Stéphane BATSAL
Bruit de Réserve
   à George et Louise
Deuxième partie

Ce texte a été publié en extraits dans le N°14 de La parole Vaine

eut-être que c'est ça qui fait le mot mort que je ne comprend pas, formé par toutes les grilles qu'amènent les interprètes à pupilles qui veulent rabattre dans leur orbite. Peut-être que leur matière a été malaxée, et dirigée par ces grilles. Alors il n'y a rien à faire, on ne le fait pas exprès, le mot dégoutte de la bouche sans qu'on ait pu lui donner d'autre forme que celle des grilles. C'est comme si c'était le plombier lui-même qui avait fait la fissure pour la fuite.
        Oui, ce sont les mots qu'on ne voulait pas dire qui apparaissent. Ou alors la pâte de mots incompréhensible. Mais au moins, avec la pâte de mots, il n'y a pas de mensonge. Alors qu'avec les mots morts, qui clapotent dans le reflux de la langue et des lèvres, il y a le mensonge. On a appelé la bouche RANK XEROX et fait de la reproduction. On avait sûrement le bouton IN/OUT quelque part, mais on ne le savait pas.
        Tout cela fait peur. Et on n'a plus de forces. On est abattu. La bouche ne bouge même plus pour elle seule, comme plus tôt quand les lèvres se soulevaient légèrement sans que ne s'échappe un son. La fissure est fermée. Il y a l'espèce de glu qui se craquelle juste à la limite où les lèvres sont constamment humides. Entre les deux lignes de sel mou et collant, les traces blanches qu'ont laissé les mots mensonges, il y a un souffle qui passe maintenant. Il entrouvre un peu l'horizon qui se referme immédiatement. C'est juste la respiration qui vient de sauver la vie, et qui recommence. Comment faire pour que la bouche ne fasse que respirer ? Qu'elle ne dise pas les mensonges que tout le monde attend, avec la main vers la grille du photocopieur.
        Je perd ma forme. Je ne parviens pas à voir si ce sont des murmures, des balbutiements, des cris. C'est que ta bouche devient un attracteur étrange, qu'elle change de centre sans cesse, et que j'ai beaucoup de mal à me protéger.
        Il y a ce qui ne se laisse pas enfermer. Dans le papier d'abord ; derrière les lignes qui forment les carrés, les rectangles, il y a des barreaux noirs très serrés et fixés par des joints extrêmement solides, fabriqués avec beaucoup de lettres, de mots clignotants, de carcans d'images, de clichés, de signes, il y a l'incroyable superposition des barreaux. C'est difficile de pénétrer là. Et d'extirper, de marquer, d'effacer. Peut-être qu'il faut onduler entre les barreaux, changer de profondeur, faire un mouvement proche de l'enroulement, autour de chaque verticale, continuer de glisser. En demeurant extrêmement froid.
Et puis il y a la bouche d'Eva qui ne veut pas tenir dans le papier. Elle ne se laisse pas attraper facilement. Elle est admirable. Eva fait ça sans tricher, ou alors elle manipule très bien, elle est artiste illusionniste. Peut-être que la bouche d'Eva exprime du vrai que l'on peut contrôler si on doute, et du faux qu'il n'est pas possible de vérifier. Je n'aime pas les bouches qui trichent mal, les bouches qui prennent les gens pour des jouets. Elles les mâchent comme un chewing-gum et continuent à mastiquer même lorsque le goût a disparu, que le jeu est devenu dur et qu'il ne fait plus saliver. Cette chose qui concasse n'a plus la forme d'une bouche. Rien ne circule. Pilon, maxillaires, ce genre de bouche ne peut que mordre, broyer, écraser, piler sans jamais avaler, sans lâcher prise à aucun moment. Il est affreux et le bruit de mastication est insupportable. On a la sensation que le monde est à table dans les oreilles, en plein banquet, et qu'il utilise pour mâcher les outils de forgeron. Et le monde a là pour mastiquer le squelette de la bouche. Le reste du visage est très beau sûrement, mais sous l'arête du nez la peau a disparu, il y a juste les morceaux de chair qui traînent entre les dents, qui pendent. Tout cela est horrible car c'est enfoncé très loin dans les oreilles. On se dit même que le cognement des outils vient d'ailleurs ; de notre ventre, de notre bouche, ou encore d'autres estomacs, ou que l'on est enfermé dans un estomac géant brassant notre corps qu'on ne parvient pas à faire tenir. L'intérieur, la surface, sont attaqués, grattés, rongés, grignotés. On ne sait plus quel est notre corps dans tout ça, ce qu'il devient. On sait juste qu'il n'est pas entier. On fait des efforts incommensurables pour en relier quelques parties. On ne peut pas continuer ainsi à se faire broyer. On ne peut pas prolonger le cercle fou, le tournoiement, la partie que jouent entre elles les milliers de langues de l'estomac géant. Il faut reprendre contact. Et cela fait peur. La mémoire est un estomac inachevé, il y a des traces ineffaçables, comme des réserves de passé qui s'accrochent. Alors on se souvient du dernier contact avec le sol. On voit la fuite, qui ne nous a pas gardé sur la terre. Que dans la fuite elle-même on s'en éloignait. On voit que l'on a continué à tournoyer ensuite.
 
a fuite est une mauvaise médecine, il faut chercher autre chose et que les pieds deviennent bien plats sur le sol, que les appuis conservent le contact avec la peau de la terre. Il faut arrêter de fuir, et soulever les pieds, l'un après l'autre, vérifier que le talon de la chaussure soit usé régulièrement. Surtout, il faut marcher pieds nus. Lentement. Marcher dans la forêt avec une machette à la main, couper les lianes et la luxure verte, et que les pieds deviennent durs comme le silence de la terre. Marcher lentement. S'arrêter et faire percuter successivement chaque talon au sol. Cela en soulevant la cuisse, en pliant le genou, et en ramenant soudainement le pied tout près de l'autre par terre. Recommencer. Répéter encore et encore. Il faut insister sur la présence. On devrait partager la vie entre l'emploi du temps et l'emploi du corps. Et ne pas se réfugier derrière le méridien de Greenwich, consentir enfin au temps, ses fusées, ses jaillissements, et à l'espace. Au lever, masser le ventre, pendant une demi-heure, ensuite faire travailler les hanches. A telle heure s'occuper des pieds. Et ainsi de suite.
        Il ne faut pas oublier la nuque, même si l'on a commencé à penser à elle le matin en massant les pieds, et que l'on a détendu les chaînes musculaires qui parcourent le corps. On a articulé des maillons, défait des nœuds, mais il ne faut pas oublier la nuque. Il faut qu'elle sache. Et que chaque partie du corps sache, et que chaque part du patchwork se connaisse, entre elles. Qu'elles sachent de quoi l'on est fait.
Lorsqu'on est mené d'une dent à l'autre comme ça, malaxés, on ne sait plus grand-chose. On ne sait plus ce qu'on a. Les bouches qui trichent mal et qui mâchent la sensibilité sont dangereuses. Elles ne cessent pas de mêler et d'écraser. Leurs mâchoires ne sont jamais prises de fatigue. Elles dansent sans relâche la lancinante petite danse. Lorsqu'on rencontre une fois dans sa vie ce genre de bouche, on a l'impression que jamais plus on en croisera une autre sorte, parce qu'on sera trop marqué ; comme un moule, un dentier. Alors on voudrait, que chaque cellule, soudain, que chaque particule, tout à coup.
Mais je vois bien, bouche d'Eva, je vois bien que je n'ai rien perdu, je sens bien que tout est encore avec moi. Et lorsque j'essaie qu'il n'y ait plus rien, lorsque j'y crois, il y a encore les obstacles qui me disent le contraire. Il y a encore les choses invisibles sur lesquelles on bute. On s'accroche, on vole tout près de l'étendue de la bouche en allant aussi vite que l'oiseau sur la mer. On survole la rose des vents qu'il ne faut pas perdre ; il y a là toutes les odeurs, et pas seulement le nord. Il y a tout ce qui murmure.
La bouche d'Eva s'étend à voix basse dans le labyrinthe. Il n'y a plus le marteau-pilon des molaires, ni les petits rongeurs des dents de devant ont fui. La bouche parle bas, le souffle vient. Elle fait le rythme du monde. Il y a beaucoup de choses qui se déplacent, et plus seulement le soleil noir qui saigne dans le regard fuyant des mots fermés. La bouche se met à vibrer, elle ne se vide plus d'index pointés qui fusent vers les autres trous à langue. C'est l'œil qui parle au milieu entre les renflements des cils. Cette bouche, ici, ne donne pas l'ordre de regarder ce qu'elle montre, on voit ce qu'elle dit, et chaque chose qui arrive se contemple elle-même. Peut-être est-ce le silence qui l'habite. Ce qui est important c'est qu'il ne fasse pas de bruit, et lentement, et qu'il y ait peu de lumière. Il faut que les choses se forment d’elles-mêmes dans la bouche. Il n'y a plus d'efforts à faire pour qu'elle soit en mouvement alors. Maintenant ce sont les choses qui expriment la bouche.
        C'est étrange lorsqu'on voit la bouche exprimée, lorsque la matière contemple et que la bouche n'est plus rien d'autre, lorsqu'on ne lit plus les mots dans les entrailles ou dans le marc de café, et qu'on sent la chose se former dans la bouche et dans tout notre corps au milieu du monde, on dit d'un air affolé : hallucinations, visions. C'est bien cela pourtant : vision. Peut-être que ça fait peur de sentir quelque chose qui n'est pas dans les mots, qui les longe, c'est effrayant sûrement de se sentir aller vivre dans les choses qui se contemplent. Il y a sans cesse cette peur d'être épié. Peut-être que c'est effrayant tout à coup de voir de quoi l'on est fait ; que cela apporte une grande crainte d'apercevoir, même un instant, qu'on ne fait pas, qu'on n'a pas la seule forme qui découle de la bouche parlant avec les mots qui nous installent en eux. Les mots qui n'agissent pas, qui se glorifient.
        Oui, ça doit faire peur de sentir qu'en soi on est vivant, qu'il y a quelque chose que les bouches despotiques ne possèdent jamais. Il y a tout ce qu'on nous apprend à comprendre, et on sent bien que là rien n'est demandé de tel. On est gravement touché à la tête, dans le fond de l'oreille droite, et on voit à ce moment que c'est comme ça que ça a commencé. Qu'il y a la ligne de douleur lancinante, et qu'on a déplacé les corps dans la bouche.
        Maintenant, on peut le dire : ce n'est pas la bouche que l'on remarque tout de suite dans le visage qui n'est pas celui d'Eva.
 

