a
fait un sacré moment qu'il est là-bas.
- Tu crois qu'il s'emmerde?
- S'il y est resté deux ans... Et puis, il s'emmerde partout,
alors, un peu plus, un peu moins... Tu veux un peu de pif' d'avion Elise?
- Commandons un pichet!
Deux ans de mal, de téquila et de mezcal.
Charrié une langue et sniffé la crasse-peuple. Du haut d'une colline,
à la fumée, à la pollution, au monde fourmi d'un passé
castré.
Deux ans de mal.
- C'est trop qu'il ait trouvé ce poste.
- Et qu'il y soit allé!
- Tu crois qu'il a appris l'espagnol?... Bon c'est pas le tout, on pourrait
se faire un digestif?
- Ouais, un petit cognac.
Et elles allaient arriver. A croire en l'inconscience. Offrir liqueur de cactus
et maïs broyé. A cracher ses dents et repeindre sa langue. Passer
les tapas à la poêle. Au feu et au carbone, bouts d'œufs écrasés,
malaxés.
Ne pas tomber, pas s'affaler.
Les marches. Ne pas
s'effacer. Bien cibler et se laisser porter. Atteindre le palier, là,
à quelques pas. Se montrer en forme, ouvrir son regard.
Un dernier coup de peigne.
- Va falloir attacher
les ceintures.
- Ca ira, c'est à ma taille!
- T'as rien bouffé? Il n'y
avait pas de menu végétarien!
- Non. Un infâme jambon blanc...
Je crois que je vais aller gerber.
- Reste plutôt assise: ça
ferait de l'effet au voisin si tu titubais!
- Tituber c'est normal! J'ai pas
l'habitude de l'avion.
- Oui, mais ton haleine risque de
le faire vomir.
- Ah Ah Ah! Salope! J'ai moins picolé
que toi!
a
porte. Pays de clés, de serrure. Soleil, enfermement au soleil. Tourner,
un cran. Après tout, l'absence sera courte. Il faut continuer debout.
La voiture. Où est la voiture?
Merde, cette conne l'aurait... non, non. Elle est là. L'aéroport.
Une fourmi comme tant. Un crapaud à démarrer. La clé.
La nuit. Ces putains d'phares! Où
sont ces putains d'phares? Tableau à boutons, à touches, en presser
une, à volant guidé. Les pédales. Frein, embrayage, accélérateur,
accélérer. Mouvoir ses pieds agiles.
Restez agile, un court moment. Et
surtout, ouvrir son regard.
- Elles faisaient
un drôle de bruit ces roues! J'avais jamais entendu un avion rouler.
- C'étaient les freins!...
Bon après toi, si tu peux marcher.
- Ah Ah Ah! Ne me fais pas rire.
- Par ici mesdames, c'est par ici...
- Oh la la, c'est haut! Il faut pas
sauter au moins?
- Non madame, il y a un escalier.
- Pffff!
- Pffff!
- Bon allons-y, je ferme les yeux.
- Ah Ah Ah! Allez, avance. On y sera
jamais... Et puis l'hôtesse va finir par ne pas apprécier.
L'aéroport,
merde. Panneau indicateur en forme d'obélisque horizontal. Bien le repérer,
et le suivre. Tourner volant. Ralentir dans le virage, ralentir. Continuer.
Rouler plus loin, jusqu'à la porte. Impossible. Direction obligatoire.
Le parking. Immense. Combien d'habitants sur ce parking.
S'arrêter. Un espace, trouver
un espace. Frein. Repos, pas un somme, un souffle.
Respirer, et puis sortir. La clé de contact, de serrure. Attendre le
clic vénéré. Marcher, trois, quatre cents mètres.
Direction arrivée.
- Tu repères
les bagages?
- Non. Ca tourne!
- Tiens, voilà tes deux sacs.
Attends, je les attrape... Merde.
- Eh, relève-toi!... Tu repars
en tapis roulant?
