Critique et tactique
Texte prononcé par Jean-François Savang le dimanche 25 mai
2003 lors du colloque «Un artiste peut-il travailler avec l'institution?
Non.» au Bon Accueil, à Rennes, réunissant L.L. de Mars,
Raphaël Edelman et Jean-François Savang. Vous pouvez télécharger
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« La poésie est authentiquement primitive »
(Northrop Frye, Le Grand code)
a
valeur de l’activité critique réside dans sa capacité
à transcender la polarité négative ou positive dont
nous répétons traditionnellement la logique. Car ce n’est
pas dans le monde tel qu’il apparaît comme réponse
à l’existence que nous voyons le monde tel qu’il devient,
mais dans ce qui le transforme et dont la critique fait l’activité
continue du sujet et du social : activité de la littérature
qui est continue dans les théories du langage, de même que
l’art, autrement, implique le langage et constitue une question
vivante aux théories du sujet et de la société.
À l’instar du discours réaliste des sciences humaines,
l’art et la littérature constituent aussi la réalité
sociale du sujet. En faisant du point de vue du sujet un point de vue
critique du social ; c’est-à-dire le point de vue d’une
critique politique par où le social, dans la forme totalisante
que lui confère un réalisme des faits, est constamment remis
en question par l’invention du sujet dans les œuvres, par le
travail continu d’une politique, et d’une éthique du
sujet qui la transcende.
Parce qu’ils problématisent notre compréhension du
monde en construisant notre expérience dans le langage, parce qu’ils
déterminent, culturellement, le rapport du sujet au collectif,
l’art et la littérature ont une vocation à la fois
empirique et historique de la société ; ils ont, par l’invention
de leurs moyens en tant qu’œuvres, une vocation critique des
discours rationalistes qui font passer le connu pour du réel, l’inconnu
comme une absence logique d’existence. Mais l’inconnu joue
un jeu théorique et méthodologique à la base de la
construction de la réalité. Il n’est que de voir les
théories inspirées par les croyances religieuses et leur
impact, tant sur les mentalités que sue la conception des organisations
sociales. Si le monde actuel situe autant sa culture dans la représentation
artistique, c’est qu’il reconnaît dans la faculté
de l’art, non seulement l’héritage du divin ou du magique,
mais surtout sa capacité à faire de la vie sociale un enjeu
éthique et politique de la valeur. De ce fait, l’art est
une pensée du politique radicalement critique du langage et de
la société. Parce qu’elle est critique, la théorie
remet en question la société comme donnée ou comme
idée reçue, chaque fois qu’elle invente de nouvelles
modalités de savoir et qu’elle fonde de nouvelles perspectives
d’un inconnu pour le sujet. Par l’historicité de ses
œuvres et, faisant un art du langage, la littérature continue
l’invention du langage dans sa forme vivante – au sens où
chaque forme de langage comme le dit Wittgenstein implique une forme de
vie.
Depuis longtemps, les grammairiens et les lexicologues ont constaté
que les vertus de l’exemple débordaient largement le rôle
d’une simple illustration pour constituer une véritable activité
cognitive. Si les synthèses définitionnelles font des dictionnaires
des pense-bêtes pratiques à consulter, ce sont les exemples
littéraires qui constituent des mots une idée concrète
d’ensemble ; car les définitions du dictionnaire sont historiquement
faites par la manière dont la littérature les forme dans
les œuvres et, comme pratique du sujet, par la manière dont
ces œuvres inventent de nouvelles possibilités pour les mots
et donc pour le langage. Le reste n’est qu’affaire de repérage
et de taxinomie. Nous serions bien dépourvus si la linguistique,
sans la littérature, sans les poèmes, ou sans l’art
même, était la seule institution à penser le langage
dans son fonctionnement. Ainsi, contrairement au schéma scientifique
qui simplifie le dictionnaire comme un catalogue de mots – dont
les définitions nous fourniraient l’ouverture d’une
profondeur du savoir – il y a du travail lexicologique une véritable
poétique de l’exemple et de la formule, qui fait des mots
autre chose que des artefacts sans substance du langage. La littérature,
en effet, contribue exemplairement à l’invention du sens
des mots. Le dictionnaire est un arrangement idéologique. Car c’est
le langage comme forme de vie, c’est-à-dire qui sert à
vivre, continu d’un sujet qui le parle, qui confère une valeur
aux mots. Aussi, n’y a-t-il jamais une véritable objectivité
des mots puisqu’ils sont toujours l’effet d’un rapport
spécifique du sujet et du social. Aussi, le sujet de l’art
joue-t-il un rôle fondamental dans l’invention du langage
: les mots sont constamment l’enjeu idéologique d’une
instanciation éthique, poétique et politique, l’enjeu
du discours d’un sujet dont l’expérience prosodique
du langage se fait dans la phrase c’est-à-dire, non seulement
à partir de signes de reconnaissance mais dans l’organisation
de la compréhension et du sens.