       t, vues les circonstances,
 

        Après. Il faut savoir comment faire pour parler. Avec toutes ces vitesses différentes. Les lèvres déjà, remuent l'une indépendamment de l'autre, la bouche est d'une lenteur de poisson, la langue se déplace rapidement et s'enfonce partout, les dents se cognent de manière chaotique, la mâchoire dérape, les mots glissent à toutes allures, ils se précipitent, ils traînent au palais, sanglotent, des haut-le-ventre soulèvent leur puits, les monstres s'élèvent de l'autre hémisphère — si près qu'ils nous donnent envie de chanter, pas à leur gloire, j'ai dit qu'ils sont proches ; chanter à l'effroi que provoque leur proximité, les démons que creuse si facilement dans l'air la pomme d'Adam. On peut donc ajouter ses mouvements et ses vitesses à ceux de la bouche, des lèvres, de la langue ; que ce monde ait de la tenue. La pomme d'Adam, n'écrit-elle pas avec la peur directement branchée au ventre, et n'est-ce pas là la réserve du sang d'encre ? On pense aux tâches, aux éclaboussures, aux explosions de l'étrange, on pense :
        il faut savoir comment faire pour simplement ouvrir la bouche. C'est une question de mâchoires et de lèvres, c'est évident, et croyez-vous qu'on n'ait pas essayé ? On écarte les mandibules et les joues se creusent, on essaie encore mais les lèvres ne s'écartent pas, les joues se terrent dans la bouche pleine maintenant, telles des taupes en pleine aspiration. On pousse le son dans la gorge, afin de varier le chant, mais cela n'ouvre pas la bouche. Les pommettes se soulèvent encore, le menton s'aiguise, mais rien ne perce du mystère, même pas cette pointe du chant de gorge lancée d'en bas, sous les côtes, et qui s'étend gravement dans la trachée. Les lèvres restent closes. La technique s'est pourtant avérée efficace ailleurs, alors, on pense qu'il y a quelque chose qui empêche nos efforts d'aller à l'effet, on pense :
        il faut savoir comment faire pour décoller le sparadrap qui ferme la bouche. Mais rien n'est sûr, aucun miroir, et on ne peut voir si c'est bien ce genre de tissu tenace et visqueux qui retient l'avidité (et le vide, de s'étendre). Ne sachant rien, on bouge la mâchoire inférieure, en tous sens, on la décolle de la rangée du dessus, on étire, on emmène ici en tordant, là se plisse et le menton grumelle, ce qu'on veut c'est entendre le craquement de l'adhésif, le grésillement de la colle sèche. Rien ne change à l'idée d'avoir entendu ou pas le déchirement, la bouche est là encore sans fissure, pour tout vous dire : muette. Elle est immobile. On ne sait pas si l'impossibilité est d'entrer, de sortir. A-t-on déjà connu le sens d'élever, d'abaisser, d'étendre ? Bouger se fige dans le froid rigoureux. Sans mouvements, on ne peut que constater les dunes, l'expression paralysée du mica : rigor mortis. On pense qu'il faut déplacer cette peau que le froid fait briller, la peau nue qui étend sur le visage ses vagues reliefs sans aucune fêlure en mouvement, on pense :
il faut savoir comment faire pour que tout le corps qui a la forme de la bouche s'exprime.
        Mais je l'ai dit, tout est froid et nu. La matière dont on est fait se confond au paysage réduit à deux dunes dont la pulpe s'amasse en une croûte granuleuse. Désertique, s'appliquant au dépeuplement, la lumière de la lune suce le vide.
 
 



 

et été là, dans la grande maison d'Aix-en-Provence, les frontières de notre voisinage déjà avaient commencé à se mêler. Il y avait encore les barrières du corps. Mais une force continuait de pousser en Louise, en moi. De mon côté, la passion et la sensibilité me faisait passer par des sentiments contradictoires. Des limites se déplaçaient, mais je voulais les refermer autour d'elle et moi. Louise, elle, ne voulait pas se couper des autres. Ce qu'elle désirait protéger n'était pas notre relation duelle, mais le monde qui vivait là, dans la maison, le parc.
        Ce lien pudique, secret, ce sentiment, au milieu des autres amis communs et de son compagnon, Louise semblait le gérer parfaitement. Toujours je me suis demandé ce qui pourrait enlever le sourire de son visage, éloigner la danse de son corps, fendiller le calme plat et la profonde distance de son œil onyx. De mon côté, tu sais à quoi je ressemblais en profondeur ? A un palet de hockey sur glace ; vitesses, glissements, violents changements de directions, sans oublier cette règle importante qui dit que le palet ne doit à aucun moment se trouver immobile sur la glace. L'histoire, c'est que tout ça se passait en moi sans que je ne bouge. Sans que je n'ai la possibilité de faire des gestes vers ma sœur, sans pouvoir rien donner. Alors, souvent, mon stylo plume fuyait. J'essayais de diriger avec mon bras, ma main, mais un œuf ne se sert pas de ses membres à la façon d'un être humain. Je tentais de réduire ce flux à une ligne noire pleine de courbes, pleine d'espaces aussi, bien que continue. Enfin, c'est ce que je me voyais faire. Il n'y a que de cette manière que quelque chose pouvait s'écouler. Un peu de sueur aussi, avec le soleil, et les dalles près de la piscine qui retiennent la chaleur et la lumière.
        Ce qui est bien avec l'écriture — pratique ! — c'est que le désir de solitude semble entendu par tous. Personne ne vient troubler ces limites presque transparentes qui enferment l'espèce de soleil particulier en son sein, le nœud jaune. Il suffit de s'isoler avec son cahier d'écolier, son stylo. Là, peuvent s'inscrire alors les battements, se mesurer les différentes forces du vent du désert. On peut tranquillement se donner le fouet, et regarder les traces noircir. Bien sûr, il n'y a pas que la souffrance du cuir, les fissures de surfaces. Quand le vent coule régulièrement l'étouffement se nourrit de sable. Les dunes se déplacent. Le paysage change. Les dunes changent de crânes. Elles s'échangent des os, se partagent les squelettes. D'autres ossements, d'autres plans émergent, propres et lisses. Il n'y a pas que les croûtes, on ne fait pas sans cesse de la lèche aux plaies.
Ensuite, c'est difficile de sortir de là. On voit bien qu'écrire ce n'est pas ce qu'on veut, pas un but, qu'on cherche autre chose, ce qu'on a, ce qu'on désire.
 
 



 

Plongée
 
 

        Il y a les choses — oui, les choses, les cailloux, l'eau, pas très loin, l'herbe, la poussière sûrement, les choses du monde — qui s'étendent, qui poussent, les bruits résonnent, les paroles — oui, il y a les hommes, les femmes, les enfants, sûrement, tout le monde est là —, les rires se répercutent contre le tronc des arbres, les détonations glissent dans les échancrures de l'écorce, les mots circulent vite et se ramifient dans les feuillages, dans les racines, aussi rapidement que l'électricité. Mais ce n'est pas dangereux comme la lumière qui s'enferme dans les gaines, la lumière noire qu'on entend bourdonner pleine de rage sous le lampadaire à l'ampoule brisée. Il y a un bruissement comme si le vent soufflait. Ce sont les paroles, les mots, les sourires, les lèvres qui bougent. Tout cela est porté par l'air.         C'est comme si le mur des arbres, des feuilles serrées, attiraient ce que les êtres qui sont là, autour, parmi, sont en train de suer. Une espèce de liberté que les arbres acceptent. Elle longe, avoisine les branches, les ramures plus minces, les nervures des feuilles. Et le bout de la feuille, là, on ne sait plus si c'est la pointe encore, ou, déjà, l'air.
        Et puis, ici, à cet endroit, c'est comme si cette brume de sensibilité n'allait pas plus loin, plus haut. Cela fait comme un microclimat sensible. Il y a bien ce voile épais, mais sans lourdeur. Le voile passe dans les feuillages. Peut-être est-ce lui aussi qui fait croître leurs limbes, qui fait tomber les châtaignes encore vertes, comme ça, alors que ce n'est pas la saison. La saison.
Parfois, cela fait comme une douce bruine, plus fine encore que le voile si léger. Et ce n'est pas la pluie de pollen invisible, non. Parce qu'il n'y a pas les yeux, encore, pas le nez, il y a juste l'immense respiration de l'écliptique. Douce bruine très silencieuse. Il faut insister sur le silence. Il y a aussi le soleil qui ne donne pas de limite à la lumière. Il n'y a pas de nuages, aucun gris — vous souriez. Peut-être qu'il y a l'homme qui fait le gris alors, l'homme qui apporte les nuances de gris entre la feuille et les marques. Dans le calme et le silence d'une caresse.
        Il n'y a personne. Pas de paroles alors, pas de machines, on n'entend pas le moindre bourdonnement de machines, il y a peut-être les insectes mais ils volent, il y a l'air, les toiles d'araignées qui font soudain cesser le grésillement. Peut-être que les fourmis font le bruit. Qu'elles fourmillent de multitude, de force, avec leurs pattes par milliers et le choc violent de ce qu'elles transportent qui tombe contre la terre. Mais il n'y a pas d'oreilles pour les entendre, ni d'yeux pour regarder leurs efforts.
Personne ici. Au bout du stylo à plume la fourmi est seule et remonte le corps. Elle passe très vite sur l'acier, hésite sur le cylindre, d'un côté, de l'autre. Elle fait demi-tour, s'arrête, se remet à marcher et se perd dans la serviette de bain qui est là, étalée. Il n'y a personne pour voir que rien ne se passe en apparence. La pointe de métal brille, avec à l'extrémité son renflement, son bourrelet que la fente traverse jusqu'au corps. La fêlure s'éloigne sur la plume, très fine, régulière. Les petits points sombres sont rangés trois par trois, en ligne, il y a deux autres séries de deux petits cercles de chaque côté des alignements. C'est peut-être des trous. Et parfois on n'a qu'une envie : ne pas voir les trous. Même les tout petits trous. On peut se perdre facilement là, on arrive à penser beaucoup trop dans ces machines rapides et inconnues. Et peut-être qu'on est déjà le gouffre, alors on ne prend plus garde aux petites chutes que l'on pourrait faire.
        Il y a la pointe de métal. Et pas d'yeux. Ainsi on ne peut pas voir. C'est sûrement à cause de tout ce noir qui est là qu'il n'y a pas d'yeux. Tout est devenu très noir, sauf la plume peut-être, qui brille autour des points et de la fêlure. Mais le reste, la fourmi, le corps du stylo, le rectangle de tissu éponge, tout cela est devenu noir. La fourmi a disparu, l'encre s'est évaporée, la serviette a cessé d'exister.
        Il n'y a personne. Juste la forme géométrique de couleur sombre. Peut-être que cette forme est remplie de fourmis, et d'encre que les petits animaux transportent entre les lignes du tapis sombre et régulier. Peut-être que c'est ça qu'elle transporte et qui fait beaucoup de bruit. Mais il n'y a pas de bruit. Les fourmis n'ont aucun mouvement. Rien ne bouge. Ce doit être trop lourd évidemment cette nappe d'encre. Ce qu'il y a aussi, c'est le vide tout autour. En réalité on ne peut pas savoir s'il y a un mouvement.
        Pour se rendre compte, il faudrait installer des choses autour, ou qu'il y en ait eu, et que tout à coup quelqu'un plonge dans le parallélépipède d'eau. Il faudrait qu'un corps défasse l'homogénéité de la strate transparente. Il faudrait pénétrer la masse. Un plongeon, voilà ce qui dessinerait les lignes ensoleillées des vagues au fond du creux. Cela ferait comme les écailles des tortues avec leurs lignes qui se font, se défont, leurs courbes qui fuient dans l'immobilité. Parce que le soleil, seul, comme ça, avec le rectangle de fourmis, ça ne donne rien du tout. Il faudrait que l'eau se déplace, vous voyez, et alors , avec la lumière du soleil, avec les courbes vertes, les surfaces pourraient se confondre. On ne pourrait plus dire profond, haut, ombre, épaisseur. On ne pourrait plus prononcer un seul mot. Tout serait, ici. Les surfaces se superposeraient et la lumière passerait à travers.
        Mais pour ça, il faudrait que quelqu'un plonge dans la piscine qui serait là, près de l'encre qui ne cesse pas de transporter les fourmis. Bien entendu, tout à l'heure, avant que le mouvement du capuchon ne laisse apparaître l'espèce de triangle brillant, bien convexe, avant ça, tout était déjà très noir. Et puis l'eau s'était mise à onduler. Les fils à la surface du ciel avaient commencé à vibrer, à tracer les lignes brisées entre les branches des sapins qui tournaient doucement sans rien brouiller de l'eau. Il y avait eu le point d'ombre, immobile, et les cercles serrés d'ombre et de lumière qui s'élargissaient en s'éloignant.
        Alors elle était arrivée. La femme qui était encore une fillette s'était approchée de la serviette. Elle était venue avant que le tissu ne soit infesté d'encre, imbibé de fourmis qui n'arrêtent pas de faire le bruit de l'eau avec leur long fleuve qui s'écoule sans cesse. Lentement, la fillette s'était accroupie. La femme s'était allongée, et il n'y avait personne encore, oui, essayez de vous souvenir, l'onyx, les yeux, le soleil. Peut-être que le lent tourbillon qui dure était là déjà. Ce qui est étrange, c'est que sans même que le feuillage ne frémisse, qu'une porte couine, sans miaulement, sans aucune tension ni aucun autre bruit de ce genre, la femme s'était évanouie sur le rectangle de tissu. L'apparence s'était évaporée, enfoncée ; l'illusion avait noirci dans la serviette.
Pourtant, lorsque la femme — pas tout à fait — s'était approchée, on avait bien vu la peau blanche de son corps. On se demandait comment elle avait réussi à disparaître avec une telle peau. On avait voulu la peindre pendant son approche, on avait désiré faire naître, commencer dans un autre monde. Et il y avait eu l'effacement, le massacre. Plus rien n'a semblé pouvoir approcher sa peau. Elle avait perdu en s'allongeant toute sa surface sensible. En s'étendant, la peau était devenue lisse, il n'y avait plus de pores, toute la trame s'était bouchée. Peut-être que les fourmis avaient déjà commencé à immobiliser le noir. On ne pouvait plus tracer les lignes, de pores en pores, comme on fait pour les jeux où il faut joindre les chiffres et écrire la forme. C'était comme écrire à la surface de l'eau, même en appuyant très fort rien ne pouvait marquer, se perdre, s'effacer. A part soi.
        Ce qu'on aurait voulu faire, par exemple, c'était dessiner sur la peau le plan de la ville qu'on aurait expérimentée au fur et à mesure du tracé, sans calculer à partir des pores où on allait exactement. Puis, on se serait mis à marcher, lentement, dans les rues inconnues. Elles auraient commencé à vibrer alors, à faire comme la houle de la mer. C'était difficile de faire ça dans une ville, mais avec sa peau, la femme qui était encore une petite fille donnait beaucoup de force, beaucoup de silence. Cela, lorsqu'elle s'était approchée.

