la table basse. Tu vois le tableau ? Puis, avec ma baguette, j'indiquais
ce qui se produisait ici, ce qui pulsait là. J'expliquais les élans
et les blocages de la circulation. Je parlais de l'irrégularité
du rythme, de la révision des soupapes, de mon petit ventre sensible,
de mon petit ventre dur. J'étais si loin de la simplicité qu'elle
aime tant. Comment pouvait-elle garder son sourire quand, évoquant ma
politique d'urbanisme, les veines de l'organe se transformaient en tentacules
? Pourtant, à cette époque, jamais elle ne m'a parlé d'inceste.
Peut-être fallait-il que nos corps se rencontrent pour qu'elle y arrive.
Ce qu'on éprouvait l'un pour l'autre avait pourtant déjà
dépassé ce que la raison entend dans l'amour entre un frère
et une sur.
Même sans sourire, sa bouche
me reste belle, mais je m'en voulais de le voir disparaître. J'avais besoin
de lui parler de ce que je ressentais et voyais. Les lettres, les livres, ne
veulent rien dire. Ce n'est pas suffisant pour vivre. On était là,
tous les deux, dans la vie, à cet instant. Impossible que je la laisse
dans ses fortifications où je sentais que poussaient les extrémités.
Parfois, le matin, on croisait ceux qui se levaient. Nos chambres se coupaient
des couloirs ; ailleurs, des portes, des draps s'ouvraient.
Durant ces deux semaines, nos liens se sont encore serrés. Pas
par la peau. Simplement à travers ces multiples conversations, où
on devenait adultes, plus jeunes, frère et sur, ou voisins. On pouvait
se retrouver à 12 ans, comme cette nuit où je lui ai donné
un truc que j'avais fait pour elle. J'aime bien fabriquer des choses et les
donner à quelqu'un. Louise a ouvert la boîte, vu ce qu'il y avait
et s'est approchée de moi. Jamais plus qu'à cet instant de ma
vie je n'ai senti autant d'amour qui passait ; peut-être était-ce
autre chose que l'amour ; il n'y avait pas de nuds qui se serraient, rien à
détordre, de compliqué. A cet instant j'ai dû voir, savoir
ce que j'avais en moi. Et je te l'ai dit, on était devenu tout petit,
il n'y avait pas ma passion qui traînait là, ni de désir
d'homme. Divin ? Merveilleux ? Je ne sais pas dire ces choses-là. C'est
le désert le plus intense que j'ai traversé sans souffrir. Quelques
secondes de la propagation d'un dieu. Dans une salle de bain, au lever d'un
jour.
Tout ça je l'ai senti, dans
son geste lorsqu'elle s'est déplacée vers moi. Louise n'a rien
montré en apparence. Elle m'a embrassé sur la joue. Douze ans
je te dit. Je crois qu'elle a dit quelque chose. Douze ans ; le commencement
de nos règles.
1 - On a d'abord
essayé de faire faire le dessin par des femmes.
Des vraies, vous voyez ? Travailler sur les périodes, les devenirs des
rythmes, en réunissant quelques coquettes dans un même lieu.
Mais, 2 - il
y avait une drôle d'opposition, et puis un carré, tout cela très
rouge. On risquait de tourner en rond, jusqu'à devenir fou. Ainsi, on
avait choisi des objets qui les touchaient de près, bien moins harmoniques
en apparence que les habiles coquettes. On a demandé aux différentes
coquettes, les plus abondantes, de faire attention à la ficelle ; sans
elle l'objet ne pourrait servir notre expérience, et de choisir des produits
différents estimant que leur mesure changerait selon les marques.
Puis, 4 - avec l'aide d'un
spécialiste plutôt loin, on a accroché à un plateau,
lui-même suspendu, les multiples tampons pleins d'ufs frais brisés,
et imprimé une légère poussée. Le flou, les positions
en cascade, devenait impeccable, multiple de deux, parfait dessin.
oilà
où elles m'ont amené les règles, où j'en suis avec
les périodes. A l'instant. Les transitions sont violentes, tout ne coule
pas régulièrement ; pourtant je suis en pleine coïncidence.
Je reviens du milieu de la ville, l'étang s'écoule au centre de
ses bordures. Je remonte la grande rue comme un banc de poissons. Je me détache,
longe les arbres, je ne peux empêcher mon esprit de penser, le goudron
a une fenêtre ronde, la terre dure l'emplit, les racines poussent et soulèvent
l'asphalte, la glycine taillée tire avec ses grands bras pleins de force,
avec son corps, sur les grilles métalliques, écartèle et
tord les barreaux de fer. Il y a des hommes, vêtus de vêtements
oranges, leurs taille-haies, leurs cisailles, coupent les branches qui dépassent
du trottoir, les plombiers coupent la fuite, les conducteurs circulent facilement
dans le courant de voitures. Il faut que j'aille loin dans mes réserves
pour trouver l'électricité je deviens un poisson électrique,
les branches courtes ne frottent pas mes écailles brillantes pour me
recharger. Un passage se fraye entre les arbres et la longue clôture,
l'espace est étroit, c'est le bord du courant. Entre la ligne d'arbres
et la bordure de ciment mon électricité veut allumer des ampoules
de couleurs, comme le soir où j'ai rencontré Milena à Fontenay-sur-Saône.
J'ai la bouche en avant et la bouche en arrière le long de ces lignes
dures, ma peau de visage frotte et crisse contre les toiles d'araignées
tendues, du tronc jusqu'au ciment de la barrière, la peau se froisse,
je n'ai pas d'attaches et les étincelles brûlent les points de
soie. Un fil m'étrangle, je m'extrais de l'étroit couloir, me
trouve dans le fort courant où, de ce côté, le corps des
arbres est humide ; je touche l'écorce qui se décompose, elle
est noire et le courant l'emmène. Je palpe la face humide des arbres,
à l'extrémité de mes doigts les écailles dures raclent,
une étincelle dit que c'est maintenant que je le fais, la détrempe
d'écorce noire glisse sous mes ongles, je l'emporte ; cette peau ira
à la mer par un autre chemin.
Maintenant je suis à nouveau
dans le couloir, les toiles d'araignées jouent avec la lumière
des lampadaires et mon déplacement, le corps des arbres est sec, froid
et pâle sur ce flanc, d'une dureté identique à celle du
ciment de la clôture, au cercle de terre dure qui retient les arbres en
ville et aux dents crissantes des pièges de soie. Les mouches pensent
que le piège des araignées sont comme elles ; noirs et gras ;
les fils ne cassent pas, ils ont la souplesse des corps gras, les insectes s'y
enfoncent exactement, lorsqu'ils étouffent le sable mouvant devient noir
et gras dans une dernière étincelle. J'ai préféré
le poisson électrique, Jonas jusqu'à l'ultime flammèche
; j'ai vu sa bouche me happer, la braise électrique et la cendre, sans
réincarnation. J'irai pondre dans des pores plus larges, j'aurai les
yeux handicapés et la bouche moins longue. Mon corps sera en conjonction
avec l'eau ; j'aurai la bouche devant et derrière dans les frayères,
la longue caresse de l'eau me lâchera comme la pointe métallique
d'une flèche poursuivie par le soleil. Je bondirai, ouvert et fermé,
bouche et fentes branchiales, avec l'air d'une fissure dans l'air. Un jour,
un oiseau lâchera le ver luisant dans le monde qui s'écoule, et
je nagerai vers la déflagration, vite, comme un trait de lumière,
avant que le trou ne s'éteigne.
C'est ce que pensent les mouches
en s'accrochant à mes branchies. Je vois ta bouche George, écrire
dans l'air, je vois tes mots qui bourdonnent : les mouches ne pensent pas. Mais
les mouches ne sont pas tout à fait des mouches, les hommes presque des
poissons, je ne suis pas tout à fait moi. Je me lève le matin.