Si l’art est critique, c’est parce qu’il implique une
théorie du langage comme mode spécifique de problématisation
de la société par le sujet. Raison pour laquelle, à
partir du sujet, l’art suppose une éthique du politique.
Une éthique qui travaille les institutions comme forme politique
particulière de la société. Si le sujet fait de la
critique une éthique du devenir, l’institution en est une
forme politique conservatrice. Le sujet, comme forme de langage, est un
conflit perpétuel avec la langue. Parce que la langue est un enjeu
de légitimation et de domination des valeurs de la société
elle s’oppose à la critique comme forme de langage. Partir
du sujet permet de sortir des oppositions symétriques qui font
l’illusion de la maîtrise du langage dans la langue.
Ainsi, dans la mesure où le rapport de l’art et des institutions,
implique l’individuation du sujet dans la société,
il concerne aussi le sujet comme forme de langage ; cela fait le sujet
de l’art critique des théories du langage et des théories
qui font la légitimation institutionnelle de la société.
Car le langage fait la socialité du sujet comme devenir et non
comme mode d’intégration. Le langage fait moins l’institution
de la société que l’activité sociale du sujet.
Il n’y a pas à choisir entre l’ordre ou la critique,
entre un réalisme ou un nominalisme mais à dégager
plutôt une conception du monde qui tient ensemble l’éthique,
le politique et le poétique. Ainsi, théoriser l’art
et les institutions dans leur opposition ou dans le continu d’un
travail de l’éthique et du politique n’implique pas
la même théorie du langage : soit le langage a juste une
valeur instrumentale, mais nous avons commencé à le dire,
s’il implique une forme de vie, s’il sert à vivre,
ce n’est que fonctionnellement qu’il sert à communiquer
; de même, les théories de l’expression fonctionnalisent
le langage et font de l’expression, non pas une relation du sujet
au langage comme forme sociale, mais l’expression d’un sujet
dont l’essence transcende le langage. Ces théories partent
toutes d’une conception ontologique du langage et dont la langue
ferait « la prose du monde », à savoir une nature du
sujet. Or la langue est un effet du langage : la langue naturelle intègre
le sujet, elle l’institutionnalise, elle le naturalise, elle fait
le sujet discontinu du social et de la culture, du langage.
Ce n’est donc pas par les mots de la langue qu’on entre dans
la littérature, mais bien par le sujet comme forme de langage,
comme processus de subjectivation. C’est le poème qui donne
une valeur aux mots et non l’inverse. Même dans le cas du
dictionnaire, les mots n’impliquent pas seulement « le squelette
mort de la langue » mais aussi, une approche particulière
du langage portée par un sujet, un discours, une idéologie.
Cela illustre précisément que l’invention théorique
du langage ne saurait être effective, sans l’invention de
sa valeur dans la littérature qui en fait l’expérience
concrète du sujet. En d’autres termes, si écrire un
poème, c’est penser le social dans sa subjectivité
maximale alors le poème, comme pratique spécifique du sujet,
devient éminemment critique de toute théorie du langage.
Si nous pouvons voir par le langage, sans doute apprenons-nous aussi à
toucher les choses et les corps, à leur conférer une forme,
aussi par le langage. Alors que l’objet créé, dans
la détermination absolue qui laisserait imaginer que la physique
n’est ni un champ de métaphores, ni une conception particulière
du monde, une méthode d’invention du réel ou encore
un réalisme imaginaire, fait de son essence, introuvable ailleurs
que dans sa fonction sociale, le réalisme théorique d’une
métaphysique préconçue comme modèle pour penser
le monde.