         Alors, la ville est restée secrète. Et ce n'est pas très grave, parce qu'il n'y a personne. Personne qui ait pu voir la carapace qui représentait la ville, au lieu de la faire naître, au lieu de tenter de la connaître, et qu'elle vive. Enveloppe close, paysage bouché, le monde est resté secret dans le corps, la ville ne s'est pas dessinée.
Et puis, pendant qu'il n'y a personne, il est invisible, il est très blanc, il continue d'appuyer, celui qu'ici on nomme le soleil
 
 
 

i ; je me souviens des moments où le sourire de Louise disparaissait. Cet été là on a passé tous les deux quelques nuits à parler jusqu'au matin. Tout le monde se dispersait dans la maison, pénétrait dans sa chambre, fermait la porte. Louise et moi restions immobiles, muets. Il y avait les dernières notes de musique sur la platine, les ultimes gouttes d'eau dans le réservoir d'une chasse d'eau, un robinet s'arrêtait de couler, il y avait le bruit de la lumière électrique qui claque.
        Dans le silence, on commençait à parler du monde. Louise y arrive bien, de mon côté je suis moins loquace. Puis, au fur et à mesure, sous mon impulsion, on le réduisait. On arrivait à la famille. J'étais plus bavard sur ce plan, et ma sœur volubile. Toujours elle a des photos de la famille à me montrer, il n'y a que de cette façon que je revois mes parents, retrouve mes grands-parents disparus. Facilement, elle me fait le plan de tout le réseau familial, les connexions, les devenirs d'une tante, l'extravagance d'une autre, comment cet oncle est parti en Afrique, son retour au village.
        De mon côté, pour réduire encore le monde, je tentais de l'amener à parler plus particulièrement des liens entre deux membres, ou de sortir de notre famille pour un autre clan. Puis on parvenait aux relations d'un couple avec le monde, d'un duo-duel, d'une relation à deux. Là, je devenais presque bavard, et la voix de Louise peu à peu s'éteignait.
        C'est lorsqu'on en arrivait à parler de notre relation que j'excellais en paroles. Ce n'est pas toujours ainsi, tu le sais, mais durant cette période je parvenais à représenter ce que je ressentais et ce qui existait dans notre voisinage. Non pas que j'étais en représentation, mais tout ce qui explosait en moi accédait à quelque chose de simple, enfin, à peu près, vu les mélos qui se jouent sans cesse en moi...
        A ce moment Louise devenait muette, son sourire s'évanouissait, ses yeux noircissaient encore. Ses yeux se faisaient plus profond ; ce que sa bouche perdait allait intensifier son regard. Elle ne perd rien ma sœur. Lorsque son sourire, si vénusien, invitant de manière irrésistible la proximité, disparaissait c'était pour aller intensifier la profondeur de son regard, multiplier la distance. C'était d'ailleurs plus pour se protéger de la complication que des sentiments.
        A cette époque, chacun de nous avait reçu beaucoup de lettres de l'autre où le désir était là. De mon côté même, elle connaissait clairement ce que j'éprouvais pour elle. Du sien, derrière ses lettres, ses longs coups de fil, on sentait qu'elle retenait quelque chose de puissant. Depuis la fin de l'été précédent, où je lui avais écrit cette lettre si différente de chez Eric, sur la table que j'aime bien, on ne s'était revu qu'une fois. Ma passion avait commencé d'exploser, et Louise, au centre, doucement m'avait laissé pénétrer ses limites. On se retrouvait maintenant à Aix. Il y avait la nuit, le silence, elle dans ses murs, et moi lui montrant comment je disjoignais les briques, grattais le ciment.
        Tentatives. Tu sais comment je m'y prenais pour lui faire connaître la force qui passait en moi ? Je posais mon cœur sur la table basse. Tu vois le tableau ? Puis, avec ma baguette, j'indiquais ce qui se produisait ici, ce qui pulsait là. J'expliquais les élans et les blocages de la circulation. Je parlais de l'irrégularité du rythme, de la révision des soupapes, de mon petit ventre sensible, de mon petit ventre dur. J'étais si loin de la simplicité qu'elle aime tant. Comment pouvait-elle garder son sourire quand, évoquant ma politique d'urbanisme, les veines de l'organe se transformaient en tentacules ? Pourtant, à cette époque, jamais elle ne m'a parlé d'inceste. Peut-être fallait-il que nos corps se rencontrent pour qu'elle y arrive. Ce qu'on éprouvait l'un pour l'autre avait pourtant déjà dépassé ce que la raison entend dans l'amour entre un frère et une sœur.
        Même sans sourire, sa bouche me reste belle, mais je m'en voulais de le voir disparaître. J'avais besoin de lui parler de ce que je ressentais et voyais. Les lettres, les livres, ne veulent rien dire. Ce n'est pas suffisant pour vivre. On était là, tous les deux, dans la vie, à cet instant. Impossible que je la laisse dans ses fortifications où je sentais que poussaient les extrémités. Parfois, le matin, on croisait ceux qui se levaient. Nos chambres se coupaient des couloirs ; ailleurs, des portes, des draps s'ouvraient.
 Durant ces deux semaines, nos liens se sont encore serrés. Pas par la peau. Simplement à travers ces multiples conversations, où on devenait adultes, plus jeunes, frère et sœur, ou voisins. On pouvait se retrouver à 12 ans, comme cette nuit où je lui ai donné un truc que j'avais fait pour elle. J'aime bien fabriquer des choses et les donner à quelqu'un. Louise a ouvert la boîte, vu ce qu'il y avait et s'est approchée de moi. Jamais plus qu'à cet instant de ma vie je n'ai senti autant d'amour qui passait ; peut-être était-ce autre chose que l'amour ; il n'y avait pas de nœuds qui se serraient, rien à détordre, de compliqué. A cet instant j'ai dû voir, savoir ce que j'avais en moi. Et je te l'ai dit, on était devenu tout petit, il n'y avait pas ma passion qui traînait là, ni de désir d'homme. Divin ? Merveilleux ? Je ne sais pas dire ces choses-là. C'est le désert le plus intense que j'ai traversé sans souffrir. Quelques secondes de la propagation d'un dieu. Dans une salle de bain, au lever d'un jour.
        Tout ça je l'ai senti, dans son geste lorsqu'elle s'est déplacée vers moi. Louise n'a rien montré en apparence. Elle m'a embrassé sur la joue. Douze ans je te dit. Je crois qu'elle a dit quelque chose. Douze ans ; le commencement de nos règles.
 
 

         1 - On a d'abord essayé de faire faire le dessin par des femmes.
Des vraies, vous voyez ? Travailler sur les périodes, les devenirs des rythmes, en réunissant quelques coquettes dans un même lieu.

         Mais, 2 - il y avait une drôle d'opposition, et puis un carré, tout cela très rouge. On risquait de tourner en rond, jusqu'à devenir fou. Ainsi, on avait choisi des objets qui les touchaient de près, bien moins harmoniques en apparence que les habiles coquettes. On a demandé aux différentes coquettes, les plus abondantes, de faire attention à la ficelle ; sans elle l'objet ne pourrait servir notre expérience, et de choisir des produits différents estimant que leur mesure changerait selon les marques.
         Puis, 4 - avec l'aide d'un spécialiste plutôt loin, on a accroché à un plateau, lui-même suspendu, les multiples tampons pleins d'œufs frais brisés, et imprimé une légère poussée. Le flou, les positions en cascade, devenait impeccable, multiple de deux, parfait dessin.
 