- Mademoiselle, puis-je vous aider?
- Non, non. Merci. D'ailleurs, je
les ai eus.
- Qu'est-ce qu'il t'a demandé?
- J'en sais rien. Peut-être
m'aider... Ah, mon sac.
Bon, j'y suis. Lumière
néon. Salle. Elles doivent être de l'autre côté de
la baie vitrée. Bien observer. Panneau d'affichage électronique.
Paris 21 heures 30 minutes. C'est celui-là. Des gens défilent.
Tampon à passeport. Tiens... Elles sont là. Un signe du bras.
Pas la peine de crier. Aéroport des voix au volume mal balancé.
Elles m'ont vu? D'abord recueillir l'autorisation de la douane. Impression d'encre,
impression de retour en arrière.
Ah non... un garde, c'est un garde qui m'écrase la clavicule. Oui, j'attends
deux amies.
- Salut!
- Bonsoir.
- Ca va... J't'embrasse.
- T'es tout bronzé!
- Soleil. Je prends deux sacs et on s'en va.
- Mais, on en a quatre!
- Ah Ah Ah!
- Bon, soit vous m'en donnez deux, soit vous portez tout. Et bon courage, la
voiture est à au moins un kilomètre.
- Tu conduis?
lles
étaient fraîches. Pourtant l'avion, les heures, l'air conditionné.
Lourds sacs. Oui, une voiture. Mes yeux les observaient. Brune Elise, au visage
rond, et elle, grande blonde, bouquet de tournesol, des taches roses, des tempes
à lumière.
Un instant, une respiration. S'oxygéner, marcher, parler. S'oxygéner
encore. Bien nous guider, et retrouver cette caisse à roues.
Il était resté tremblant. Sa peau bronzée, c'était marrant. Ses yeux encore. Leur superficie, s'enfonçaient éternellement. Même visage, ossature uniforme, sortis nez, front, menton. Il était plus grand peut-être, un peu sombre. Je devais être fatiguée. Ou alors, ces néons.
- Allez, je vous enlève.
- C'est ta voiture?
- Non. Enfin, à peu près.
Un emprunt à vie.
- Tu conduis vraiment alors?
- Je vais avoir peur!
- Ne t'inquiète pas. Moi aussi.
J'ai toujours peur, mais je ne te laisserai pas conduire. Ici, pas de feu. Allez,
montez.
Malade et bleu. Passer
le centre. Montrer et démontrer la terreur. Voiture, camionnette, circulation
à vomir de trouille. Foncer, et puis attendre, un choc, un autre malade
qui fuit. Se maintenir en frayeur continue. Surtout ne pas freiner, se laisser
doubler, à grimper les trottoirs et déchiqueter le piéton
avant de prendre un mur. Une belle façade à affiches de part en
part, découpée, une géométrie variable et analphabète.
Ne jamais passer les vitesses, toujours
la même, démarrer en quatrième et puis, tant pis pour la
casse.
- Fais gaffe à
gauche, là!
- Merde, je ferme les yeux.
- Mais tu conduis! T'es taré.
- Et alors, c'est tout droit.
- A droite!
- Et le feu, tu l'as vu le feu?
- T'habites loin encore?
- Non.
Voilà, elles
étaient bleues. En contretemps, j'observais Elise. Bien ouvrir les yeux.
Ca faisait un petit moment que je
n'avais pas emprunté cette voie. Trop folle. Trop de dangers. Surtout
ne pas freiner. Ne pas terminer dans les ruelles, chemins vicinaux fréquentés
en quatre-quatre. Une petite traction, aider cette caisse à y parvenir.
Pouvoir enfin respirer.
- Tu conduis toujours
comme ça?
- Ce n'est pas moi. Les autres.
- C'est chez toi?
- Non, enfin presque. La lumière
au premier, c'est Marguerita.
- Tu vis avec elle?