Par les œuvres qui font à la fois l’invention et la
transformation des sujets, l’art et la littérature maintiennent
ouvert l’utopie d’un inconnu d’ensemble : une forme
intempestive du monde qui fait de l’inconnu, la condition inachevée
d’une pensée, l’invention d’un sens qui se découvre
par sa matérialisation dans le langage. La notion d’utopie
correspond ici a une activité concrète du sujet dans la
société. La notion d’utopie, le travail de l’inconnu
concernent directement les conditions artistiques d’une activité
théorique concrète. Car, puisque les œuvres d’art
sont à la fois le produit d’une pratique particulière
du sujet et l’enjeu d’une symbolisation sociale, elles impliquent
aussi une réalité discursive et historique. Et, en effet,
comme pratique historique d’un sujet, l’œuvre d’art
construit son devenir social dans son ouverture aux autres sujets. La
valeur de son invention est dépendante de sa capacité à
fonder une activité concrète de l’inconnu dans la
société, à faire de l’utopie une activité
sociale. Cette activité sociale est réelle, non seulement
comme effet de théorisation pour le sujet, mais comme inconnu du
sujet même, comme manière de théorisation.
C’est la pratique d’autres sujets qui fait l’inconnu
théorique de l’œuvre d’art, le caractère
imprédictible de son devenir historique. Et, de fait, la notion
de création n’engage pas l’activité d’un
artiste seul, mais toute sa relation à la société.
Dans la mesure où cette relation est anthropologique, elle se fait
donc par le langage. Elle n’est ni mécanique, ni organique
mais vivante. Elle engage le sujet autrement que dans une sociologie des
« mondes de l’art » (H. Becker). Ce n’est pas
essentiellement la division du travail ou le langage simplifié
comme mode de représentation sociale qui détermine cette
perspective, mais le langage comme condition même de la relation
des œuvres d’art au monde. Corollairement, parce que sujet
et société en constitue la tension interne, le langage implique
en conséquence une conception globale du monde.
D’autre part, si la création d’une œuvre d’art
concerne un sujet défini, c’est confrontée à
l’infini du sujet qu’elle prend sa valeur historique, non
seulement comme utopie mais comme théorie sociale. Comme toutes
les pratiques humaines, la pratique artistique est historique. En cela,
l’œuvre d’art constitue un précédent critique
des théories de l’art ; ce n’est pas ce qui la précède
qui la définit historiquement mais, justement, d’être
sans précédent, l’invention de son propre sujet. Elle
contribue comme inconnu du langage à la théorisation du
langage. Plus largement, elle suppose un travail théorique propre
à sa capacité critique, à la capacité d’une
transformation théorique du sujet par le social et réciproquement.
Sa création est continue par d’autres sujets.
Par exemple, la manière dont la philosophie ou la sociologie ont
intégré l’art à leur questionnement épistémologique
montre l’enjeu que l’art constitue dans l’élaboration
d’une théorie d’ensemble du sujet et de la société.
D’un côté, si l’infini théorique des sciences
humaines s’inscrit dans le cadre d’une actualisation finie
de ses objets dans le discours, cet infini s’affirme, par ailleurs,
dans la problématisation du point de vue du sujet dans l’art,
comme ouverture théorique de la société par l’inconnu
du sujet. Cette utopie a une activité concrète historique
et sociale en tant que mise en perspective de l’inconnu du sujet.
Tandis que l’abstraction scientifique1
, seule, fait l’empiricité et l’historicité
d’un sujet des profondeurs – un inconscient métaphoriquement
donné comme intérieur à la société
– l’art et la littérature tendent à ouvrir le
caractère transitoire d’une réalité dont seul
le langage semble apte à fonder un interprétant d’ensemble
du sujet et du social. C’est parce qu’aujourd’hui les
sciences humaines se reconnaissent en tant que discours qu’elles
sont sensibles à la manière dont elles se font dans le langage
; sensibles à la manière dont le sujet fait l’expérience
du langage ; sensibles à la manière dont le langage s’invente
à travers l’art et la littérature. Car par le langage,
le sujet tient le social inaccompli dans la critique ; d’une autre
manière le social ne complète pas le sujet mais en constitue
la forme indéfinie. Ainsi, la critique maintient l’incomplétude
mutuelle du sujet et du social, une conception de l’historicité,
enjeu d’un imparfait et d’un inconnu, dans lequel elle doit
se redéfinir sans cesse pour se sentir vivante. La critique détermine
l’historicité dans l’inconnu et l’inachèvement
; la modernité en constitue l’actualité discursive.