 
 

oilà où elles m'ont amené les règles, où j'en suis avec les périodes. A l'instant. Les transitions sont violentes, tout ne coule pas régulièrement ; pourtant je suis en pleine coïncidence. Je reviens du milieu de la ville, l'étang s'écoule au centre de ses bordures. Je remonte la grande rue comme un banc de poissons. Je me détache, longe les arbres, je ne peux empêcher mon esprit de penser, le goudron a une fenêtre ronde, la terre dure l'emplit, les racines poussent et soulèvent l'asphalte, la glycine taillée tire avec ses grands bras pleins de force, avec son corps, sur les grilles métalliques, écartèle et tord les barreaux de fer. Il y a des hommes, vêtus de vêtements oranges, leurs taille-haies, leurs cisailles, coupent les branches qui dépassent du trottoir, les plombiers coupent la fuite, les conducteurs circulent facilement dans le courant de voitures. Il faut que j'aille loin dans mes réserves pour trouver l'électricité — je deviens un poisson électrique, les branches courtes ne frottent pas mes écailles brillantes pour me recharger. Un passage se fraye entre les arbres et la longue clôture, l'espace est étroit, c'est le bord du courant. Entre la ligne d'arbres et la bordure de ciment mon électricité veut allumer des ampoules de couleurs, comme le soir où j'ai rencontré Milena à Fontenay-sur-Saône. J'ai la bouche en avant et la bouche en arrière le long de ces lignes dures, ma peau de visage frotte et crisse contre les toiles d'araignées tendues, du tronc jusqu'au ciment de la barrière, la peau se froisse, je n'ai pas d'attaches et les étincelles brûlent les points de soie. Un fil m'étrangle, je m'extrais de l'étroit couloir, me trouve dans le fort courant où, de ce côté, le corps des arbres est humide ; je touche l'écorce qui se décompose, elle est noire et le courant l'emmène. Je palpe la face humide des arbres, à l'extrémité de mes doigts les écailles dures raclent, une étincelle dit que c'est maintenant que je le fais, la détrempe d'écorce noire glisse sous mes ongles, je l'emporte ; cette peau ira à la mer par un autre chemin.
        Maintenant je suis à nouveau dans le couloir, les toiles d'araignées jouent avec la lumière des lampadaires et mon déplacement, le corps des arbres est sec, froid et pâle sur ce flanc, d'une dureté identique à celle du ciment de la clôture, au cercle de terre dure qui retient les arbres en ville et aux dents crissantes des pièges de soie. Les mouches pensent que le piège des araignées sont comme elles ; noirs et gras ; les fils ne cassent pas, ils ont la souplesse des corps gras, les insectes s'y enfoncent exactement, lorsqu'ils étouffent le sable mouvant devient noir et gras dans une dernière étincelle. J'ai préféré le poisson électrique, Jonas jusqu'à l'ultime flammèche ; j'ai vu sa bouche me happer, la braise électrique et la cendre, sans réincarnation. J'irai pondre dans des pores plus larges, j'aurai les yeux handicapés et la bouche moins longue. Mon corps sera en conjonction avec l'eau ; j'aurai la bouche devant et derrière dans les frayères, la longue caresse de l'eau me lâchera comme la pointe métallique d'une flèche poursuivie par le soleil. Je bondirai, ouvert et fermé, bouche et fentes branchiales, avec l'air d'une fissure dans l'air. Un jour, un oiseau lâchera le ver luisant dans le monde qui s'écoule, et je nagerai vers la déflagration, vite, comme un trait de lumière, avant que le trou ne s'éteigne.
        C'est ce que pensent les mouches en s'accrochant à mes branchies. Je vois ta bouche George, écrire dans l'air, je vois tes mots qui bourdonnent : les mouches ne pensent pas. Mais les mouches ne sont pas tout à fait des mouches, les hommes presque des poissons, je ne suis pas tout à fait moi. Je me lève le matin. La mer monte, la mer descend. La file de voitures roule, l'homme vibre au bord du trottoir. Il traverse, les vibrations s'élancent. Le flux se désintègre sur le bord du trottoir. Un homme longe alors l'immeuble abrupt, un homme fuit dans l'autre rue. L'homme qui longe disparaît sous un porche, d'où trois autres jaillissent, se séparent, un traverse, un autre passe une porte, l'autre s'est coulé dans le mouvement d'ensemble. Combien sommes-nous dans ce bus ? Elle lit, ils parlent, il baille le visage tourné vers la vitre, est-ce moi dans son ombre vide d'apparences ? Il se cale sur le siège, il composte en tenant son chapeau, elle fouille dans le sac qui est décrit dans un autre livre, il mâche, il appuie, une lumière se met à briller, le visage maquillé luit, le bus s'arrête, une femme monte, une femme descend. A l'extérieur, la tête d'un homme émerge au coin du long véhicule, son corps, ma main tient un petit garçon par sa main, qui saute de rectangles blancs en rectangles blancs pour se préserver des mâchoires des crocodiles. Je laisse les immeubles, et la plate-forme en leur centre, je fuis le canyon intense, un homme passe dans le tunnel sous la voie rapide, je m'engouffre. Le chemin de terre est sans ornières, c'est la campagne sans tracteur ici, le chemin longe le bruit et s'enfonce. Il se dissimule, des arbres me cachent encore ce qui va apparaître.
        C'est un champ de brume ; il a expérimenté l'aurore et s'aventure maintenant, se dissout dans la lumière ; ce sont des champs, encore légers — des chutes de brume —, leur couleur a poussé sous le linge humide. J'avance et le rideau d'arbres fermé chuchote les moteurs. Tourné vers le murmure, je pense que j'aurais pu emmener un miroir, le fixer au rideau qui s'élève devant le bruit, découvrir mon identité, m'appeler par mon prénom. J'entend le bruit sous mes pas maintenant, j'avoisine et tout le champ vient me caresser, puis les épis de l'autre, du côté du cœur, fouettent mes hanches. Ils gardent leur distance, demeurent dans les limites du champ sans clôture. ça y est ! Je le vois. Il m'a senti. Je ne suis pas seul. Il est près de la cabane, la cabane en bois est la sienne. Sa tête est dressée, imposante, massive, son cou pèle par plaques, son corps, ses cuisses sont rabotées par endroits. Il est droit sur ses quatre pattes. Nous nous approchons de la clôture hérissée de pointes. Mais elle est basse, nous nous touchons, ma main touche sa tête de rhinocéros. Ses dents claquent, ses lèvres couvrent mes doigts, il lèche la paume que je tend. De l'autre main je désire caresser son encolure, mais il recule — je ne suis pas seul — entier, et sa tête est plus dure. Autour de la cabane, une large corolle d'herbe s'étend, rase, sèche, trouée, souris, comme sa robe, sa peau d'âne. Ensemble, nous expérimentons consciemment la nudité. L'été, l'aventure n'est-elle pas raisonnable !? Plus loin, lorsque je me retourne, l'âne a gardé la posture près de la barrière. Je marche vers le rideau d'arbres, il murmure encore, je frappe du devant, mes semelles grattent continuellement le sol, le bruit que je fais va bientôt se perdre. Il va être immense, les feuillages me le soufflent, je ne suis pas séparé.
         J'entre, écris des mots, tu lis les aspects qu'ils forment. Tu montes l'escalier de la phrase, prends le rythme, l'escalier a une cadence. Tu montes, poses le pied ; un temps. Tu vois l'aspect entre un mot et un autre qui ne le touche pas — butes sur les tirets. Les mots que je mets au coin sont angulaires, leurs lignes ont des vitesses. Tu franchis des degrés, les signes se succèdent, les virgules bloquent et relancent. Tu te trouves à l'étale d'un palier. Joins un seuil. Les mots courts transitent rapidement, la Lune traîne leur bouche écumeuse, qui s'éparpille, tu lis couché, plein des longues traces blanches qui s'étirent. La page descend, basse à la ligne 55, puis apaisé, puis tu remontes. J'écris ces mots :
 

moulin, au moulin
de la chair, au masque, de la chair
de la chair en apartés
de cercles en apartés
passionem pas
qui veut la flaque
de la chair au masque
d'une vague au trou
d'un mur au trou
vaginale écume
rebondie qui secoue
et puis qui signe
qui veut la flaque
de la chair en apartés
d'un cercle pathogène au chaos d'un évier
pistolet à hydrogène
visage à hydrogène
naseaux à hydrogène trous dans l'écume
et lisse à la membrane
qui de la superficie glisse
étendue d'un pore
micro, s'il vous plaît
Lights
         ou cet objet, non identifié, que m'a inspiré l'atmosphère de « Colloque Sentimental » de Paul Verlaine, où le plus grand bien de l'identité... s'évente. Où le soleil se dualise, doute et se fractionne. Les déflagrations, multiples de deux, s'y propagent ;
 
 

        comment dire quoi dire une étoile qui s’entrebâille d'un imperceptible bâillement.
        Solitaire et glacé. Entité primordiale.
        Chaos dans le vieux parc.
        Epuisé, de tous les contrats qui courent sur le visage. Les signes au bât de la parole.

        Entasse du centre, comment dire quoi. Dire. Le rabattage obsessionnel des noms propres, dire/chaos comment renverser Désordre, ne pas répandre en poids amorphe une masse ancienne ;
pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne

        Comment passer des ponts comme passer les ponts où l'on danse et, pas de rampe et le sang chaud, dire quoi ne pas/dire, se faire lympher par une série de cow-boys le temps remâché d'une usine à panses
langue bien pendue.
Danse pied tendre, et
en rythme !
 
 
 

'aime bien aller voir l'âne. Il n'a pas de nom. Je me sens uni lorsque je suis avec lui. Je me retrouve, là, je me rejoins, mon corps s'applique au rythme de nos corps ; les poissons électriques, les mouches, les ânes, Louise, les champs, tout s'unit en une vitesse de croisière. C'est le seul confort que je me permette. Ma peau s'apaise mieux que la nuit la préserve. La nuit est une feuille noire. Une feuille de boucher. C'est le sang, tu comprends ; on baigne là-dedans pendant des heures. La peau violemment s'efface, des chocs s'inscrivent, ce qu'on pare se jette, des articulations s'échappent. Avec violence, il y a le vide. Un jour j'ai reçu un choc — un moment où j'étais bien moi : le moment qui jouxte l'œuf (le corps est l'intégration de tout ça : du moment, du voisinage, du déplacement des limites, des vibrations, de la perméabilité de l'œuf). Aujourd'hui, l'ébranlement continue ; la naissance est une propagation de raison deux. Je ne suis pas seul. Quand je serai grand je serai eczéma ; je ne serai pas seul, et un, je me déplacerai. J'entendrai parler beaucoup de langues, mon existence et ma forme seront précisément volubiles. Je m'étendrai sur le corps de la terre, où les hommes seront nus — comme à l'instant, mais on voit mieux ça quand on est eczéma. Un jour, quand je serai eczéma, je serai harmonie.

         Il y a l'âne. C'est l'été. Je cueille des fleurs que je fais sécher. Je fais des choses avec, je les envoie à Louise. J'écris des mots, fais des dessins. Je suis revenu d'Aix-en-Provence, tout s'est accéléré. Louise ressent ça aussi ; je le lis dans ses lettres. Nous ne sommes pas au même rythme tous les deux, mais quelque chose nous porte, transporte. Il n'y a pas que nous deux.
Quelque chose arrive. Nous sommes là.
        Tout se complique entre et autour, Louise en souffre. Sa maison est balayé par un souffle discontinu, les fenêtres et les battants claquent. Son sommeil se désorganise. Le mien aussi, mais j'ai l'habitude. On fait notre roman-photo, notre mélo. Un jour je prends le train ; je vais voir. Je me cache près de chez elle, dans une maison à la campagne qu'on me prête, et c'est comme dans un placard ; je suis parmi ses robes, ses chaussures, son parfum. Dans le noir tant qu'elle n'apparaît pas — les eczémas se cachent sous les vêtements.
        Après mon passage là-bas, tout va plus vite encore. Le désir a dépassé la surface, Louise et moi glissons à une autre vitesse. Nos langues rencontrent des nouveaux palais, nous pressons des morceaux jamais effleurés, qui jamais ne nous avaient inspirés. Mais je sens bien que Louise se débat ; elle pense à nos parents, à nous, ici, tentant de parler une seule langue, à son compagnon, sa vie, son vécu. Quand je la serre contre moi j'entend que résonnent les fenêtres et les portes. Elle me dit qu'elle prendra le train, qu'elle viendra me rencontrer à son tour, qu'elle ira au delà de cette distance. Sans mentir. La jeune fille est sur le quai, le jeune homme est dans le train, qui s'en va.
 