La mer monte, la mer descend. La file de voitures roule, l'homme vibre au bord
du trottoir. Il traverse, les vibrations s'élancent. Le flux se désintègre
sur le bord du trottoir. Un homme longe alors l'immeuble abrupt, un homme fuit
dans l'autre rue. L'homme qui longe disparaît sous un porche, d'où
trois autres jaillissent, se séparent, un traverse, un autre passe une
porte, l'autre s'est coulé dans le mouvement d'ensemble. Combien sommes-nous
dans ce bus ? Elle lit, ils parlent, il baille le visage tourné vers
la vitre, est-ce moi dans son ombre vide d'apparences ? Il se cale sur le siège,
il composte en tenant son chapeau, elle fouille dans le sac qui est décrit
dans un autre livre, il mâche, il appuie, une lumière se met à
briller, le visage maquillé luit, le bus s'arrête, une femme monte,
une femme descend. A l'extérieur, la tête d'un homme émerge
au coin du long véhicule, son corps, ma main tient un petit garçon
par sa main, qui saute de rectangles blancs en rectangles blancs pour se préserver
des mâchoires des crocodiles. Je laisse les immeubles, et la plate-forme
en leur centre, je fuis le canyon intense, un homme passe dans le tunnel sous
la voie rapide, je m'engouffre. Le chemin de terre est sans ornières,
c'est la campagne sans tracteur ici, le chemin longe le bruit et s'enfonce.
Il se dissimule, des arbres me cachent encore ce qui va apparaître.
C'est un champ de brume ; il a expérimenté
l'aurore et s'aventure maintenant, se dissout dans la lumière ; ce sont
des champs, encore légers des chutes de brume , leur couleur a poussé
sous le linge humide. J'avance et le rideau d'arbres fermé chuchote les
moteurs. Tourné vers le murmure, je pense que j'aurais pu emmener un
miroir, le fixer au rideau qui s'élève devant le bruit, découvrir
mon identité, m'appeler par mon prénom. J'entend le bruit sous
mes pas maintenant, j'avoisine et tout le champ vient me caresser, puis les
épis de l'autre, du côté du cur, fouettent mes hanches.
Ils gardent leur distance, demeurent dans les limites du champ sans clôture.
ça y est ! Je le vois. Il m'a senti. Je ne suis pas seul. Il est près
de la cabane, la cabane en bois est la sienne. Sa tête est dressée,
imposante, massive, son cou pèle par plaques, son corps, ses cuisses
sont rabotées par endroits. Il est droit sur ses quatre pattes. Nous
nous approchons de la clôture hérissée de pointes. Mais
elle est basse, nous nous touchons, ma main touche sa tête de rhinocéros.
Ses dents claquent, ses lèvres couvrent mes doigts, il lèche la
paume que je tend. De l'autre main je désire caresser son encolure, mais
il recule je ne suis pas seul entier, et sa tête est plus dure. Autour
de la cabane, une large corolle d'herbe s'étend, rase, sèche,
trouée, souris, comme sa robe, sa peau d'âne. Ensemble, nous expérimentons
consciemment la nudité. L'été, l'aventure n'est-elle pas
raisonnable !? Plus loin, lorsque je me retourne, l'âne a gardé
la posture près de la barrière. Je marche vers le rideau d'arbres,
il murmure encore, je frappe du devant, mes semelles grattent continuellement
le sol, le bruit que je fais va bientôt se perdre. Il va être immense,
les feuillages me le soufflent, je ne suis pas séparé.
J'entre, écris des mots,
tu lis les aspects qu'ils forment. Tu montes l'escalier de la phrase, prends
le rythme, l'escalier a une cadence. Tu montes, poses le pied ; un temps. Tu
vois l'aspect entre un mot et un autre qui ne le touche pas butes sur les
tirets. Les mots que je mets au coin sont angulaires, leurs lignes ont des vitesses.
Tu franchis des degrés, les signes se succèdent, les virgules
bloquent et relancent. Tu te trouves à l'étale d'un palier. Joins
un seuil. Les mots courts transitent rapidement, la Lune traîne leur bouche
écumeuse, qui s'éparpille, tu lis couché, plein des longues
traces blanches qui s'étirent. La page descend, basse à la ligne
55, puis apaisé, puis tu remontes. J'écris ces mots :
ou cet objet, non identifié, que m'a inspiré l'atmosphère de « Colloque Sentimental » de Paul Verlaine, où le plus grand bien de l'identité... s'évente. Où le soleil se dualise, doute et se fractionne. Les déflagrations, multiples de deux, s'y propagent ;moulin, au moulin
de la chair, au masque, de la chair
de la chair en apartés
de cercles en apartés
passionem pas
qui veut la flaque
de la chair au masque
d'une vague au trou
d'un mur au trou
vaginale écume
rebondie qui secoue
et puis qui signe
qui veut la flaque
de la chair en apartés
d'un cercle pathogène au chaos d'un évier
pistolet à hydrogène
visage à hydrogène
naseaux à hydrogène trous dans l'écume
et lisse à la membrane
qui de la superficie glisse
étendue d'un pore
micro, s'il vous plaît
Lights
comment dire quoi
dire une étoile qui sentrebâille d'un imperceptible bâillement.
Solitaire et glacé. Entité
primordiale.
Chaos dans le vieux parc.
Epuisé, de tous les contrats
qui courent sur le visage. Les signes au bât de la parole.
Entasse du centre,
comment dire quoi. Dire. Le rabattage obsessionnel des noms propres, dire/chaos
comment renverser Désordre, ne pas répandre en poids amorphe une
masse ancienne ;
pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne
Comment passer des
ponts comme passer les ponts où l'on danse et, pas de rampe et le sang
chaud, dire quoi ne pas/dire, se faire lympher par une série de cow-boys
le temps remâché d'une usine à panses
langue bien pendue.
Danse pied tendre, et
en rythme !
'aime bien aller voir l'âne. Il n'a pas de nom. Je me sens uni lorsque je suis avec lui. Je me retrouve, là, je me rejoins, mon corps s'applique au rythme de nos corps ; les poissons électriques, les mouches, les ânes, Louise, les champs, tout s'unit en une vitesse de croisière. C'est le seul confort que je me permette. Ma peau s'apaise mieux que la nuit la préserve. La nuit est une feuille noire. Une feuille de boucher. C'est le sang, tu comprends ; on baigne là-dedans pendant des heures. La peau violemment s'efface, des chocs s'inscrivent, ce qu'on pare se jette, des articulations s'échappent. Avec violence, il y a le vide. Un jour j'ai reçu un choc un moment où j'étais bien moi : le moment qui jouxte l'uf (le corps est l'intégration de tout ça : du moment, du voisinage, du déplacement des limites, des vibrations, de la perméabilité de l'uf). Aujourd'hui, l'ébranlement continue ; la naissance est une propagation de raison deux. Je ne suis pas seul. Quand je serai grand je serai eczéma ; je ne serai pas seul, et un, je me déplacerai. J'entendrai parler beaucoup de langues, mon existence et ma forme seront précisément volubiles. Je m'étendrai sur le corps de la terre, où les hommes seront nus comme à l'instant, mais on voit mieux ça quand on est eczéma. Un jour, quand je serai eczéma, je serai harmonie.
Il y a l'âne.
C'est l'été. Je cueille des fleurs que je fais sécher.
Je fais des choses avec, je les envoie à Louise. J'écris des mots,
fais des dessins. Je suis revenu d'Aix-en-Provence, tout s'est accéléré.
Louise ressent ça aussi ; je le lis dans ses lettres. Nous ne sommes
pas au même rythme tous les deux, mais quelque chose nous porte, transporte.
Il n'y a pas que nous deux.
Quelque chose arrive. Nous sommes là.
Tout se complique entre et autour,
Louise en souffre. Sa maison est balayé par un souffle discontinu, les
fenêtres et les battants claquent. Son sommeil se désorganise.
Le mien aussi, mais j'ai l'habitude. On fait notre roman-photo, notre mélo.
Un jour je prends le train ; je vais voir. Je me cache près de chez elle,
dans une maison à la campagne qu'on me prête, et c'est comme dans
un placard ; je suis parmi ses robes, ses chaussures, son parfum. Dans le noir
tant qu'elle n'apparaît pas les eczémas se cachent sous les vêtements.