- Non. De temps en temps. Le but
n'est pas de vivre avec, mais sans elle. J'essaie de la tuer à petites
doses d'alcool. Et ça marche. Elle est toujours bourrée, elle
m'évite. Mais vous inquiétez pas. On ne la verra jamais... Bon,
je vous montre le logement.
Il avait peut-être changé. Sa remarque, une blague. On entra par le salon, une porte vitrée. Un divan, une cheminée. Bizarre une cheminée sous les tropiques. Il y avait aussi une table basse. A côté, la cuisine, équipée d'un four gazinière, un frigo, assez vieux, haut. Qu'il était grand ce réfrigérateur. Une longue table de bois, huit sièges. Des étagères au mur, couvertes de plats.
- Vous devez être
un peu crevées.
- Un peu.
- Bon, je vous montre la chambre.
J'en ai qu'une à vous offrir. C'est pas si mal. En plus, vous avez droit
à une maison équipée: des chiottes et une douche collective.
- Collective?
- On la loue aux voisins.
Les marches
en marbre gris. Il ne devait pas habiter n'importe où. Une maison déjà.
La salle avec télé, chaîne hi-fi, son digital. Même
le four. Dehors, les lumières ville. On dominait un peu la mégalopole.
A l'étage, il referme une
porte, en souriant. Il a murmuré quelques mots. La deuxième porte,
c'était celle de la salle de bain, assez propre. Encore du marbre pour
accéder à la douche. Les chiottes étaient dans une pièce
adjacente, assez grande, de quoi allonger les jambes, sortir un bouquin, s'installer.
La dernière entrée, une chambre avec des bouquins aux murs, un
bureau et un ordinateur, des papiers en désordre, un lit deux places,
deux fenêtres. La lumière encore. Il a allumé. C'était
clair. On a posé nos bagages.
- Bon, pour fêter
votre arrivée, et avant de vous coucher... Un petit verre, p'tit Mezcal
mad'ici.
- On commence déjà?
- Tu diras pas non! Allez hop, on
redescend... Qu'est-ce que vous n'avez pas vu? Ah oui, le jardin. Il fait un
peu frais ce soir.
- Je croyais qu'il faisait toujours
chaud et lourd ici.
- Faites gaffe aux marches. Ca peut
faire mal.
- C'est marrant le marbre...
- Maison de parvenus.
- Elle dort?
Terminer les interrogations.
Parler encore. Serrer doigts, et pieds à descente brève, d'étage
à niveau zéro. La main au mur, ces marques, empreintes digitales
sur la peinture, multipliées par autant de personnes, en effacent d'autres,
celles de la brosse, celles de phalanges différentes.
Calquer sa démarche au mouvement
fracturé de l'escalier. Du marbre. Claquer le pas. Entendre encore, ce
dernier bruit personnel, éloigner les sonorités extérieures,
étrangères. Risquer de la réveiller. Elle ne se lèverait
pas. Atteinte.
J'avais partagé une passion
à la boisson forte. Atteinte pour toujours. Ne s'en relèverait
pas.
- Un petit, un petit
verre. Il faut fermer le nez, ne pas bâiller après... N'ouvre plus
la bouche, ne respire plus. Ces émanations qui montent aux narines, qui
grouillent.
Un autre. Un autre petit. Même
opération, de la bouteille au verre. Le temps d'une respiration. Saveurs
semblables, et pourtant, ce petit arôme différent, cette envie
nouvelle.
Ne pas s'arrêter. Ce serait
trop bête. Retrouver ce fumet, cette pression à sécher toute
salive, la remplacer d'une texture inconnue. Former ce goût tant recherché.
Non... Une seule respiration. Un
petit verre, un verre calibré, ne rien ternir, surtout pas ce petit alcool.
Le liquide, au point de l'inspirer et de ne plus le boire.
Créer cette humeur nouvelle,
ces gestes plus lents. Porté d'une énergie malaise.