 
 

es filles ont de drôles de trains dans la tête, et la compagnie de tels trains crée de drôles de réseaux... Les gares que les filles trouvent étranges, au commencement, sont jointes par des aiguillages de même nature, et il semble qu'à l'arrivée — on dirait qu'à leur passage —, la gare qui paraissait bizarre le devienne plus encore, par la relation. Ce doit être à cause des drôles de trains que les filles ont dans la tête, les drôles de marchepieds invisibles, dans la fumée froide, au commencement où elles apparaissent.

        Il y a les filles qui montent dans les tout petits trains pour les grands voyages (comme la sainte Vierge : un trou imperceptible et le plus grand dessein !) Déjà, c'est étrange, on peut penser que cela suffit, pourtant, après ce choix, elles adoptent un singulier déplacement ; en se dirigeant à l'opposé de la gare dont elles aimeraient faire exploser le quai de leur apparence.
Et on dit — ne dit-on pas ? — que les garçons sont compliqués. Les filles semblent le devenir dans leurs voyages. Ce qui est compliqué n'est pas le déplacement mais de choisir les vitesses à l'intention de les déplacer. Est-on une espèce d'escargot — en voie de consolidation —, lorsqu'on tente de faire émerger un système compliqué ? Un sexe nous occupe ; un escalier en colimaçon monte vers l'autre, qui ne nous quitte pas.

        Voyez ; il y a les filles qui voyagent en voiture. Par exemple, prenez deux jeunes Saturniennes, deux demoiselles bien Saturnées (on pourrait dire : illuminées par Saturne tant elle éclaire leur nature, disons pourtant : rembrunies par la planète...).
        Les jeunes personnes sont assises dans la voiture qui roule. On se dit alors qu'il n'y a pas de trains, mais il serait discourtois envers l'esprit de ces demoiselles de ne penser qu'à cette idée simple. On ne manquerait pas moins de continuer à l'être en oubliant les secrets qui voyagent dans le train de leur tête.
Je vous l'ai dit : elles sont assises, dans la voiture, l'une aux côtés de l'autre. Le paysage se déplace rapidement dans les vitres de leurs yeux. Je dis les vitres ; les fenêtres on peut les ouvrir facilement et briser le secret — il se dit qu'on le brise. Avec les vitres il n'y a pas la question d'ouvrir et de fermer, on peut juste toucher et frotter la buée et laisser vivre (n'essayez pas d'analyser toutefois ; qui sait si les vitres — leur corps — ne sont pas plutôt au bord de mes yeux ? Et n'est-ce pas plus logique que la buée soit à l'intérieur ? Et puis, il y a tant de points de vue possibles derrière les vitres, les filles, mes lunettes...).
Il y a deux séries de deux rails et chacune des jeunes personnes longe le train de l'autre. Elles parlent beaucoup et ça n'a d'effet que de renouveler la buée. Et chaque train roule sur ses rails.
Comme les jeunes filles parlent, que le train roule encore sur leur langue, il y a des aiguillages, les trains roulent à la même vitesse soudain, s'éloignent, se jettent trois voies plus loin, s'approchent à se frôler, c'est à cause des mots qui sortent de la bouche, ils se frottent entre eux, ils donnent des pistes, mais les deux trains roulent, en cadence, chacun sur sa, voie secrète.
Vous êtes étranges, souvent, gens de la terre, vous protégez un secret, un seul, alors qu'il se relie à tant d'autres points de secrets, qui voyagent à d'autres vitesses, sur d'autres ponts, dans d'autres territoires, se déplacent sans cesse à travers.
Toutes les lignes que tracent les secrets, lignes dont aucune n'est un affluent mais chacune le centre du secret qu'elle déplace, toutes ces lignes de sorcières illuminent le ciel des répondeurs téléphoniques.
 
 
 

'attendais Louise. Qui n'aime pas qu'on l'attende. Pourtant elle est sans cesse en retard, alors même si on ne l'attend pas elle, on compte sur son arrivée. Qu'une porte s'ouvre, encore. Pour remédier à ça ma sœur ne donne jamais l'heure de son arrivée. Mais il n'est pas rare qu'elle ait un jour ou deux de retard...
        Elle venait ici, à Rennes, après une pause chez Céline à Paris. Louise avait été retardée d'une journée. Je ne tenais plus en place ; c'était après mon passage en secret dans la maison de campagne transformée en placard par notre relation incestueuse et adultère. Avec Céline elle montait d'Aix-en-Provence en voiture. Toute la journée j'ai roulé en leur compagnie. J'écrivais, allais marcher, écrivais, allais boire à la Bernique Hurlante, nager à la piscine. On en fait des choses sur les banquettes arrières !
J'ai fini par laisser le long message qui précède sur le répondeur téléphonique chez Céline. Histoire d'être là. Ici et là, en un bond, par une ligne de téléphone. Le désir passe bien dans cette machine, sans cesse. Céline et Louise ont pensé que j'étais pervers avec cette idée ; le texte, et le laisser comme message. Je ne crois pas être plus fréquemment pervers que le téléphone, ou les secrets.
Louise est venue. Elle a amené son corps cette fois. Mais c'était plus pour mon plaisir que pour le sien. Pour notre désir, et pour mon plaisir. Avec elle étaient toutes les pensées qui bloquent la passion, ou qui aident à s'en protéger — selon l'angle. C'était dur ; elle a supporté cette discontinuité entre son corps en acte, ses pensées, et son image durant deux jours. Elle s'est évaporée ensuite. Elle est montée dans le train qui a roulé très vite. Elle a fui rapidement, grimpant dans le dernier wagon et courant jusqu'en tête de train pendant tout le voyage.
         J'ai passé les jours suivants à lire de drôles de lignes. J'allais sur le pont de chemin de fer rue de l'Alma ; je voyais les rails, les fils électriques. Des jours à lire ces lignes, à vouloir poursuivre notre roman de gare. On avait décidé de ne plus avoir aucun contact pendant un moment, et je cherchais dans les aiguillages la possibilité d'un contraire. Tout mon désir passait dans le cercle de lumière magenta qui brillait entre les rails. Impossible d'écrire, de faire quoi ce soit, de penser sans décomposer encore la dislocation. Marcher, marcher, c'est tout ce que j'avais ; cette force.
        Il restait notre amour de frère et sœur. J'ai ce sentiment envers tout le monde, en moi, comme un de mes organes, comme mes jambes s'appuient sur le sol lorsque je décide de me lever le matin. C'est une de mes vitesses. Mais rien à voir avec le désir qui ne me quittait pas, rien, avec la passion qui me traversait. Rien des œufs, rien des nœuds, pas de déserts, juste une ligne droite et équilibrée, vue de face, la ligne officielle de l'amour fraternel.

uvrir les fenêtres, ça ne suffit pas. Ecrire ne suffit pas. Faire de l'escrime ne suffit pas. Une fourmi avec un chapeau, ça n'existe pas, ça n'existe pas... Sortir, marcher, marcher, ne pas exploser dans l'immeuble où j'habite ; il y aurait trop de victimes ; je ne suis pas seul. Chercher, sentir, sentir, chercher, comme dans un cercle. Sans cesse avoir tort, se perdre, s'égarer. Composer avec le faussaire qui est soi aussi. Se tromper ; être dans l'erreur. Sortir du cercle. Libre. Chercher de quoi on a envie. Chercher son désir — mais voir se déformer toute chose — ; le désir serait donc là, ici, maintenant. Vouloir se retrouver seul. Avoir en soi quelque chose qui fait peur. Vouloir donner, et quelque chose bloque qui ne veut pas aussi donner. Rencontrer quelqu'un et donner tout le ciel que l'on a pour composer dans le monde. Dire j'aime, donner tout ce qui coule ; refuser de montrer le barrage, la retenue d'eau qui glisse et tourbillonne en soi. Devenir une éponge, absorber son propre suintement. Quelque chose d'autre est prêt ; transpire. Jamais sec ; un œuf qui sue. Je suis plein de ce qui me transperce. Tout tourne à l'intérieur, mes pores sont ouverts. Les trous dans ma peau se dilatent. Deux bouches sortent de ma bouche. Mes lèvres s'ouvrent sur des lèvres. Ma langue coïncide avec ma langue. Un anus sort de mon anus — j'écris UN, pour le rythme ; mais combien sont-ils ? J'ai des valves, des citernes, des canaux. Ils ont des noms. La surface de mon corps est couverte de sphincters. Mon corps entier pond, les œufs roulent, je veux qu'ils se conservent. C'est un désert, quelqu'un va prendre les œufs, il n'y a personne ; ils ne sortent pas. Les œufs sont bloqués derrière les doubles paires de muscles qui coupent si je m'ouvre. Il y a une possibilité de coupe. Qui va ouvrir mes trous ?
 
 

 
 

e désir n'a pas de taille unique. La passion n'a pas de mesure. Pourtant, pour moi, pendant deux ans, la passion mesurait du 85 b, avait des yeux onyx, une bouche passionnée par la vie, un sourire de douze ans et un bassin robuste, infatigable, stable, de trente ; de longues jambes pudiques, des membres de danseuse du sud, une nuque aspirant aux décolletés, un ventre oriental, centré, étale, et des mains dont j'aime le squelette, des doigts dont je chéris le piano. J'en pinçais pour ses cordes. Les raccourcis, du simple au multiple, sont dissonants. Encore dans l'erreur. Drôle de musique, drôle de musicien. Pas vraiment parfait.
         Vois pourtant où la passion mène. Comme quelques mots, une expression peut la froisser — me froisser. Mais le froissement et la coïncidence — je n'écris pas au hasard ; je t'écris ; j'écris coïncidence — sont parfois beaux, irrésistibles.
        Un jour, au téléphone, nous parlions avec Louise de la Bretagne. De la côte, de la mer, de Rennes — des limites de la terre, de l'eau, de la ville. D'Aix-en-Provence, elle trouvait qu'ici était « un trou paumé ». La pensée de s'y perdre la rebutait — n'était-ce pas moi, avec ma passion, le trou paumé ? Mais ce n'est pas à moi que j'ai pensé à ce moment ; Louise était chahutée à cette époque, tiraillée entre son vécu organisé et ce qui se passait entre nous. Un peu perdue. Ma bouche manque de spontanéité mais pas mon esprit ; tout de suite cette phrase m'est apparue : les trous paumés ont une forme ! Louise !
J'ai vu cette phrase écrite, avec le point d'exclamation — le premier — pour cacher les deux points, ou le point virgule ; dissimulant ainsi la clarté, évitant ainsi, pour un temps, les géraniums sur le crâne. Aussi pour faire sentir, douter, sans exposer. Maintenant, il n'y a plus de doute ; le pot de fleur est déjà en chute.
        Vrai, la légèreté de cette syntaxe, adressée à ma jeune sœur, rend ma passion un peu lourde, d'un goût douteux. Et je m'étonne de ma réaction. Comment la passion a pu amener une telle image ? Mais toute réaction, suivant une action, n'était-elle pas douteuse ?
Et puis, c'est aussi cette légèreté qui m'a décidé à exprimer cette idée, car Louise, tout au long de notre plutonienne relation, n'a pas cessé d'insister sur cette opinion de prendre la vie avec légèreté, elle n'a même pensé qu'à cela, et pas une de ses lettres ne manquait de ce mot, de cette pensée, au point que je me suis demandé si ce n'était pas plutôt une obsession, c'est à dire le contraire de la légèreté !
         On tourne, retourne, on fait de la logique de faussaire. On écrit, vit parfois hors du cercle. On en fait d'autres sûrement. En multipliant les lignes ainsi — les systèmes plutôt —, des sens nous échappent. On pose une bombe, ou, humble, un pétard, et après, qu'on assiste ou pas à la déflagration, nous ne suivons qu'un souffle.
        Les lignes qui se jettent, les déflagrations, nous encerclent. Les rues, les voitures, les hommes et les femmes, les immeubles parcourent, perforent ; à distance, on voit la terre qui fait sa révolution ; elle trace une grande ligne — sur un plan, tout s'efface sans cesse. Les ascenseurs traversent notre corps. Quelle est cette porte ? On entre. Cet appartement, est-ce notre centre ? Cette chambre ? Suis-je enfin moi ici ? Apaisé de la multiplicité, le partenaire retrouvé de chacune de mes campagnes vêtu du costume uni de la peau ? Costume hémisphérique ; tenue poreuse ; non, tu vois, ce n'est pas encore la chambre où je me retrouve. Je ne puis que l'être, à sa poursuite. Le centre n'est pas simple. Mon centre n'est pas un. Dans les parages de mon ventre, il y a au moins une systole, une diastole, et beaucoup de fils électriques fuient, sillonnent la coquille duveteuse et s'élancent au delà du costume poreux.
 