Après mon passage là-bas,
tout va plus vite encore. Le désir a dépassé la surface,
Louise et moi glissons à une autre vitesse. Nos langues rencontrent des
nouveaux palais, nous pressons des morceaux jamais effleurés, qui jamais
ne nous avaient inspirés. Mais je sens bien que Louise se débat
; elle pense à nos parents, à nous, ici, tentant de parler une
seule langue, à son compagnon, sa vie, son vécu. Quand je la serre
contre moi j'entend que résonnent les fenêtres et les portes. Elle
me dit qu'elle prendra le train, qu'elle viendra me rencontrer à son
tour, qu'elle ira au delà de cette distance. Sans mentir. La jeune fille
est sur le quai, le jeune homme est dans le train, qui s'en va.
es filles ont de drôles de trains dans la tête, et la compagnie de tels trains crée de drôles de réseaux... Les gares que les filles trouvent étranges, au commencement, sont jointes par des aiguillages de même nature, et il semble qu'à l'arrivée on dirait qu'à leur passage , la gare qui paraissait bizarre le devienne plus encore, par la relation. Ce doit être à cause des drôles de trains que les filles ont dans la tête, les drôles de marchepieds invisibles, dans la fumée froide, au commencement où elles apparaissent.
Il y a les filles
qui montent dans les tout petits trains pour les grands voyages (comme la sainte
Vierge : un trou imperceptible et le plus grand dessein !) Déjà,
c'est étrange, on peut penser que cela suffit, pourtant, après
ce choix, elles adoptent un singulier déplacement ; en se dirigeant à
l'opposé de la gare dont elles aimeraient faire exploser le quai de leur
apparence.
Et on dit ne dit-on pas ? que les garçons sont compliqués.
Les filles semblent le devenir dans leurs voyages. Ce qui est compliqué
n'est pas le déplacement mais de choisir les vitesses à l'intention
de les déplacer. Est-on une espèce d'escargot en voie de consolidation
, lorsqu'on tente de faire émerger un système compliqué
? Un sexe nous occupe ; un escalier en colimaçon monte vers l'autre,
qui ne nous quitte pas.
Voyez ; il y a les
filles qui voyagent en voiture. Par exemple, prenez deux jeunes Saturniennes,
deux demoiselles bien Saturnées (on pourrait dire : illuminées
par Saturne tant elle éclaire leur nature, disons pourtant : rembrunies
par la planète...).
Les jeunes personnes sont assises
dans la voiture qui roule. On se dit alors qu'il n'y a pas de trains, mais il
serait discourtois envers l'esprit de ces demoiselles de ne penser qu'à
cette idée simple. On ne manquerait pas moins de continuer à l'être
en oubliant les secrets qui voyagent dans le train de leur tête.
Je vous l'ai dit : elles sont assises, dans la voiture, l'une aux côtés
de l'autre. Le paysage se déplace rapidement dans les vitres de leurs
yeux. Je dis les vitres ; les fenêtres on peut les ouvrir facilement et
briser le secret il se dit qu'on le brise. Avec les vitres il n'y a pas la
question d'ouvrir et de fermer, on peut juste toucher et frotter la buée
et laisser vivre (n'essayez pas d'analyser toutefois ; qui sait si les vitres
leur corps ne sont pas plutôt au bord de mes yeux ? Et n'est-ce pas
plus logique que la buée soit à l'intérieur ? Et puis,
il y a tant de points de vue possibles derrière les vitres, les filles,
mes lunettes...).
Il y a deux séries de deux rails et chacune des jeunes personnes longe
le train de l'autre. Elles parlent beaucoup et ça n'a d'effet que de
renouveler la buée. Et chaque train roule sur ses rails.
Comme les jeunes filles parlent, que le train roule encore sur leur langue,
il y a des aiguillages, les trains roulent à la même vitesse soudain,
s'éloignent, se jettent trois voies plus loin, s'approchent à
se frôler, c'est à cause des mots qui sortent de la bouche, ils
se frottent entre eux, ils donnent des pistes, mais les deux trains roulent,
en cadence, chacun sur sa, voie secrète.
Vous êtes étranges, souvent, gens de la terre, vous protégez
un secret, un seul, alors qu'il se relie à tant d'autres points de secrets,
qui voyagent à d'autres vitesses, sur d'autres ponts, dans d'autres territoires,
se déplacent sans cesse à travers.
Toutes les lignes que tracent les secrets, lignes dont aucune n'est un affluent
mais chacune le centre du secret qu'elle déplace, toutes ces lignes de
sorcières illuminent le ciel des répondeurs téléphoniques.
'attendais
Louise. Qui n'aime pas qu'on l'attende. Pourtant elle est sans cesse en retard,
alors même si on ne l'attend pas elle, on compte sur son arrivée.
Qu'une porte s'ouvre, encore. Pour remédier à ça ma sur
ne donne jamais l'heure de son arrivée. Mais il n'est pas rare qu'elle
ait un jour ou deux de retard...
Elle venait ici, à Rennes,
après une pause chez Céline à Paris. Louise avait été
retardée d'une journée. Je ne tenais plus en place ; c'était
après mon passage en secret dans la maison de campagne transformée
en placard par notre relation incestueuse et adultère. Avec Céline
elle montait d'Aix-en-Provence en voiture. Toute la journée j'ai roulé
en leur compagnie. J'écrivais, allais marcher, écrivais, allais
boire à la Bernique Hurlante, nager à la piscine. On en fait des
choses sur les banquettes arrières !
J'ai fini par laisser le long message qui précède sur le répondeur
téléphonique chez Céline. Histoire d'être là.
Ici et là, en un bond, par une ligne de téléphone. Le désir
passe bien dans cette machine, sans cesse. Céline et Louise ont pensé
que j'étais pervers avec cette idée ; le texte, et le laisser
comme message. Je ne crois pas être plus fréquemment pervers que
le téléphone, ou les secrets.
Louise est venue. Elle a amené son corps cette fois. Mais c'était
plus pour mon plaisir que pour le sien. Pour notre désir, et pour mon
plaisir. Avec elle étaient toutes les pensées qui bloquent la
passion, ou qui aident à s'en protéger selon l'angle. C'était
dur ; elle a supporté cette discontinuité entre son corps en acte,
ses pensées, et son image durant deux jours. Elle s'est évaporée
ensuite. Elle est montée dans le train qui a roulé très
vite. Elle a fui rapidement, grimpant dans le dernier wagon et courant jusqu'en
tête de train pendant tout le voyage.
J'ai passé les jours
suivants à lire de drôles de lignes. J'allais sur le pont de chemin
de fer rue de l'Alma ; je voyais les rails, les fils électriques. Des
jours à lire ces lignes, à vouloir poursuivre notre roman de gare.
On avait décidé de ne plus avoir aucun contact pendant un moment,
et je cherchais dans les aiguillages la possibilité d'un contraire. Tout
mon désir passait dans le cercle de lumière magenta qui brillait
entre les rails. Impossible d'écrire, de faire quoi ce soit, de penser
sans décomposer encore la dislocation. Marcher, marcher, c'est tout ce
que j'avais ; cette force.
Il restait notre amour de frère
et sur. J'ai ce sentiment envers tout le monde, en moi, comme un de mes organes,
comme mes jambes s'appuient sur le sol lorsque je décide de me lever
le matin. C'est une de mes vitesses. Mais rien à voir avec le désir
qui ne me quittait pas, rien, avec la passion qui me traversait. Rien des ufs,
rien des nuds, pas de déserts, juste une ligne droite et équilibrée,
vue de face, la ligne officielle de l'amour fraternel.
uvrir
les fenêtres, ça ne suffit pas. Ecrire ne suffit pas. Faire de
l'escrime ne suffit pas. Une fourmi avec un chapeau, ça n'existe pas,
ça n'existe pas... Sortir, marcher, marcher, ne pas exploser dans l'immeuble
où j'habite ; il y aurait trop de victimes ; je ne suis pas seul. Chercher,
sentir, sentir, chercher, comme dans un cercle. Sans cesse avoir tort, se perdre,
s'égarer. Composer avec le faussaire qui est soi aussi. Se tromper ;
être dans l'erreur. Sortir du cercle. Libre. Chercher de quoi on a envie.