Ah non!... Ne pas fermer les yeux.
Le mezcal de bonne qualité en extraction directe, du cactus gris, celui
si faible, une infime quantité de sève qu'elle tourne sans cesse,
et influe sa croissance au nombre d'années sans voir le jour.
Il s'agit de la boisson de pluie.
Rare.
ne
journée. Une aurore. La lumière artificielle qui se dissipe. Et
puis le jour. Assis, les nouveaux instants. Dormir enfin.
Plonger à en rêver, mentir. Former sa mégalomanie, sa domination
à l'univers. Merveille de création, s'allonger. Ligne des
pensées brèves, des mirages nocturnes. Enfin, sourire de puissance,
s'affilier au monde des fées et des métamorphoses. N'être
que ce centre, ce noyau de tout mouvement. Fuir loin, dans le rêve, rejoindre
les mécanismes troubles de la magie. Individu exception. Créer
ces personnages à vous lécher les bottes, à vous approuver
sans arriérés, sans passé. Créer cet avenir.
- Je t'ai réveillée?
- Non... Oui. Je rêvais. Enfin
debout?
- Je suis...Fff, j'ai un beau mal
de crâne!
On a dormi longtemps?
- Vingt heures. Je prépare
le café. Un café comme tu ne peux pas l'imaginer.
- Tu nous as saoulées hier
soir, c'est dégueulasse!
- Ah Ah AH!... Vous vous êtes
laissées faire.
- Je ne me souviens pas.
- J'ai dû vous porter au premier,
vous déshabiller et vous allonger.
- ...J'ai cru entendre bouger dans
la chambre.
- C'était moi. Je lui ai amené
sa dose d'alcool. Histoire qu'elle vous laisse dormir: elle aurait été
capable d'aller aspirer votre haleine, guidée par les degrés.
J'avais du mal à
imaginer ses rapports avec M... Marguerita. Il avait du prononcer une fois ce
prénom. Le café était excellent. Elle, percluse dans sa
chambre, lui, au rez-de-chaussée, à rêver, face à
la ville.
Tous deux à boire. Jusqu'à l'annihilation de leur corps. La joie
de le voir, et puis, cette appréhension à rester. Rester cloîtrée
face à une bouteille. La nuit déjà. On n'avait pas entrevu
le jour. Et puis, cet effet. J'avais du mal à me concentrer.
Il fallait réveiller Elise. Il fallait sortir aussi. Voir le monde, ce
peuple d'une ville en misère.
- Tiens,... Elise
le retour. Emerge et attable-toi. Un petit café... au cognac?
- Ouais, quelle bonne idée!
Mais pourquoi du café?... J'ai la bouche bien pâteuse, et l'haleine,
y a plus de microbes. Ils n'ont
pas supporté.
- Je vous propose de bouffer en ville.
Dans un bar, à bière indigène. Tortillas pimentées.
- Tu pourrais me laisser souffler!
- La douche est au premier... Allez,
un petit verre...
- Ah non, garde ta bouteille!
- Tu ne te feras jamais à
ce pays: royaume débit de boisson.
C'était un
soir. Après le cours... J'avais rencontré Marguerita. Tournées
en tournées, débris. J'avais conduit. La déesse serpillière.
La baptiser. Cathédrale en construction, dernière au monde. Peuples
à bénitier.
Désespoir final, de la prière
à l'alcool. Passage obligé. réaliser ses mirages, soi-même,
sans besoin. Vin, bière, whisky, cognac, tequila, vodka, bière.
L'eau minérale du bénitier. Ce brouillard polluant, cette fourmilière
d'ordures. Malaxer son désespoir, le réduire au monde réel.
Fouiller les architectures de la mémoire futuriste. Construire ce monde
d'esclaves et devenir pharaon.
- Il est bon ce café. Bien coloré, bonne saveur.
- Du producteur au consommateur. Le seul problème, c'est l'eau. Il faut
de l'eau pour le café.