e parviens à la chambre, la moquette est bleu électrique et immobile. Je bats. L'image de Neptune — je sens qu'elle était accrochée au mur plus tôt —, s'étale sur le sol. La grande photo est bleue elle aussi, ainsi que la planète, plus claire. A ce moment je pense qu'elle forme un angle de 90 degrés avec le mur. Plus tard, Neptune est posée, debout, sur le meuble bleu. Elle est soutenue dans cette posture par un gros flacon transparent qu'on utilisait dans les hôpitaux, il y a des marques légèrement creusées dans le verre, ce sont les marques des graduations peintes, en bleu foncé. Les marques sont très fines, et peu nombreuses. Le flacon en verre est empli de roses séchées. Il y en a des roses, des rouges, des blanches, des noires, certaines sont encore attachées à leur queue, d'autres sont prises dans les feuilles, entre les tiges sèches et flottent, telle la fleur bleue qui a un moment glisse jusqu'au fond du flacon et disparaît dans le meuble de même teinte. On voit Neptune, la planète bleue, à travers le flacon. Il y a des ombres qui bougent dans la transparence mais je n'arrive pas à savoir si ces ombres sont celles de la planète, ou si c'est la lumière floue de la chambre qui projette en ombres chinoises les roses et les autres parts végétales du flacon sur l'image. A un moment une des ombres remue, une rose devient brillante et enfle, le sexe d'une femme sort alors du goulot, la rose noircit et est aspirée, avalée par le sexe qui se referme sur elle. Le vagin déborde alors le flacon, il s'écoule le long de la transparence sans changer de taille, sans qu'il n'y ait de pénétration non plus — je me dis qu'il approche. Il devient une jeune femme ; le décor change totalement. La jeune femme se déplace sans mettre en mouvement son corps. Elle est assise sur des valises, à l'arrière d'un wagonnet qui roule sur le quai d'une gare. Le véhicule s'arrête à l'instant même où les portes de l'ascenseur s'ouvrent, automatiquement. Les longs bras de la jeune femme s'allongent encore jusqu'à l'ouverture de l'ascenseur, j'aperçois les mains de la personne — que je connais mais ne reconnais pas —, chaque doigt expose une bague en bouton de rose séché entr'ouvert. Tout à coup une des mains me plaque contre la paroi de l'ascenseur, tandis que l'autre, pleine de bagues en fleurs aussi, appuie sur un bouton. Chaque doigt de la main s'enfonce dans les trous ronds. Lorsqu'elle retire la main, la jeune femme n'a plus de doigts et les commutateurs se sont transformés en roses. Du sang s'écoule vers les étages inférieurs, le cercle indiquant le sous-sol est sombre et je ne parviens pas à voir si c'est la veilleuse qui n'éclaire pas, ou si le liquide carmin a envahi la légère excavation creusée dans la plaque d'aluminium.
         Quel temps pour dérouler cette continuité ? Le présent... On voit du continu, on n'en voit pas. Il note ses rêves ! Le pain de la nuit, fariné ou pas ; on prévoit des nuages — il fait beau ; je rencontre Florence — il lui téléphone ; qui meurt — Hugo naît. J'ai rêvé qu'on se baignait, moi aussi, plus d'une fois, mais je ne dormais pas — ce n'était pas la nuit, il n'y avait pas de lit, mes fils électriques tournaient à plein régime. La Lune est si ronde qu'elle en devient plate. Les plis n'habitent pas uniquement les draps, les fronces ne remuent pas seulement dans le rideau des chambres. Louise avait environ trente ans en 1851 ; Pierre m'a envoyé une photo, j'ai reconnu ses seins, son ventre, ses hanches et ses fesses, sa chevelure avait les mêmes plis ; tout cela avait une chute, une tenue semblable.
         Je dis c'est un poème. Je dis c'est une lettre. Je dis c'est un récit. Je dis, fait énormément de bruit. Je dis, m'expose. Je voudrais sans cesse être en mouvement dans un train, jamais ne rencontrer de gare. Je dis c'est l'été, vous voyez bien que c'est l'été, tu le vois bien, George. J'achète le briquet jaune. Il y a beaucoup de couleur dans le bureau de tabac, mais je vois le jaune dans la petite étagère transparente. Aussi, je porte le maillot jaune que j'ai trouvé. J'aime le jaune, je n'aime pas tellement me vêtir avec les vêtements de cette couleur, mais je suis allé fouiller au fond et c'est de là que j'ai extrait, déraciné le maillot jaune que je veux porter à l'instant. Je ne parviens pas à former des cercles jaunes sur la feuille, à chaque tentative le blanc bondit comme un tigre et repousse le crayon. Ou alors ce sont les signes noirs que je trace qui se mélangent, et les fentes en forme de lettres se remplissent immédiatement, le noir se rebouche lui-même.
        Je dis, moi, je cherche le soleil, je pose un, retiens je, mais la blancheur l'écrase, il n'y a pas de relief, il n'est même pas midi pour se consoler de la mort qui frappe à pic la fontanelle. La chape amorphe et brûlante est plaquée sur le monde qui passe mes pores. Il faudrait qu'on m'enferme — parce que je l'ai insulté par exemple —, ainsi je pourrais le coincer, le soleil, entre deux grilles, comme un trou qu'on irait peindre. Mais il y a la chape épaisse qui n'a pas de peau et qui mange les creux. Il y a juste la strate brumeuse et affamée, et son gonflement dont l'énergie n'a de cesse d'abattre. La blancheur appuie très fort, imprégnée de soleil. Le soleil est ici, il y a le soleil sans doute, il est ici, invisible, il n'y a que lui et on ne peut le voir, comment cela a-t-il bien pu arriver ? Comment une telle présence peut-elle devenir invisible ?
        Ce que je veux, c'est le voir. Mais je ne peux le voir. Je ne peux pas le devenir non plus car il y a la blancheur épaisse qui s'insère partout, s'infiltre, et qui m'en empêche. Et puis, je ne veux pas non plus devenir le soleil, parce qu'il est très malade, et ses racines sont folles, elles n'arrêtent pas de parcourir, de s'étendre, juste sous la surface de la terre, et reprennent encore des forces dans leur force, elles utilisent les obstacles pour constituer de petites réserves et s'élancent encore dans toutes les directions.
J'ai déjà fait le chien qui arrache les racines et les souches, mais pour imiter les racines du soleil, tu vois — vous voyez ? Il faut que tous les corps s'inclinent, que les mains arrachent, sans déchirer arrachent, sans relâche, et il est absolument nécessaire que tous les hommes et les animaux se mettent à arracher, que les femmes, les enfants et les bêtes déracinent avec moi, dans le même instant. En coïncidence. Sans lâcher les méandres brûlantes. Voilà comment on peut trouver le soleil. Mais on ne l'aura pas de toutes façons, on ne le possédera pas. C'est juste pour le voir et imiter sa lumière qui est là comme une machine à appuyer. C'est juste histoire de lui faire une farce en superposant le travail de déracinement des deux hémisphères.
Tu leur diras ; n'oubliez pas : tous au même instant.
        Alors, une fois soulevé l'enchevêtrement de racines, celles qui avoisinent la surface de la terre, alors, peut-être qu'à ce moment-là, le noyau de feu, au centre, sera la terre elle-même. Peut-être que le grumeau jaune et brûlant qu'elle contient s'élargira et ira parcourir la surface de la peau dure. Ce sera comme quand on n'a pas la mer tout près de soi, ni même une flaque d'eau, et qu'on est forcé de faire des ronds dans l'électricité en jetant des hommes dedans.
        Il faut prendre le soleil et le conserver dans les racines que l'on a arrachées et soulevées avec les doigts, les crocs, les dents de poissons, les museaux, les griffes, les becs, et tenir. Tenir le choc. Il faut que le réseau de racines tienne, serré, et surtout ne pas utiliser d'instrument à malaxer, à dissoudre, oui ; si l'on crève ce plan, si l'on brise une seule des ramifications qui font le tour de la terre, alors le soleil va s'étaler et disparaître encore, sans qu'on puisse retenir le souffle étouffant, la blancheur qui se propage, la blancheur dont la force succède à la force.
        Ce qui est dangereux, c'est qu'on n'explosera pas comme ça, ne perdra rien, on sera plaqué au sol en un rien de temps. Briser une seule ramification ce serait inoculer soudain le virus du choc. Et ça, ça ne guérira pas le soleil, dont il faut conserver la forme en maintenant le filet de racines entourant le monde à UN mètre du sol plein de langues de feu très blanches qui se soulèvent juste pour faire le dos rond qui fuit et se creuse.
         Ce qui ne va pas bien avec le soleil, c'est qu'il est sur la table avec le ventre ouvert. Il est ici, dans un milieu de porcelaine blanche et carrée, il n'y a pas de médecin, il est seul et les carrés blancs rognent la béance.
Lorsqu'on n'a pas de nom, comment trouver la bonne maladie ? Lorsqu'on ne fait plus l'effet, comment trouver le bon phénomène, le nom qui soigne ?
        Il y a là, par terre, ou peut-être sur le guéridon à roulettes, mais éloigné de la longue table en aluminium où le soleil est ventre ouvert, il y a là le scalpel à petites cartouches noires avec sa fissure malade, il dessine beaucoup de petits soleils noirs à trompes avec sa tête de mouche obstinée.
        Toutes ces mouches sont ici, elles survolent, nourrissent la plaie. Les insectes consolident la fente, les renflements, creusent dans la peau fissurée en répétant la même forme, à des rythmes différents. Alors, comment le stylo peut-il guérir quelque chose dans ce chaos ? Quelqu'un peut-il me dire où sont cachés ma blouse verte et mon masque.
 Il faudrait tout arrêter, et que la tête devienne lourde et très dure, et pas rectangulaire comme cela, sous la saillie d'un néon. Qu'elle soit immobile, chahutée dans un train, fouettée du vent et des vagues. Il faudrait ne plus avoir peur de la sueur, du plasma, et des mouches qui pompent et pondent avec leurs yeux qui grouillent d'autres mouches. Alors, peut-être, le soleil se mettrait à briller, lentement, de toute sa forme. Et moi, je signerais.