Chercher son désir mais voir se déformer toute chose ; le
désir serait donc là, ici, maintenant. Vouloir se retrouver seul.
Avoir en soi quelque chose qui fait peur. Vouloir donner, et quelque chose bloque
qui ne veut pas aussi donner. Rencontrer quelqu'un et donner tout le ciel que
l'on a pour composer dans le monde. Dire j'aime, donner tout ce qui coule ;
refuser de montrer le barrage, la retenue d'eau qui glisse et tourbillonne en
soi. Devenir une éponge, absorber son propre suintement. Quelque chose
d'autre est prêt ; transpire. Jamais sec ; un uf qui sue. Je suis plein
de ce qui me transperce. Tout tourne à l'intérieur, mes pores
sont ouverts. Les trous dans ma peau se dilatent. Deux bouches sortent de ma
bouche. Mes lèvres s'ouvrent sur des lèvres. Ma langue coïncide
avec ma langue. Un anus sort de mon anus j'écris UN, pour le rythme
; mais combien sont-ils ? J'ai des valves, des citernes, des canaux. Ils ont
des noms. La surface de mon corps est couverte de sphincters. Mon corps entier
pond, les ufs roulent, je veux qu'ils se conservent. C'est un désert,
quelqu'un va prendre les ufs, il n'y a personne ; ils ne sortent pas. Les ufs
sont bloqués derrière les doubles paires de muscles qui coupent
si je m'ouvre. Il y a une possibilité de coupe. Qui va ouvrir mes trous
?
l'Effet Fente
étrangement marsien
Diagramme de Dyonisos et
neptunien
martèle foudre il aux films de fesses
histoire de positivité, madame
pieds dans de l'eau de forge
et nez dans la merde
l'Effet Fente et
d'un processus d'opérette
remonte une ombre.
Encore dans l'obscurité
des enfants digérés poussent.
Nous avons fait un tour, madame,
c'est tassé, de la réalité !
oublions ces visages chronopathes
et passons à la superficie consonante,
à 0 degré de votre cul
au chaos déjà né de votre cosmogonie
e
désir n'a pas de taille unique. La passion n'a pas de mesure. Pourtant,
pour moi, pendant deux ans, la passion mesurait du 85 b, avait des yeux onyx,
une bouche passionnée par la vie, un sourire de douze ans et un bassin
robuste, infatigable, stable, de trente ; de longues jambes pudiques, des membres
de danseuse du sud, une nuque aspirant aux décolletés, un ventre
oriental, centré, étale, et des mains dont j'aime le squelette,
des doigts dont je chéris le piano. J'en pinçais pour ses cordes.
Les raccourcis, du simple au multiple, sont dissonants. Encore dans l'erreur.
Drôle de musique, drôle de musicien. Pas vraiment parfait.
Vois pourtant où la
passion mène. Comme quelques mots, une expression peut la froisser
me froisser. Mais le froissement et la coïncidence je n'écris
pas au hasard ; je t'écris ; j'écris coïncidence sont parfois
beaux, irrésistibles.
Un jour, au téléphone,
nous parlions avec Louise de la Bretagne. De la côte, de la mer, de Rennes
des limites de la terre, de l'eau, de la ville. D'Aix-en-Provence, elle trouvait
qu'ici était « un trou paumé ». La pensée de
s'y perdre la rebutait n'était-ce pas moi, avec ma passion, le trou
paumé ? Mais ce n'est pas à moi que j'ai pensé à
ce moment ; Louise était chahutée à cette époque,
tiraillée entre son vécu organisé et ce qui se passait
entre nous. Un peu perdue. Ma bouche manque de spontanéité mais
pas mon esprit ; tout de suite cette phrase m'est apparue : les trous paumés
ont une forme ! Louise !
J'ai vu cette phrase écrite, avec le point d'exclamation le premier
pour cacher les deux points, ou le point virgule ; dissimulant ainsi la clarté,
évitant ainsi, pour un temps, les géraniums sur le crâne.
Aussi pour faire sentir, douter, sans exposer. Maintenant, il n'y a plus de
doute ; le pot de fleur est déjà en chute.
Vrai, la légèreté
de cette syntaxe, adressée à ma jeune sur, rend ma passion un
peu lourde, d'un goût douteux. Et je m'étonne de ma réaction.
Comment la passion a pu amener une telle image ? Mais toute réaction,
suivant une action, n'était-elle pas douteuse ?
Et puis, c'est aussi cette légèreté qui m'a décidé
à exprimer cette idée, car Louise, tout au long de notre plutonienne
relation, n'a pas cessé d'insister sur cette opinion de prendre la vie
avec légèreté, elle n'a même pensé qu'à
cela, et pas une de ses lettres ne manquait de ce mot, de cette pensée,
au point que je me suis demandé si ce n'était pas plutôt
une obsession, c'est à dire le contraire de la légèreté
!
On tourne, retourne, on fait
de la logique de faussaire. On écrit, vit parfois hors du cercle. On
en fait d'autres sûrement. En multipliant les lignes ainsi les systèmes
plutôt , des sens nous échappent. On pose une bombe, ou, humble,
un pétard, et après, qu'on assiste ou pas à la déflagration,
nous ne suivons qu'un souffle.
Les lignes qui se jettent, les déflagrations,
nous encerclent. Les rues, les voitures, les hommes et les femmes, les immeubles
parcourent, perforent ; à distance, on voit la terre qui fait sa révolution
; elle trace une grande ligne sur un plan, tout s'efface sans cesse. Les ascenseurs
traversent notre corps. Quelle est cette porte ? On entre. Cet appartement,
est-ce notre centre ? Cette chambre ? Suis-je enfin moi ici ? Apaisé
de la multiplicité, le partenaire retrouvé de chacune de mes campagnes
vêtu du costume uni de la peau ? Costume hémisphérique ;
tenue poreuse ; non, tu vois, ce n'est pas encore la chambre où je me
retrouve. Je ne puis que l'être, à sa poursuite. Le centre n'est
pas simple. Mon centre n'est pas un. Dans les parages de mon ventre, il y a
au moins une systole, une diastole, et beaucoup de fils électriques fuient,
sillonnent la coquille duveteuse et s'élancent au delà du costume
poreux.
e
parviens à la chambre, la moquette est bleu électrique et immobile.
Je bats. L'image de Neptune je sens qu'elle était accrochée
au mur plus tôt , s'étale sur le sol. La grande photo est bleue
elle aussi, ainsi que la planète, plus claire. A ce moment je pense qu'elle
forme un angle de 90 degrés avec le mur. Plus tard, Neptune est posée,
debout, sur le meuble bleu. Elle est soutenue dans cette posture par un gros
flacon transparent qu'on utilisait dans les hôpitaux, il y a des marques
légèrement creusées dans le verre, ce sont les marques
des graduations peintes, en bleu foncé. Les marques sont très
fines, et peu nombreuses. Le flacon en verre est empli de roses séchées.
Il y en a des roses, des rouges, des blanches, des noires, certaines sont encore
attachées à leur queue, d'autres sont prises dans les feuilles,
entre les tiges sèches et flottent, telle la fleur bleue qui a un moment
glisse jusqu'au fond du flacon et disparaît dans le meuble de même
teinte. On voit Neptune, la planète bleue, à travers le flacon.
Il y a des ombres qui bougent dans la transparence mais je n'arrive pas à
savoir si ces ombres sont celles de la planète, ou si c'est la lumière
floue de la chambre qui projette en ombres chinoises les roses et les autres
parts végétales du flacon sur l'image. A un moment une des ombres
remue, une rose devient brillante et enfle, le sexe d'une femme sort alors du
goulot, la rose noircit et est aspirée, avalée par le sexe qui
se referme sur elle. Le vagin déborde alors le flacon, il s'écoule
le long de la transparence sans changer de taille, sans qu'il n'y ait de pénétration
non plus je me dis qu'il approche. Il devient une jeune femme ; le décor
change totalement. La jeune femme se déplace sans mettre en mouvement
son corps. Elle est assise sur des valises, à l'arrière d'un wagonnet
qui roule sur le quai d'une gare. Le véhicule s'arrête à
l'instant même où les portes de l'ascenseur s'ouvrent, automatiquement.