- Tu veux le faire au pinard?
- Non... Non, ça permet de boire de l'eau. Alors je le fais à
l'eau minérale, n'hésitons pas.
- J'ai cru entendre des bruits dans la chambre d'à côté.
- Oui. J'ai apporté sa dose à Marguerita.
- Sa dose d'alcool?
- Oui. Autrement, elle se lève, et elle s'éclate la gueule partout.
Ca lui fait de sacré hématomes, et puis ça réveille
tout le monde.
- Elle se lève jamais alors?
- Je ne crois pas.
- ...Il fait frais.
- C'est le seul moment de la journée à bouger. La nuit tombée,
un petit vent, tout s'anime.
Un soir ici, c'est la
fête. Perpétuelle. Renouvellement des soirs, des carnavals. Un
mouvement de foule qui gravite. Ceux qui cherchent à boire, à
manger; ceux qui dépensent, à boire, à baiser; ceux qui
reçoivent de l'argent. Un mouvement de billet qui gravite autour d'une
bouteille, d'une femme. Le verre, l'alcool, la pute. Parfois, une danse, un
agglutissement de personnes. Des hommes bruns, qui sifflent, qui reniflent,
des jambes, les corps de danseuses. Des pieds qui remuent. Des sautes d'humeur.
A qui reviendra celle-là.
Et plus loin, dans sa
cabane. Une vieille, cinq ou dix mômes, à pot pôter, une
bouteille dans chaque main. Ces odeurs d'alcool qui suintent de tous côtés.
Magie.
J'hésitai à
pousser cette porte. Voir, entrevoir la femme d'à côté.
Ce silence derrière. L'imaginer, vautrée, une, deux bouteilles.
Depuis combien de temps? Le visage défiguré par la boisson.
La douche m'avait un peu aidé.
Le paysage était plus clair. Je m'étais changée.
La main sur la poignée, un
instant. J'avais des battements démultipliés.
Des bruits. Dans l'escalier. Elise
montait.
Se rendormir, allongé.
Créer ses rêves, dans un débit de la mémoire. Un
foie grouillant de saveur, ne pas le jeter après utilisation, transfuser
les degrés du liquide (sacré).
Maintien du palier, avant l'échéance.
Ne pas descendre jusqu'à elle. L'éclaircir d'un verre, un verre
propre. Le nettoyer. Déboucher cette bouteille artisanale, et puis entendre
le bruit magie, la mixture qui s'écoule. Attendre un peu avant d'ingurgiter;
petit ruisseau, petit tourbillon dans le palais et passage (final) au plus profond
de l'âme. Envol.
- Tu te rendors?
- Non... T'as l'air un peu mieux.
- J'arrive à marcher, à
parler, à pisser. Ca va. Tu nous emmènes où?
- A côté de l'ancien
centre.
- Pas dans un bidonville au moins!
- Ah Ah Ah!... Non, on ne peut pas
fréquenter ces lieux. Ils sont interdits. Paysages maudits de tôles.
Non, c'est un quartier de bars, cabarets, restaurants. Bien chaud.
- Tu vas encore essayer de me vendre?
- Ici, ça s'rait facile. Ma
ça ne rapporterait rien. Un poing dans la gueule ou un coup de surin.
Ils n'ont pas de quoi payer.
Un verre pour la route.
Faim de digestif. Tour de table. La nuit à néons. Un estomac qui
grince. Il va falloir manger. Prendre la voiture, et affronter les maniaques
du volant, les fous, en bas de la colline. Atteint le niveau plateau, et fermer
(encore) les yeux.
Avant de partir, monté deux bouteilles à Marguerita. Le faire
discrètement, naturellement. Peut-être descendre les verres, et
lui en apporter d'autres. Un petit geste d'amour.
- Essaie de conduire
un peu mieux... Si je me souviens bien, tu as failli nous tuer l'autre fois!