'identité ; encore un problème de choix ; qu'assembler ; comment le faire ? Je me le demande lorsque j'ai envie que tout soit paisible en moi, autour. Comment vivre en nombre, entier. Etre un, n'est-ce pas faire son numéro... Etre un dans sa chambre. Ma chambre n'a pas cette unité lunaire. Il y a l'immeuble, le quartier ; la ville vient dans ma chambre avec ses mouvements, ses déplacements. Je fais des plats indiens dans ma cuisine, de l'irish stew, du couscous, le chat y gratte le sable sans rien y chercher. Les odeurs se mêlent. Dans le salon — on m'a dit le nom de cette pièce lors de l'état des lieux —, des photos sont accrochées au mur qui me fait face ; image de Biarritz que Fred m'a envoyée de Rennes, image des Alpes, image d'un désert que labourent un âne et un chameau attelés au même soc, fixées à la paroi après leur voyage de Lyon et leur passage dans ma boîte aux lettres. A la surface d'un autre mur : des dessins d'enfants, qui habitent à Lyon, à Savigny-le-Temple ; un poème d'une poétesse vivant en Belgique ; des choses que j'ai peintes ; des morceaux de papier, de journaux, qui se superposent, avec des signes, des typographies différents, d'autres pays et époques. Je n'en finirais pas de décrire la fragilité. La baignoire-sabot, l'horrible banquette à franges, les livres, les œufs sous la table, la table.
         Maintenant écoute, je vais vous raconter l'histoire d'il était une fois ceci, un jour cela. Je vais vous narrer l'incroyable aventure — qu'à l'instant le soleil éclaire — de la jeune fille sur la photographie. « Elle arriva du passé simple, comme on claque la porte de la voiture au moteur brûlant... »
        Les œufs continuent de s'ouvrir. Je ne me moque pas des histoires ; tout est là. Et. Pourquoi choisir telle photographie, tel geste, cette date ? Il n'y a que des tentatives ; de choix, d'histoires. Des tentatives de personnages — qui ont tant de manques, selon que l'œil est un mur, repousse ; qu'il est une lame et coupe.
         Les histoires d'amants continuèrent, au sein d'un placard dont nous avait alimenté un ami parisien de Louise. Je la pénétrai peu, ne voulant pas rencontrer, encore, un vide moins beau et moins douloureux que son regard ; moins profond que sa peau. Et puis, je sais qu'elle aime qu'on s'occupe de ses seins ; elle m'a dit cela d'une drôle de manière : en exprimant l'idée qu'il serait bien pour moi de rencontrer une autre fille, puis, après une pause : avec une poitrine qui me plaise. Exprimait-elle mon désir, ou le désir que je porte plus encore d'attention à cette partie de son corps ? Certes, j'aime les seins de Louise, mais l'intensité de mes caresses, de ma langue, mes doigts, mes mains, des froissements dans sa peau, des frottements de nos épidermes, n'avait pourtant pas été particulièrement concentrée à l'entourage de ses tétons. Qui gonflent et s'amusent à se tendre, aujourd'hui, lorsque je lui raconte les mamelles de mes rencontres.
         Pourquoi inventer tous ces fragments d'histoires ? Pourquoi continuer à faire cela — frapper des carrés occupant une surface rectangulaire, tenter de dessiner des angles sur un empilement de feuillets qu'on glisse dans une poche — la sienne ? Pourquoi, alors qu'au bout de chaque ligne on rencontre, seul, seule, la chute. Le bord est déchiré et coupant ; là est la tranche des livres ; si j'aimais moins les arbres je n'écrirais que sur des rectos. Ce serait un peu plus vrai (!). Ce n'est pas vrai, à cause de l'amour que j'ai besoin de donner ; que je cherche à prendre pour me sécuriser. Allons plutôt au Verger, George, faire le tour du village en marchant ; arrêtons-nous encore dans le champ, allongeons-nous — assieds-toi en tailleur — quelques instants, ou des heures, laissons venir le soleil au ras de l'herbe ; voyons la lumière rebondir sur les milliers de fils de soie tendus entre les brins ; voyons-le descendre encore — l'enchevêtrement de fils légers remonter, ruisselant, remonter des trous noirs —, et l'eau blanche — un oiseau plonge — baigner le feuillage des arbres, transpercer la tresse des feuilles serrées ; là est le poème sans signes ; entier, je vois une vache ; entier, je vois deux chevaux ; entier, je vois quatre animaux, de pierre, de terre ; le présent rugir.
 
 
 
 
 
 

aintenant Louise est en Inde, en voyage, Louise est sur l'île de La Réunion ; elle apparaît sur une photographie dans ma chambre ; Louise se trouve en Angleterre. Elle n'a pas tout à fait trente ans, se nomme Amanda et vivait en France — Europe — avec Gina — monde. Je ne sais pas où est passée Gina. Toutes les deux rendaient fous les garçons ici ; avec tous ces « a » dans leur nom et leur beauté. Gina faisait de la photo. Un jour elle a décidé d'arrêter d'en faire ; le jour où elle m'a donné l'image de la planète Neptune. Lorsque je suis arrivé chez Gina, elle était en train d'accrocher une autre photo sur une porte. Neptune était sur la table. Mon corps tournait autour d'elle, je ne parvenais pas à trouver le sens de la planète. J'ai vu la fine légende, et Gina m'a proposé de la découper au cutter. Je préfère te voir tourner autour d'elle, elle a dit, plutôt qu'immobile devant. Prends-la, et elle a fini de fixer l'image de la Terre sur la porte.
        C'est après que Gina m'a fait part de sa décision d'arrêter de faire des photos. Plusieurs fois elle avait tenté de recommencer mais il lui avait été impossible d'appuyer sur le déclencheur. Soulever l'appareil lui demandait peu d'effort, son œil même n'était pas le problème ; c'était avec le déclencheur que Gina était en froid.
        Elle n'aimait pas qu'on l'appelle « Gin » ; Gina était assez court, elle ne comprenait pas qu'on veuille encore réduire son nom, disait que le « a », surtout prononcé à l'anglaise, passait facilement. Si on insistait à ce propos, elle continuait à défendre son point de vue, sans relâche, et tout devenait étrange. Mais ce n'était pas à cause des mots. L'étrangeté venait de son regard dans lequel on était forcé de plonger quand elle parlait ; ce qui remontait venait d'au delà de la profondeur, du noir et du froid. Les arcades saillaient, et ses petits yeux semblaient s'enfoncer loin au dessous d'elles.
        Je disais Gina, toujours, et lorsque j'étais en forme je prononçais à l'anglaise — Gina, just an idea. Ce jour-là, elle a parlé de Neptune, qui était sur la table entre nous, plutôt que de s'étendre sur l'histoire du bouton froid du boîtier, ou d'Amanda.
Neptune a longé le canal Saint-Martin enroulée sous mon bras ensuite. L'odeur sous les aisselles, l'odeur du canal, les rats entrant dans l'eau sous le feuillage bas des arbres dont le dos accrochait la lumière électrique, les odeurs, les visions de l'ombre, je sentais qu'elles étaient assorties, se combinaient bien à Neptune. Puis la rue de Brest, le quartier de Villejean, j'ai pris l'ascenseur et la planète s'est retrouvée en face du lit dès mon arrivée. Avec de petites épingles, qu'on ne voit pas lorsqu'on regarde la photo, plantées en biais dans les grumeaux du papier peint pour qu'on ne voit pas les trous lors de l'état des lieux ; il fallait qu'il ne reste aucune trace de mes fantômes.
        Je me demandais ce que devenait Amanda, et ce qu'elle devenait dans la vie de Gina. Elles s'étaient rencontrées au moment où elle commençait à faire des photos. Je ne sais plus laquelle avant l'autre, mais je peux te l'apprendre ; il faut que je fasse coïncider, que je crée l’événement ! fasse l'Histoire ! Ecoute : Gina a acheté le boîtier en fin d'après-midi. Toute la soirée, elle l'a passée à le tourner, le retourner, regarder dans l'objectif, viser, tirer dans le vide, sans marquer — il n'y avait pas de pellicule. La nuit, la jeune fille a rêvé qu'elle prenait des photos dans le parc près de chez elle, qu'elle faisait ça régulièrement, chaque matin. Au lever du jour Gina a chargé et suivi son rêve. Elle a impressionné deux films. Développé. Derrière les arbres, et émergeant de la brume fragile, et se révélant au dessus d'un buisson, un peu floue, une silhouette apparaissait, sur de nombreux clichés. Gina pourtant n'avait pas remarqué cette forme féminine dans le parc. Qui se manifestait cependant sur le papier. Qui s'inscrivait sur les négatifs — Gina avait vérifié. Sur les vues se gravait une vision. Sur l'apparence se creusaient des fêlures. Gina est sensible au monde invisible, qui est là toujours proche, mais le voir s'inscrire ainsi l'a effrayée — m'a-t-elle raconté. Elle est retournée au parc dès le lendemain ; ne suivait-elle pas son rêve ? L'apparition, la fissure, se nommait Amanda, était née en Angleterre, à Brighton, St Patrick's Road (9-J), et son long corps s'étendait sur le canapé chez Gina, qui, allongée près d'elle ne comprenait plus rien au temps linéaire, aux rêves, à la réalité tant ces multiples fissures l'avait décomposée, tant elles s'étaient ouvertes.
         Ce fut ainsi. Amanda et Gina vécurent deux ans ensemble ; le temps d'une révolution marsienne autour du soleil avait précisé Gina. Elles vinrent habiter à Rennes. Amanda est retournée dans son pays natal aujourd'hui. Gina pensait souvent à elle, qui a de très longs cheveux et ressemble parfois à un des deux spectres du vieux parc solitaire et glacé, de Paul Verlaine. Gina a continué à faire des photos de la jeune fille partie en Angleterre ; Gina, pendant les années qui ont suivi, a continué à prendre des photos d'Amanda, malgré l'absence de la voix et du corps dans son voisinage.
        Que devenait Amanda dans la vie de Gina ? Que devenait Gina ?
         Celle de la terre a suivi la chute de toutes ces images. J'ai décroché le téléphone ; c'était Gina : « la Terre a glissé de la porte » ; je suis allé tout de suite chez elle. La photo du globe était à plat par terre, on a bu du café, fumé des cigarettes, sans déplacer l'image de la Terre. Après mon départ elle l'a glissée sous son lit, à plat. Elle a fumé encore beaucoup de cigarettes, pendant des jours et des jours je ne l'ai pas vue ; elle a eu des angines, des boutons n'ont pas quitté sa peau durant des semaines. Elle a écrit à Amanda au dos de la Terre et l'a envoyée à la jeune fille de l'autre côté de la mer ; qui une fois a téléphoné de là-bas ; sept ou huit heures sur cette ligne. Il commençait à faire jour lorsque Gina avait raccroché. La lumière ne la dérangeait pas ; les oiseaux la perturbaient ; ils étaient plus nombreux à chanter au petit jour, Gina ne les aimait pas à ce moment-là. Ces chants l'effrayaient, elle avait du mal à s'endormir et si elle tombait, c'était dans de drôles de rêves, qui pouvaient provoquer de grands chocs dans son existence.
        Ce jour-là elle n'a pas cherché à s'endormir ; avec tout ce temps passé au téléphone Gina avait gardé le parfum d'Amanda sur sa peau, sur ses vêtements. Elle est allée chercher le vent au Mont-Saint-Michel, s'approchant ainsi des côtes anglaises ; de là elle les devinait facilement ; parce qu'Amanda habite la maison sur une falaise. Blanche sûrement ; d'une autre couleur c'est une autre Amanda. Il y avait beaucoup de brume, de sorte qu'on ne pouvait savoir la distance, et le long de quelle côte le flou s'étendait ; peut-être que l'Angleterre se trouvait juste derrière le voile, qu'une main allait dévoiler un bras, une épaule, puis le corps entier d'Amanda.
 Peut-être est-ce ce matin-là que le déclencheur de l'appareil photo a durci. Gina a dit que ses mains avaient inoculé l'humidité de la brume se propageant sur la Manche. « C'est bon signe, elle a ajouté, c'est tout mon corps que le spectre d'Amanda occupait, durcissait, elle me quitte doucement, il n'y a plus que mes mains maintenant qui soient d'elle ».
        Elle n'eut plus que les doigts ensuite. Elle ne prenait plus de photos, mais n'avait pas encore pris la décision d'abandonner. Puis Gina laissa pousser l'ongle de son auriculaire, il l'aidait à exécuter des arpèges à la guitare. De dureté, il n'y eut plus que cet ongle démesuré ; ses doigts se solidifiaient, mais sans la sécheresse qui les rendait durs auparavant ; Amanda lentement s'éloignait, emmenant avec elle tout un territoire, Gina reprenait consistance, chair. L'ongle m'a d'abord effrayé, d'autant plus qu'il était soigné, taillé régulièrement, limé précisément, et qu'il se fondait à la main entière, au corps, à l'existence même de Gina. Je me suis habitué à sa présence, mais la peur ne m'a jamais quitté. Peut-être que l'ongle, l'ombre de la chair, débordait le viseur du boîtier, et que c'est ainsi que Gina a arrêté de faire des photos. Elle disait vouloir se faire dessiner un gant sur mesure pour ne pas le casser ! Elle l'a coupé quand elle a commencé à pratiquer un sport où il était nécessaire de s'aggriper au kimono. On s'est revu souvent ensuite, sans brume, sans Amanda, sans ongle, sans cliché ; dehors, très souvent ; des kirs, du ty-punch, des cigarettes, dans un endroit qu'on aimait bien, rue de Saint-Malo. Lorsqu'il y avait trop de fumée, d'humidité, on partait, se séparait au coin des rues Jules-Guesde et Legravérend, je longeais le canal Saint-Martin jusqu'au quartier de Villejean où je m'allongeais dans la chambre face à Neptune.