Les longs bras de la jeune femme s'allongent encore jusqu'à l'ouverture
de l'ascenseur, j'aperçois les mains de la personne que je connais
mais ne reconnais pas , chaque doigt expose une bague en bouton de rose séché
entr'ouvert. Tout à coup une des mains me plaque contre la paroi de l'ascenseur,
tandis que l'autre, pleine de bagues en fleurs aussi, appuie sur un bouton.
Chaque doigt de la main s'enfonce dans les trous ronds. Lorsqu'elle retire la
main, la jeune femme n'a plus de doigts et les commutateurs se sont transformés
en roses. Du sang s'écoule vers les étages inférieurs,
le cercle indiquant le sous-sol est sombre et je ne parviens pas à voir
si c'est la veilleuse qui n'éclaire pas, ou si le liquide carmin a envahi
la légère excavation creusée dans la plaque d'aluminium.
Quel temps pour dérouler
cette continuité ? Le présent... On voit du continu, on n'en voit
pas. Il note ses rêves ! Le pain de la nuit, fariné ou pas ; on
prévoit des nuages il fait beau ; je rencontre Florence il lui téléphone
; qui meurt Hugo naît. J'ai rêvé qu'on se baignait, moi
aussi, plus d'une fois, mais je ne dormais pas ce n'était pas la nuit,
il n'y avait pas de lit, mes fils électriques tournaient à plein
régime. La Lune est si ronde qu'elle en devient plate. Les plis n'habitent
pas uniquement les draps, les fronces ne remuent pas seulement dans le rideau
des chambres. Louise avait environ trente ans en 1851 ; Pierre m'a envoyé
une photo, j'ai reconnu ses seins, son ventre, ses hanches et ses fesses, sa
chevelure avait les mêmes plis ; tout cela avait une chute, une tenue
semblable.
Je dis c'est un poème.
Je dis c'est une lettre. Je dis c'est un récit. Je dis, fait énormément
de bruit. Je dis, m'expose. Je voudrais sans cesse être en mouvement dans
un train, jamais ne rencontrer de gare. Je dis c'est l'été, vous
voyez bien que c'est l'été, tu le vois bien, George. J'achète
le briquet jaune. Il y a beaucoup de couleur dans le bureau de tabac, mais je
vois le jaune dans la petite étagère transparente. Aussi, je porte
le maillot jaune que j'ai trouvé. J'aime le jaune, je n'aime pas tellement
me vêtir avec les vêtements de cette couleur, mais je suis allé
fouiller au fond et c'est de là que j'ai extrait, déraciné
le maillot jaune que je veux porter à l'instant. Je ne parviens pas à
former des cercles jaunes sur la feuille, à chaque tentative le blanc
bondit comme un tigre et repousse le crayon. Ou alors ce sont les signes noirs
que je trace qui se mélangent, et les fentes en forme de lettres se remplissent
immédiatement, le noir se rebouche lui-même.
Je dis, moi, je cherche le soleil,
je pose un, retiens je, mais la blancheur l'écrase, il n'y a pas de relief,
il n'est même pas midi pour se consoler de la mort qui frappe à
pic la fontanelle. La chape amorphe et brûlante est plaquée sur
le monde qui passe mes pores. Il faudrait qu'on m'enferme parce que je l'ai
insulté par exemple , ainsi je pourrais le coincer, le soleil, entre
deux grilles, comme un trou qu'on irait peindre. Mais il y a la chape épaisse
qui n'a pas de peau et qui mange les creux. Il y a juste la strate brumeuse
et affamée, et son gonflement dont l'énergie n'a de cesse d'abattre.
La blancheur appuie très fort, imprégnée de soleil. Le
soleil est ici, il y a le soleil sans doute, il est ici, invisible, il n'y a
que lui et on ne peut le voir, comment cela a-t-il bien pu arriver ? Comment
une telle présence peut-elle devenir invisible ?
Ce que je veux, c'est le voir. Mais
je ne peux le voir. Je ne peux pas le devenir non plus car il y a la blancheur
épaisse qui s'insère partout, s'infiltre, et qui m'en empêche.
Et puis, je ne veux pas non plus devenir le soleil, parce qu'il est très
malade, et ses racines sont folles, elles n'arrêtent pas de parcourir,
de s'étendre, juste sous la surface de la terre, et reprennent encore
des forces dans leur force, elles utilisent les obstacles pour constituer de
petites réserves et s'élancent encore dans toutes les directions.
J'ai déjà fait le chien qui arrache les racines et les souches,
mais pour imiter les racines du soleil, tu vois vous voyez ? Il faut que tous
les corps s'inclinent, que les mains arrachent, sans déchirer arrachent,
sans relâche, et il est absolument nécessaire que tous les hommes
et les animaux se mettent à arracher, que les femmes, les enfants et
les bêtes déracinent avec moi, dans le même instant. En coïncidence.
Sans lâcher les méandres brûlantes. Voilà comment
on peut trouver le soleil. Mais on ne l'aura pas de toutes façons, on
ne le possédera pas. C'est juste pour le voir et imiter sa lumière
qui est là comme une machine à appuyer. C'est juste histoire de
lui faire une farce en superposant le travail de déracinement des deux
hémisphères.
Tu leur diras ; n'oubliez pas : tous au même instant.
Alors, une fois soulevé l'enchevêtrement
de racines, celles qui avoisinent la surface de la terre, alors, peut-être
qu'à ce moment-là, le noyau de feu, au centre, sera la terre elle-même.
Peut-être que le grumeau jaune et brûlant qu'elle contient s'élargira
et ira parcourir la surface de la peau dure. Ce sera comme quand on n'a pas
la mer tout près de soi, ni même une flaque d'eau, et qu'on est
forcé de faire des ronds dans l'électricité en jetant des
hommes dedans.
Il faut prendre le soleil et le conserver
dans les racines que l'on a arrachées et soulevées avec les doigts,
les crocs, les dents de poissons, les museaux, les griffes, les becs, et tenir.
Tenir le choc. Il faut que le réseau de racines tienne, serré,
et surtout ne pas utiliser d'instrument à malaxer, à dissoudre,
oui ; si l'on crève ce plan, si l'on brise une seule des ramifications
qui font le tour de la terre, alors le soleil va s'étaler et disparaître
encore, sans qu'on puisse retenir le souffle étouffant, la blancheur
qui se propage, la blancheur dont la force succède à la force.
Ce qui est dangereux, c'est qu'on
n'explosera pas comme ça, ne perdra rien, on sera plaqué au sol
en un rien de temps. Briser une seule ramification ce serait inoculer soudain
le virus du choc. Et ça, ça ne guérira pas le soleil, dont
il faut conserver la forme en maintenant le filet de racines entourant le monde
à UN mètre du sol plein de langues de feu très blanches
qui se soulèvent juste pour faire le dos rond qui fuit et se creuse.
Ce qui ne va pas bien avec
le soleil, c'est qu'il est sur la table avec le ventre ouvert. Il est ici, dans
un milieu de porcelaine blanche et carrée, il n'y a pas de médecin,
il est seul et les carrés blancs rognent la béance.
Lorsqu'on n'a pas de nom, comment trouver la bonne maladie ? Lorsqu'on ne fait
plus l'effet, comment trouver le bon phénomène, le nom qui soigne
?
Il y a là, par terre, ou peut-être
sur le guéridon à roulettes, mais éloigné de la
longue table en aluminium où le soleil est ventre ouvert, il y a là
le scalpel à petites cartouches noires avec sa fissure malade, il dessine
beaucoup de petits soleils noirs à trompes avec sa tête de mouche
obstinée.
Toutes ces mouches sont ici, elles
survolent, nourrissent la plaie. Les insectes consolident la fente, les renflements,
creusent dans la peau fissurée en répétant la même
forme, à des rythmes différents. Alors, comment le stylo peut-il
guérir quelque chose dans ce chaos ? Quelqu'un peut-il me dire où
sont cachés ma blouse verte et mon masque.