- Tu es de mauvaise foi Elise. De
toute manière, on n'emprunte pas le même trajet. Hier, c'était
une route pour rire. Je n'y conduis jamais... Ah, l'ancien centre. Quartier,
bien riche, bien fliqué aussi. Population moquette sans réalité.
Êtres sans quête. L'incompréhension totale. Ces immeubles
qui s'affaissent, les pierres qui se fêlent, des bois pourris ou mités.
Et puis, d'immenses propriétés, protection grilles électrifiées,
apercevoir les arbres, derrière les arbres, un bout de toit, un bout
de luxe.
'agave
à flot. Exemple de sirop alcoolisé. Production indigène,
nord pays.
Leur regard à notre entrée. Une poutre déchirée,
pas de porte. Aux murs, des fresques végétales. Des images du
monde tropical, un désert aussi. Murs de sable. Quelques tables et sièges
estropiés.
Les sourires de la tenancière.
Maria, bien grasse et hospitalière hôtesse. Sa cuisine de fumée
huileuse. Apéritif.
Les tortillas, oeufs aux pommes de
terre, agrémentés de tomates, poivrons et piments, s'étalent.
Le bar s'est rempli, la douzaine de tables occupée, d'hommes. La nuit
sans femmes. Encore un oubli mémoire.C'était bon, arrosé
d'un rouge des coteaux littoraux. Un vin à bulle.
Avec Elise, nous avions échangé
des regards inquiets. Bar à lumière sombre, mobilier fracturé.
Cette entrée, immeuble penché, sans fenêtres ni étages.
La rue même, étroite, les nombreux passants.
A l'intérieur, des hommes, et plus nos estomacs ingurgitaient
le repas, plus d'hommes encore. Une habitude pays. Les bières coulaient.
Le vin et les tortillas apaisèrent
notre organisme. A nouveau mon esprit. Et l'horizon sombrait à nouveau.
Divagations.
- Alors, comme digestif,...
Je propose le mezcal. Il est excellent. Je ne sais pas d'où Maria l'obtient,
mais il a un de ces arômes...
- Ouais, un petit verre de mezcal.
- Non non, la bouteille. Il ne faut
jamais commander verre après verre. T'as vu le monde? Il faudrait attendre.
- Bon, alors la bouteille.
- Bien joué, Elise, bien joué.
Maria!
scalader
les degrés, le goupillon, et s'élancer sur le flot dégoulinant
du verre, descendre dangereusement ce ruisseau.
Maria avait apporté la bouteille d'aspect verdâtre, ouverte, emplie
du mezcal tonneau. Son doux sourire. Les petits verres ronds sautillaient attablés,
prêts à bondir sur nos lèvres. Il fallait les apaiser. L'entracte
des tortillas était oublié. Juste assez pour consolider les parois
stomacales.
La foule métisse au comptoir
surveillait les deux femmes blanches. L'envie enivrée qui se dégageait,
cet air chaleureux, pesant, ce mouvement de regards fixes.
Trouver un dérivatif.
La bouteille recommandée.
L'irruption mezcal, liquide volatile, au cerveau, marche avant, la réflexion
tranquillisée, noyée, la sauver, s'accrocher à la bouée,
elle se débat, s'anime. La corde, se saisir de la corde.
Carla entra. Elle
nous regarda, vint m'embrasser, ses paroles rapides, filtrer le débit.
Pas comprendre l'espagnol. Le regard mauvais aux deux femmes. Sourire. Le visage
mat de Carla.
Lui refiler un peu d'argent. Besoin
d'aide.
Danser, danser plus loin, sur une
autre table. Attirer les regards, diversion et fuite. Elles étaient encore
saoules et riaient.
Carla, claquant ses pieds dénudés
au bois, relevant sa jupe en toile. Et ces mains multiples à ses jambes.
Attroupement.
A toucher la danseuse.
"Allez, on file discrètement".