ù est Gina ? Gina est en Inde, en voyage, Gina est sur l'île de La Réunion ; Amanda se situe en haut d'une falaise très blanche ; Louise est une jeune fille d'environ trente ans. Je me trouve dans la chambre, j'étudie la langue française avec une vrille, mon corps s'enfonce dans les replis des draps à mesure que les murs se fissurent.
        Qu'est-ce qu'une métaphore ? Une métaphore c'est l'endroit où je me situe ; mais je ne suis pas immobile et ne peux prévoir où je vais. C'est une sauce, une émulsion, fragile. Mes cascades sont en ordre mais je ne suis pas sûr de moi. Une sauce ; elle manque de cecicela. Je déplace le trouble, le doute. Il faut que la sauce tienne, je ne veux pas qu'elle vire. Il faut faire attention avec la chaleur ; enlever la casserole du feu, la rapprocher, encore, l'ôter, la soulever un peu — l'éloigner de la flamme sans qu'elle ne la quitte , jouer avec le feu, son intensité, la vitesse, l'ouverture, réguler tout ça — je ne suis pas seul ; et les gestes, de mes bras, poignets, mains, doigts, les outils, la casserole, le fouet ; je goûte avec le doigt, ce n'est pas comme cela qu'on doit faire — prendre une cuillère à café, mais avec le doigt je sens aussi — et mieux — la température, il faut que ça tienne ; je fouette fort si un début de décomposition se fait jour — il ne faut pas rompre le corps, goûte, elle manque de cecicela, je joue avec tout ça et cela m'inquiète à la fois ; stabilise le mélange, là, attention, trop de chaleur, j'ajoute un filet d'eau froide en tournant très vite, je ne peux pas faire n'importe quoi à cause de Louise ; la dernière fois que j'ai fait cette sauce elle était là, et nous avons parlé de l'hydrogène, quelque chose passait dans son regard, alors, quand l'émulsion prend un coup de chaleur et que je tente de la refroidir je ne sais pas où va m'amener le filet d'eau, bien que l'eau coulera encore — mais Louise agit dans l'hydrogène —; je bats vite, goûte, sors légèrement la langue de la bouche, mon doigt transmet l'échantillon de sauce et ce n'est pas de la communication, l'émulsion se monte, ça manque de cecicela — où est passée Louise —, j'ajoute de petites choses, mais les autres ingrédients je les avais depuis bien longtemps — on dit que je n'ai pas de plan, j'ai pourtant noté sur un papier toutes les matières dont j'avais besoin, matières premières, substances nécessaires à la mise en œuvre — ; je retranche un peu de chaleur ; pose le problème de la saucière ; il y a des risques à transvaser, problème de température, d'échange d'énergie, à quelle vitesse va la porcelaine, ou l'argent, quelle vitesse traverse la sauce ; vais-je présenter la préparation dans la casserole, ou utiliserai-je le récipient de présentation comme un éclairage de mon image ; et la lumière dans tout ça ? Passe-t-elle? Est-ce que la sauce tient?
        Je doute ; suis seul ; écris. Enfin, c'est faux, avec toi je peux douter. Nous pouvons douter ensemble George, je suis content, c'est rassurant. Mais sinon, il ne faut pas douter, ou alors le faire seul, ne pas le dire, ne pas en parler, même pas dans les livres, où il faut déguiser les doutes, avec des histoires de personnages dans des lieux avec des dates et des événements. Il faut être aveugle et sourd et regarder la télévision. Voilà ce qui m'amène à t'écrire. Voilà que je suis descendu dans la réserve et que j'en ai remonté du bruit. Voilà la sauce Louise. Voilà le bruit qui se marque. Pour le reste — ce que j'ai ajouté ; les pincées de ceci, la pointe de cela, le trait de telle substance, les signes qui parcourent — ; inscris-le pour mémoire.

es filles passent, avec leur regard où quelque chose passe. Elles sont des idées. Chacune recoud à son tour l'oreiller sur lequel on a dormi, et fait beaucoup de choses, ou peu, en compagnie de celle qui l'a précédée ; qui l'avait elle-même recousu, d'une façon différente, d'un fil différent, d'une poésie, d'une fiction non semblable ; là est la poésie, la fiction qui sent l'œuf ; et ne me dis pas à nouveau —« s'enrichit encore une fois de plus » ! comme j'ai entendu sur les ondes il y a quelques temps — ne dis pas que c'est moi qui la fait. Celle que je fais naître, ce n'est pas moi qui en fait quelque chose. Ma rétine fonctionne parfaitement ; sur elle viennent s'inscrire, renversées, les choses que voient mes yeux. C'est ce qu'on appelle la vision. C'est une manière de vision — une vision.
         L'autre jour, au comptoir d'un bar, j'écoutais une histoire qu'un type racontait, il disait :
         « Valentin — s'il se souvenait bien, car l'homme parlait une drôle de langue et il l'avait rencontré juste quelques instants, sur les berges de la Saône, et sans savoir si c'était dû à la brume lumineuse de l'après-midi ou à la fumée d'échappement qui descendait des deux carrefours entourant le pont La Feuillée, l'apparence de Valentin lui échappait, comme les phrases qu'il avait prononcées se mêlaient aux flots du fleuve, aux flux des autres voix qui avaient raconté ici, à voix haute, en pensées, selon que la société fut externe ou interne ; certains même avaient parlé haut étant seuls sans doute, et des amoureux, et des ancêtres, proches des profondeurs, laissé au courant leur perméabilité au flux de vie les traversant d'ordinaire, et de tout cela, les pensées, les mots, les phrases, les sociétés, rien n'était rangé bien que tout pourtant fût en ordre, dans le courant, de tout cela, du morceau de bois qui passait comme un bras tordu hors des flots et dont la langue étrange de Valentin, si sa mémoire était bonne, allait entourer la fourche, comme à cet instant où le bras du tronc dans le corps même du fleuve a basculé et déchiré, ou labouré, si vous préférez avoir moins mal, en tous cas tracé un sillon dans la profondeur, au sein de l'ombre, et la ligne pure, ou pas, c'est selon, a alors traversé l'invisible des paroles, pensées, réflexions, larmes, sourires, jetés là au cours du temps, s'écoulant de plus en amont, à moins d'une minute d'ici, s'étendant là depuis l'origine à l'embouchure, de tout cela, le nœud énorme et ruisselant détaché de la banquise de l'esprit puis passant devant lui et Valentin, le bidon de plastique transparent dont la marée jaune était intérieure et quasi-périodique selon que les bateaux passaient vite ou plus lentement, que leur taille, leur tonnage, créait un creux, un léger sillage, selon les vagues, les bouillons, les strates et les grains qu'avaient donnés les rêveurs aux flots, le goéland, l'autre corps d'un arbre, oscillant, approchant la rive, perturbant ainsi le calme au creux du quai et faisant apparaître la peau profonde du fleuve de sous la couche de déchets légers flottant là hors du courant, dans un angle mort du courant, touchant la berge, puis reprenant le flux en compagnie de quelques feuilles d'arbres, de papier, de plumes qui, tirées du calme s'étaient mises à longer le courant, et la rive, à se déplacer entre les deux, portées par un milieu sans nom, vivant seulement de bordures, jusqu'où étaient-elles allées ces feuilles, ces plumes ? cela, sa mémoire l'avait laissé échapper, et de tout cela rien n'était organisé bien que tout pourtant fût dans les plis. Valentin, laissa l'homme qui était venu à sa rencontre sur la berge, lui avait-il dit son nom ? de cela, Valentin ne s'en souvenait pas, il gravit les quelques marches, marcha vers le pont joignant les deux villes et qui s'élançait vers la place Saint-Paul entre les deux rangées d'immeubles, jusqu'à la gare, Saint-Paul, alignant sa façade et approchant alors l'horizon à une centaine de mètres de Valentin qui pensa que rien ne s'arrêtait malgré cette ligne, que d'autres en partaient sûrement, et d'autres rues, d'autres trottoirs, d'autres couloirs menant à des cours où des flux d'êtres humains allaient faire tourbillonner leur regard le long des murs et des arcades et au bord des toits jusqu'au carré de ciel, couloirs menant à des patios dont le calme fixait un moment le mouvement des jambes, accueillait encore des hommes et des femmes qui, reprenant le couloir, emmenaient, ou poussaient, selon le désir, ceux qui surnageaient là, dans cet angle mort de la rue et rejoignant peut-être l'horizon de gare qui s'étendait non loin de Valentin, situé au bout du pont, puis maintenant, sur la même rive, de l'autre côté de la rue, à la terrasse du bar longeant le carrefour dont le feu tricolore, tout proche, faisait s'immobiliser les voitures un moment, et qui, vous vous en doutez, reprenaient le mouvement, baignant ainsi le carrefour de fumée d'échappement ; la laissant descendre vers les berges de la Saône ; se confondre avec le fleuve, où l'homme qu'avait quitté Valentin plus tôt, et dont il ne se souvenait pas s'il lui avait dit son nom, se mêlait ».
        Des choses qui nous regardent.