Il faudrait tout arrêter, et que la tête devienne lourde et
très dure, et pas rectangulaire comme cela, sous la saillie d'un néon.
Qu'elle soit immobile, chahutée dans un train, fouettée du vent
et des vagues. Il faudrait ne plus avoir peur de la sueur, du plasma, et des
mouches qui pompent et pondent avec leurs yeux qui grouillent d'autres mouches.
Alors, peut-être, le soleil se mettrait à briller, lentement, de
toute sa forme. Et moi, je signerais.
'identité
; encore un problème de choix ; qu'assembler ; comment le faire ? Je
me le demande lorsque j'ai envie que tout soit paisible en moi, autour. Comment
vivre en nombre, entier. Etre un, n'est-ce pas faire son numéro... Etre
un dans sa chambre. Ma chambre n'a pas cette unité lunaire. Il y a l'immeuble,
le quartier ; la ville vient dans ma chambre avec ses mouvements, ses déplacements.
Je fais des plats indiens dans ma cuisine, de l'irish stew, du couscous, le
chat y gratte le sable sans rien y chercher. Les odeurs se mêlent. Dans
le salon on m'a dit le nom de cette pièce lors de l'état des
lieux , des photos sont accrochées au mur qui me fait face ; image de
Biarritz que Fred m'a envoyée de Rennes, image des Alpes, image d'un
désert que labourent un âne et un chameau attelés au même
soc, fixées à la paroi après leur voyage de Lyon et leur
passage dans ma boîte aux lettres. A la surface d'un autre mur : des dessins
d'enfants, qui habitent à Lyon, à Savigny-le-Temple ; un poème
d'une poétesse vivant en Belgique ; des choses que j'ai peintes ; des
morceaux de papier, de journaux, qui se superposent, avec des signes, des typographies
différents, d'autres pays et époques. Je n'en finirais pas de
décrire la fragilité. La baignoire-sabot, l'horrible banquette
à franges, les livres, les ufs sous la table, la table.
Maintenant écoute, je
vais vous raconter l'histoire d'il était une fois ceci, un jour cela.
Je vais vous narrer l'incroyable aventure qu'à l'instant le soleil
éclaire de la jeune fille sur la photographie. « Elle arriva
du passé simple, comme on claque la porte de la voiture au moteur brûlant...
»
Les ufs continuent de s'ouvrir.
Je ne me moque pas des histoires ; tout est là. Et. Pourquoi choisir
telle photographie, tel geste, cette date ? Il n'y a que des tentatives ; de
choix, d'histoires. Des tentatives de personnages qui ont tant de manques,
selon que l'il est un mur, repousse ; qu'il est une lame et coupe.
Les histoires d'amants continuèrent,
au sein d'un placard dont nous avait alimenté un ami parisien de Louise.
Je la pénétrai peu, ne voulant pas rencontrer, encore, un vide
moins beau et moins douloureux que son regard ; moins profond que sa peau. Et
puis, je sais qu'elle aime qu'on s'occupe de ses seins ; elle m'a dit cela d'une
drôle de manière : en exprimant l'idée qu'il serait bien
pour moi de rencontrer une autre fille, puis, après une pause : avec
une poitrine qui me plaise. Exprimait-elle mon désir, ou le désir
que je porte plus encore d'attention à cette partie de son corps ? Certes,
j'aime les seins de Louise, mais l'intensité de mes caresses, de ma langue,
mes doigts, mes mains, des froissements dans sa peau, des frottements de nos
épidermes, n'avait pourtant pas été particulièrement
concentrée à l'entourage de ses tétons. Qui gonflent et
s'amusent à se tendre, aujourd'hui, lorsque je lui raconte les mamelles
de mes rencontres.
Pourquoi inventer tous ces
fragments d'histoires ? Pourquoi continuer à faire cela frapper des
carrés occupant une surface rectangulaire, tenter de dessiner des angles
sur un empilement de feuillets qu'on glisse dans une poche la sienne ? Pourquoi,
alors qu'au bout de chaque ligne on rencontre, seul, seule, la chute. Le bord
est déchiré et coupant ; là est la tranche des livres ;
si j'aimais moins les arbres je n'écrirais que sur des rectos. Ce serait
un peu plus vrai (!). Ce n'est pas vrai, à cause de l'amour que j'ai
besoin de donner ; que je cherche à prendre pour me sécuriser.
Allons plutôt au Verger, George, faire le tour du village en marchant
; arrêtons-nous encore dans le champ, allongeons-nous assieds-toi en
tailleur quelques instants, ou des heures, laissons venir le soleil au ras
de l'herbe ; voyons la lumière rebondir sur les milliers de fils de soie
tendus entre les brins ; voyons-le descendre encore l'enchevêtrement
de fils légers remonter, ruisselant, remonter des trous noirs , et l'eau
blanche un oiseau plonge baigner le feuillage des arbres, transpercer la
tresse des feuilles serrées ; là est le poème sans signes
; entier, je vois une vache ; entier, je vois deux chevaux ; entier, je vois
quatre animaux, de pierre, de terre ; le présent rugir.
aintenant
Louise est en Inde, en voyage, Louise est sur l'île de La Réunion
; elle apparaît sur une photographie dans ma chambre ; Louise se trouve
en Angleterre. Elle n'a pas tout à fait trente ans, se nomme Amanda et
vivait en France Europe avec Gina monde. Je ne sais pas où est
passée Gina. Toutes les deux rendaient fous les garçons ici ;
avec tous ces « a » dans leur nom et leur beauté. Gina faisait
de la photo. Un jour elle a décidé d'arrêter d'en faire
; le jour où elle m'a donné l'image de la planète Neptune.
Lorsque je suis arrivé chez Gina, elle était en train d'accrocher
une autre photo sur une porte. Neptune était sur la table. Mon corps
tournait autour d'elle, je ne parvenais pas à trouver le sens de la planète.
J'ai vu la fine légende, et Gina m'a proposé de la découper
au cutter. Je préfère te voir tourner autour d'elle, elle a dit,
plutôt qu'immobile devant. Prends-la, et elle a fini de fixer l'image
de la Terre sur la porte.
C'est après que Gina m'a fait
part de sa décision d'arrêter de faire des photos. Plusieurs fois
elle avait tenté de recommencer mais il lui avait été impossible
d'appuyer sur le déclencheur. Soulever l'appareil lui demandait peu d'effort,
son il même n'était pas le problème ; c'était avec
le déclencheur que Gina était en froid.
Elle n'aimait pas qu'on l'appelle
« Gin » ; Gina était assez court, elle ne comprenait pas
qu'on veuille encore réduire son nom, disait que le « a »,
surtout prononcé à l'anglaise, passait facilement. Si on insistait
à ce propos, elle continuait à défendre son point de vue,
sans relâche, et tout devenait étrange. Mais ce n'était
pas à cause des mots. L'étrangeté venait de son regard
dans lequel on était forcé de plonger quand elle parlait ; ce
qui remontait venait d'au delà de la profondeur, du noir et du froid.
Les arcades saillaient, et ses petits yeux semblaient s'enfoncer loin au dessous
d'elles.
Je disais Gina, toujours, et lorsque
j'étais en forme je prononçais à l'anglaise Gina, just
an idea. Ce jour-là, elle a parlé de Neptune, qui était
sur la table entre nous, plutôt que de s'étendre sur l'histoire
du bouton froid du boîtier, ou d'Amanda.
Neptune a longé le canal Saint-Martin enroulée sous mon bras ensuite.
L'odeur sous les aisselles, l'odeur du canal, les rats entrant dans l'eau sous
le feuillage bas des arbres dont le dos accrochait la lumière électrique,
les odeurs, les visions de l'ombre, je sentais qu'elles étaient assorties,
se combinaient bien à Neptune. Puis la rue de Brest, le quartier de Villejean,
j'ai pris l'ascenseur et la planète s'est retrouvée en face du
lit dès mon arrivée. Avec de petites épingles, qu'on ne
voit pas lorsqu'on regarde la photo, plantées en biais dans les grumeaux
du papier peint pour qu'on ne voit pas les trous lors de l'état des lieux
; il fallait qu'il ne reste aucune trace de mes fantômes.