Incompréhension. Répéter,
se répéter.
Les prendre aux épaules, jusqu'à
la sortie. Eviter les entrants. Laisser argent, en lançant un regard.
A Maria, à Carla, danseuse de bar. Dérivatif d'une stratégie
malaise.
Sortir à nuit, à voiture,
conduire à nouveau. "Déjà partir?" Phraséologie
démesure. Ne plus rester ici, retrouver monde, images du rêve.
Chemin, voiture, flottants
virages. Maintien de l'orientation, refuge des collines ouest nord-ouest. Lecture
du sextant. Utiliser les voies terres obligatoires. Trottoir. éclairage
maudit. Arrêt.
Elise gerbe. Tout. Une éjaculation
douloureuse, morceaux d'omelette à peine digérés. Pas besoin
de microscope pour départager la victoire du liquide. Elle crie. Douleur
de la jouissance, gorge raclée, vider le fond. Arrêt prolongé.
Rouille bouillie au bas fossé.
Ingrédient paysage tropical, orgasme complété d'un dernier
coup de langue aux lèvres abîmées. Dernier morceau agrippé
denture. Recherche cerise au gâteau spongieux. Petit crachat. Dernier
spasme organique.
Repartir. Elise affalée siège
conducteur. La repousser, doucement. L'autre femme, à même la banquette
arrière. Ne pas repartir. Sommeil.
Je n'avais pas vu la sortie du bar. Ni même, les dernières mi-temps, doux mezcal au conduit digestif. Juste là. Maintien vertical par habitude, acquis maturité vers l'âge de deux ans, de deux pieds et jambes, démarche usée, chaotique. L'explosion cérébrale. Neurones en fusion.
etit
jour. Nettoyer les yeux. Regard à la route, au bas ravin. Démarrer
et foncer. Le centre nouveauté, les gratte-culs, tentatives héroïques,
bureaux contraignants, recherche bar à café matinal.
La place des levées.
Une terrasse, un peu froid. Deux
cafés. Elise, étalée, à contenir spasmes. Violences
métaboliques. Regard silence, repos entravé des crânes chocs,
agitations tortueuses des idées difficilement cernées.
Le marché, essayer le marché.
Etals de fruits et
légumes, d'étoffes et de cuir, populace soigneusement entremêlée,
métissage des couleurs, peaux d'habits lissées, furtives courses
de voleurs nains.
Achat marchandises et marchandages
puérils, ananas pamplemousse, café grains roulant sur une table
creuse, chocolat poudre et fruit cacao, à même le regard. Grosses
indiennes fripées, assises en silence, tabouret fragile, grosses métisses
abîmées aux multiples chiards, en visite guidée. Quelques
tenues de soirée défraîchies.
Les corridors, allées devises,
contact rapide. Marcher à pied, sans arrêt précis. Vagues
trottoirs encombrés. Viandes diverses, piquées de panneaux affichage,
prix multiples, élevages. Peu de poissons au regard clos, au bleu ventre.
Fumet malade. Soleil à nouveau, sur vendeur d'agaves, mezcal et jus de
cactus diversement alcoolisés. Amusement. Nombreux bras chargés
sans ingrédients. Départ.
- Je vais m'allonger
un peu. J'suis pas bien.
- Tu nous aides pas alors?... Un
petit apéritif peut-être, pour aider ta sieste? Non?... De toute
manière c'est pas l'heure de la sieste.
- Bon, je décortique les petits
pois, et j'épluche les patates douces... Ouais, allez hop!
- Je sers l'apéro.
- Ah non, pas déjà!
- Mais si, on profite qu'Elise soit
pas là.
De ce temps, à
jamais quitter ni prendre, manifester ce courage, et tenir encore, approcher
cette bouteille, ce verre de consigne, joindre le goulot au tranchant du récipient,
verser, regarder l'air déception, et attendre. Le flot discontinu, main
qui tremble, débit d'irrégularité. Changer de récipient,
même exercice, odeur.