Je me demandais ce que devenait Amanda,
et ce qu'elle devenait dans la vie de Gina. Elles s'étaient rencontrées
au moment où elle commençait à faire des photos. Je ne
sais plus laquelle avant l'autre, mais je peux te l'apprendre ; il faut que
je fasse coïncider, que je crée lévénement ! fasse
l'Histoire ! Ecoute : Gina a acheté le boîtier en fin d'après-midi.
Toute la soirée, elle l'a passée à le tourner, le retourner,
regarder dans l'objectif, viser, tirer dans le vide, sans marquer il n'y avait
pas de pellicule. La nuit, la jeune fille a rêvé qu'elle prenait
des photos dans le parc près de chez elle, qu'elle faisait ça
régulièrement, chaque matin. Au lever du jour Gina a chargé
et suivi son rêve. Elle a impressionné deux films. Développé.
Derrière les arbres, et émergeant de la brume fragile, et se révélant
au dessus d'un buisson, un peu floue, une silhouette apparaissait, sur de nombreux
clichés. Gina pourtant n'avait pas remarqué cette forme féminine
dans le parc. Qui se manifestait cependant sur le papier. Qui s'inscrivait sur
les négatifs Gina avait vérifié. Sur les vues se gravait
une vision. Sur l'apparence se creusaient des fêlures. Gina est sensible
au monde invisible, qui est là toujours proche, mais le voir s'inscrire
ainsi l'a effrayée m'a-t-elle raconté. Elle est retournée
au parc dès le lendemain ; ne suivait-elle pas son rêve ? L'apparition,
la fissure, se nommait Amanda, était née en Angleterre, à
Brighton, St Patrick's Road (9-J), et son long corps s'étendait sur le
canapé chez Gina, qui, allongée près d'elle ne comprenait
plus rien au temps linéaire, aux rêves, à la réalité
tant ces multiples fissures l'avait décomposée, tant elles s'étaient
ouvertes.
Ce fut ainsi. Amanda et Gina
vécurent deux ans ensemble ; le temps d'une révolution marsienne
autour du soleil avait précisé Gina. Elles vinrent habiter à
Rennes. Amanda est retournée dans son pays natal aujourd'hui. Gina pensait
souvent à elle, qui a de très longs cheveux et ressemble parfois
à un des deux spectres du vieux parc solitaire et glacé, de Paul
Verlaine. Gina a continué à faire des photos de la jeune fille
partie en Angleterre ; Gina, pendant les années qui ont suivi, a continué
à prendre des photos d'Amanda, malgré l'absence de la voix et
du corps dans son voisinage.
Que devenait Amanda dans la vie de
Gina ? Que devenait Gina ?
Celle de la terre a suivi la
chute de toutes ces images. J'ai décroché le téléphone
; c'était Gina : « la Terre a glissé de la porte »
; je suis allé tout de suite chez elle. La photo du globe était
à plat par terre, on a bu du café, fumé des cigarettes,
sans déplacer l'image de la Terre. Après mon départ elle
l'a glissée sous son lit, à plat. Elle a fumé encore beaucoup
de cigarettes, pendant des jours et des jours je ne l'ai pas vue ; elle a eu
des angines, des boutons n'ont pas quitté sa peau durant des semaines.
Elle a écrit à Amanda au dos de la Terre et l'a envoyée
à la jeune fille de l'autre côté de la mer ; qui une fois
a téléphoné de là-bas ; sept ou huit heures sur
cette ligne. Il commençait à faire jour lorsque Gina avait raccroché.
La lumière ne la dérangeait pas ; les oiseaux la perturbaient
; ils étaient plus nombreux à chanter au petit jour, Gina ne les
aimait pas à ce moment-là. Ces chants l'effrayaient, elle avait
du mal à s'endormir et si elle tombait, c'était dans de drôles
de rêves, qui pouvaient provoquer de grands chocs dans son existence.
Ce jour-là elle n'a pas cherché
à s'endormir ; avec tout ce temps passé au téléphone
Gina avait gardé le parfum d'Amanda sur sa peau, sur ses vêtements.
Elle est allée chercher le vent au Mont-Saint-Michel, s'approchant ainsi
des côtes anglaises ; de là elle les devinait facilement ; parce
qu'Amanda habite la maison sur une falaise. Blanche sûrement ; d'une autre
couleur c'est une autre Amanda. Il y avait beaucoup de brume, de sorte qu'on
ne pouvait savoir la distance, et le long de quelle côte le flou s'étendait
; peut-être que l'Angleterre se trouvait juste derrière le voile,
qu'une main allait dévoiler un bras, une épaule, puis le corps
entier d'Amanda.
Peut-être est-ce ce matin-là que le déclencheur de
l'appareil photo a durci. Gina a dit que ses mains avaient inoculé l'humidité
de la brume se propageant sur la Manche. « C'est bon signe, elle
a ajouté, c'est tout mon corps que le spectre d'Amanda occupait, durcissait,
elle me quitte doucement, il n'y a plus que mes mains maintenant qui soient
d'elle ».
Elle n'eut plus que les doigts ensuite.
Elle ne prenait plus de photos, mais n'avait pas encore pris la décision
d'abandonner. Puis Gina laissa pousser l'ongle de son auriculaire, il l'aidait
à exécuter des arpèges à la guitare. De dureté,
il n'y eut plus que cet ongle démesuré ; ses doigts se solidifiaient,
mais sans la sécheresse qui les rendait durs auparavant ; Amanda lentement
s'éloignait, emmenant avec elle tout un territoire, Gina reprenait consistance,
chair. L'ongle m'a d'abord effrayé, d'autant plus qu'il était
soigné, taillé régulièrement, limé précisément,
et qu'il se fondait à la main entière, au corps, à l'existence
même de Gina. Je me suis habitué à sa présence, mais
la peur ne m'a jamais quitté. Peut-être que l'ongle, l'ombre de
la chair, débordait le viseur du boîtier, et que c'est ainsi que
Gina a arrêté de faire des photos. Elle disait vouloir se faire
dessiner un gant sur mesure pour ne pas le casser ! Elle l'a coupé quand
elle a commencé à pratiquer un sport où il était
nécessaire de s'aggriper au kimono. On s'est revu souvent ensuite, sans
brume, sans Amanda, sans ongle, sans cliché ; dehors, très souvent
; des kirs, du ty-punch, des cigarettes, dans un endroit qu'on aimait bien,
rue de Saint-Malo. Lorsqu'il y avait trop de fumée, d'humidité,
on partait, se séparait au coin des rues Jules-Guesde et Legravérend,
je longeais le canal Saint-Martin jusqu'au quartier de Villejean où je
m'allongeais dans la chambre face à Neptune.
ù
est Gina ? Gina est en Inde, en voyage, Gina est sur l'île de La Réunion
; Amanda se situe en haut d'une falaise très blanche ; Louise est une
jeune fille d'environ trente ans. Je me trouve dans la chambre, j'étudie
la langue française avec une vrille, mon corps s'enfonce dans les replis
des draps à mesure que les murs se fissurent.