Cet espace, pièce en un acte,
vie gargarisée, pousser, toujours s'abîmer. Amer d'étages
surchargés.
- Tu ne lui amènes
rien?
- Non. Elle n'est pas là...
Et ces petits pois?
Le glaçon fond.
Les images au mur. Affiches cartes tracts. Des dessins polymorphes à
observer. Doucement, du doigt. Tourner le glaçon, l'aider à se
transformer. Des paysages abîmés. Celui des indiens, du désert.
Mwa tente, twa tente. Une discussion limitée. Un enlèvement. On
avait sûrement enlevé Marguerita. Soulagement.
- Tu n'as pas soif?... Ca fait une
bonne demi-heuree que tu joues avec ton glaçon.
- Non, je rêvais.
- Il faudrait dormir.
Son corps (à poitrine) à ma poitrine. Soulever la perruque, un à un cheveux. Découvrir un lobe d'oreille enchaîné d'un anneau, lécher l'anneau ferraille, le lobe chair. Bouche au cou tendre, veine. Répandre la main au genou blond, remonter, toucher le tissu fin, l'élastique coinçant le pouce, repousser l'élastique. Une fesse sauteuse, tremblement de corps, fébrilité du désir, trouver sa main au visage et l'embrasser, lécher la gorge comme disparaître.
- Que penses-tu d'aller
sur la côte?... Il y a des falaises immenses.
- Et Elise?
- On lui laisse un mot... Je téléphone
à Enrico, et il s'occupera de lui faire visiter les églises à
bières.
Ces crampes à
Elise. Se tourne et se retourne. Visage crevasse. Quelques plateaux déserts,
trop d'herbicide. Vagues irrégulières de vomissures entachent
les draps. Se tordre, chenille vrillante, corps brillant de sueur maladive.
Tour de veille. éponger le front deux jours, laver les lèvres
et leurs paupières. Un coma, une chiasse, des fièvres.
Avion sanitaire pour Elise.
ur
la route d'El Puerto Cruz. Le car routier, liant les courbes aux caillouteux
passages longilignes. Passagers pays, passagers baroudeurs, les mêmes
vierges aux visages barbus, maladies et autres drogues du voyage. Nous étions
habillés de blanc.
- Elle est passée où,
Marguerita?
Déjà une journée.
La nuit à se frotter, les jours les mains. Sa peau rosée, quelques
délicatesses, du doigt toucher aux lèvres, s'embrasser à
nouveau. Au-delà des ronflements et bruissements divers, masticage de
langues encore, trajet à perdition.
Panorama fusion verte,
végétaux entremêlés aux océans repliés,
les fonds d'eau réfléchissent la lumière du sommet de la
ville aplatie au rivage, plaine littorale encaissée, cinq cents mètres
de dénivellation.
Descente du car. Marche forcée, s'éloigner de la foule, longer
la falaise.
Elle observait l'horizon.
Atteindre. Le cap pointe brisée
du plateau.
L'avion Elise à cent quatre vingt degrés. S'élancer et s'envoler. Une bouteille ouverte, rafraîchie d'un souffle. Bord de la falaise. Ne pas trop boire. L'étiquette a jauni. Ressentir le besoin liquide engorgé, ruissellement intérieur.
Il a sauté.
- Viens. Tu vois, d'ici on vole.
Et elle s'est jetée.
Au point de chute.
L'approche des bras déployés.
Retoucher cette peau tâchée, cette odeur, saisir le corps entre
les ailes et le retenir, l'empêcher de tomber, maintenir cette distance
au sol, au fracas. La retenir.
Mais elle s'est jetée.
Alors, observer, uniquement
observer, un moment de tendresse, de cet étonnement, ne pas poser sa
patte, la surprise et le choc. Du sommet majestueux, ne pas pouvoir rattraper
la femme.