Qu'est-ce qu'une métaphore
? Une métaphore c'est l'endroit où je me situe ; mais je ne suis
pas immobile et ne peux prévoir où je vais. C'est une sauce, une
émulsion, fragile. Mes cascades sont en ordre mais je ne suis pas sûr
de moi. Une sauce ; elle manque de cecicela. Je déplace le trouble, le
doute. Il faut que la sauce tienne, je ne veux pas qu'elle vire. Il faut faire
attention avec la chaleur ; enlever la casserole du feu, la rapprocher, encore,
l'ôter, la soulever un peu l'éloigner de la flamme sans qu'elle
ne la quitte , jouer avec le feu, son intensité, la vitesse, l'ouverture,
réguler tout ça je ne suis pas seul ; et les gestes, de mes
bras, poignets, mains, doigts, les outils, la casserole, le fouet ; je goûte
avec le doigt, ce n'est pas comme cela qu'on doit faire prendre une cuillère
à café, mais avec le doigt je sens aussi et mieux la température,
il faut que ça tienne ; je fouette fort si un début de décomposition
se fait jour il ne faut pas rompre le corps, goûte, elle manque de cecicela,
je joue avec tout ça et cela m'inquiète à la fois ; stabilise
le mélange, là, attention, trop de chaleur, j'ajoute un filet
d'eau froide en tournant très vite, je ne peux pas faire n'importe quoi
à cause de Louise ; la dernière fois que j'ai fait cette sauce
elle était là, et nous avons parlé de l'hydrogène,
quelque chose passait dans son regard, alors, quand l'émulsion prend
un coup de chaleur et que je tente de la refroidir je ne sais pas où
va m'amener le filet d'eau, bien que l'eau coulera encore mais Louise agit
dans l'hydrogène ; je bats vite, goûte, sors légèrement
la langue de la bouche, mon doigt transmet l'échantillon de sauce et
ce n'est pas de la communication, l'émulsion se monte, ça manque
de cecicela où est passée Louise , j'ajoute de petites choses,
mais les autres ingrédients je les avais depuis bien longtemps on dit
que je n'ai pas de plan, j'ai pourtant noté sur un papier toutes les
matières dont j'avais besoin, matières premières, substances
nécessaires à la mise en uvre ; je retranche un peu de chaleur
; pose le problème de la saucière ; il y a des risques à
transvaser, problème de température, d'échange d'énergie,
à quelle vitesse va la porcelaine, ou l'argent, quelle vitesse traverse
la sauce ; vais-je présenter la préparation dans la casserole,
ou utiliserai-je le récipient de présentation comme un éclairage
de mon image ; et la lumière dans tout ça ? Passe-t-elle? Est-ce
que la sauce tient?
Je doute ; suis seul ; écris.
Enfin, c'est faux, avec toi je peux douter. Nous pouvons douter ensemble George,
je suis content, c'est rassurant. Mais sinon, il ne faut pas douter, ou alors
le faire seul, ne pas le dire, ne pas en parler, même pas dans les livres,
où il faut déguiser les doutes, avec des histoires de personnages
dans des lieux avec des dates et des événements. Il faut être
aveugle et sourd et regarder la télévision. Voilà ce qui
m'amène à t'écrire. Voilà que je suis descendu dans
la réserve et que j'en ai remonté du bruit. Voilà la sauce
Louise. Voilà le bruit qui se marque. Pour le reste ce que j'ai ajouté
; les pincées de ceci, la pointe de cela, le trait de telle substance,
les signes qui parcourent ; inscris-le pour mémoire.
es
filles passent, avec leur regard où quelque chose passe. Elles sont des
idées. Chacune recoud à son tour l'oreiller sur lequel on a dormi,
et fait beaucoup de choses, ou peu, en compagnie de celle qui l'a précédée
; qui l'avait elle-même recousu, d'une façon différente,
d'un fil différent, d'une poésie, d'une fiction non semblable
; là est la poésie, la fiction qui sent l'uf ; et ne me dis pas
à nouveau « s'enrichit encore une fois de plus » ! comme
j'ai entendu sur les ondes il y a quelques temps ne dis pas que c'est moi
qui la fait. Celle que je fais naître, ce n'est pas moi qui en fait quelque
chose. Ma rétine fonctionne parfaitement ; sur elle viennent s'inscrire,
renversées, les choses que voient mes yeux. C'est ce qu'on appelle la
vision. C'est une manière de vision une vision.
L'autre jour, au comptoir d'un
bar, j'écoutais une histoire qu'un type racontait, il disait :
« Valentin s'il se
souvenait bien, car l'homme parlait une drôle de langue et il l'avait
rencontré juste quelques instants, sur les berges de la Saône,
et sans savoir si c'était dû à la brume lumineuse de l'après-midi
ou à la fumée d'échappement qui descendait des deux carrefours
entourant le pont La Feuillée, l'apparence de Valentin lui échappait,
comme les phrases qu'il avait prononcées se mêlaient aux flots
du fleuve, aux flux des autres voix qui avaient raconté ici, à
voix haute, en pensées, selon que la société fut externe
ou interne ; certains même avaient parlé haut étant seuls
sans doute, et des amoureux, et des ancêtres, proches des profondeurs,
laissé au courant leur perméabilité au flux de vie les
traversant d'ordinaire, et de tout cela, les pensées, les mots, les phrases,
les sociétés, rien n'était rangé bien que tout pourtant
fût en ordre, dans le courant, de tout cela, du morceau de bois qui passait
comme un bras tordu hors des flots et dont la langue étrange de Valentin,
si sa mémoire était bonne, allait entourer la fourche, comme à
cet instant où le bras du tronc dans le corps même du fleuve a
basculé et déchiré, ou labouré, si vous préférez
avoir moins mal, en tous cas tracé un sillon dans la profondeur, au sein
de l'ombre, et la ligne pure, ou pas, c'est selon, a alors traversé l'invisible
des paroles, pensées, réflexions, larmes, sourires, jetés
là au cours du temps, s'écoulant de plus en amont, à moins
d'une minute d'ici, s'étendant là depuis l'origine à l'embouchure,
de tout cela, le nud énorme et ruisselant détaché de la
banquise de l'esprit puis passant devant lui et Valentin, le bidon de plastique
transparent dont la marée jaune était intérieure et quasi-périodique
selon que les bateaux passaient vite ou plus lentement, que leur taille, leur
tonnage, créait un creux, un léger sillage, selon les vagues,
les bouillons, les strates et les grains qu'avaient donnés les rêveurs
aux flots, le goéland, l'autre corps d'un arbre, oscillant, approchant
la rive, perturbant ainsi le calme au creux du quai et faisant apparaître
la peau profonde du fleuve de sous la couche de déchets légers
flottant là hors du courant, dans un angle mort du courant, touchant
la berge, puis reprenant le flux en compagnie de quelques feuilles d'arbres,
de papier, de plumes qui, tirées du calme s'étaient mises à
longer le courant, et la rive, à se déplacer entre les deux, portées
par un milieu sans nom, vivant seulement de bordures, jusqu'où étaient-elles
allées ces feuilles, ces plumes ? cela, sa mémoire l'avait laissé
échapper, et de tout cela rien n'était organisé bien que
tout pourtant fût dans les plis. Valentin, laissa l'homme qui était
venu à sa rencontre sur la berge, lui avait-il dit son nom ? de cela,
Valentin ne s'en souvenait pas, il gravit les quelques marches, marcha vers
le pont joignant les deux villes et qui s'élançait vers la place
Saint-Paul entre les deux rangées d'immeubles, jusqu'à la gare,
Saint-Paul, alignant sa façade et approchant alors l'horizon à
une centaine de mètres de Valentin qui pensa que rien ne s'arrêtait
malgré cette ligne, que d'autres en partaient sûrement, et d'autres
rues, d'autres trottoirs, d'autres couloirs menant à des cours où
des flux d'êtres humains allaient faire tourbillonner leur regard le long
des murs et des arcades et au bord des toits jusqu'au carré de ciel,
couloirs menant à des patios dont le calme fixait un moment le mouvement
des jambes, accueillait encore des hommes et des femmes qui, reprenant le couloir,
emmenaient, ou poussaient, selon le désir, ceux qui surnageaient là,
dans cet angle mort de la rue et rejoignant peut-être l'horizon de gare
qui s'étendait non loin de Valentin, situé au bout du pont, puis
maintenant, sur la même rive, de l'autre côté de la rue,
à la terrasse du bar longeant le carrefour dont le feu tricolore, tout
proche, faisait s'immobiliser les voitures un moment, et qui, vous vous en doutez,
reprenaient le mouvement, baignant ainsi le carrefour de fumée d'échappement
; la laissant descendre vers les berges de la Saône ; se confondre avec
le fleuve, où l'homme qu'avait quitté Valentin plus tôt,
et dont il ne se souvenait pas s'il lui avait dit son nom, se mêlait ».
Des choses qui nous regardent.