Ainsi, le rapport à l’inconnu, dont l’inaccomplissement
historique des œuvres postule la manière théorique
qu’on appelle modernité, prend sa valeur dans la temporalité
critique définie par Baudelaire comme « éternel transitoire
». L’œuvre critique et, provocation de la critique, fait
de la question du sujet, la question sociale de son invention et de sa
valeur, la question d’un devenir où le politique est toujours
déjà pris dans l’éthique de la question de
l’autre comme sujet.
Cette perspective d’ensemble, dont la critique est à la
fois la pratique et l’ouverture théorique, fonde sa valeur
dans l’instabilité et l’imprédictible, dans
l’inconnu qu’une œuvre d’art peut faire surgir
en tant que création spécifique. Parce qu’elle crée,
une œuvre d’art fait sortir de l’inconnu à sa
manière – l’invention d’une méthode, comme
mode d’existence, toujours particulière à un sujet
: ainsi, de renvoyer à la fois à une histoire et à
un objet, chaque œuvre constitue un corps-langage, un rapport spécifique
du sujet au monde, un devenir particulier qui fait sa valeur.
L’histoire de la Joconde, par exemple, est incommensurable, individuellement,
à celle des Énervés de Jumièges. Chacun des
deux tableaux invente une conception de la peinture faisant du sujet l’énigme
d’une pénétration singulière du monde ; ils
tiennent ouvert l’inconnu d’un présent qui nous est
encore contemporain : un présent à la fois irréel
de la représentation du monde auquel ils se réfèrent,
et en même temps un présent réel de l’«
odeur de la peinture », de l’inégale résistance
des couleurs à la lumière, du travail de l’air et
de l’humidité, du mauvais temps qui fait craqueler la matière.
L’œuvre devient historique par la transformation sociale de
la matérialité et du langage, par l’invention continue
d’un sujet qui la maintient présent. Ainsi, sérigraphiée,
caricaturée d’une moustache, parodiée et érotisée
par LHOOQ de Duchamp, etc., la Joconde est-elle devenue l’emblème
d’une tension extrême entre un silence du langage muré
dans la peinture et une intense pénétration historique de
l’inconnu du sujet par le langage. L’invention sociale de
la Joconde comme lieu commun est devenu ici le poncif d’un retour
au silence : portée par le présent de l’histoire,
le réel de la peinture transcende encore, cependant, l’expérience
irréel d’un infini du sujet. Le silence de la Joconde, qui
fait corps en tant qu’œuvre, ne décrit pas seulement
une attitude figurative mais constitue aussi l’impulsion du sujet
dans le langage, un principe de la constitution et de la transformation
collective de la valeur. Léonard de Vinci aurait-il pu imaginer
que sa Joconde, aujourd’hui, soit devenue une héroïne
orientale ? Tous les japonais qui viennent la photographier derrière
sa petite fenêtre l’ont bien compris : c’est l’entrée
d’un passage dans la peau d’un sujet à tel point présent,
tellement gonflé de l’infini du sujet, qu’il tient
le collectif comme un monde entier. L’œuvre individuelle transcende
ici la raison collective d’une société ou d’une
époque. La Joconde n’est plus seulement de la peinture mais
le symbole d’une puissance transhistorique de l’art, d’une
capacité à faire du social avec du sujet. Cette activité
spécifique de l’œuvre d’art ne correspond ni à
un nominalisme, ni à un subjectivisme interprétatif mais
à une politique du sujet, c’est-à-dire à la
manière dont elle est transformée et transformante socialement.
Ce qui est spécifique par le sujet fait, d’une autre manière,
le rapport artistique d’une œuvre au collectif : je fais référence
à la manière dont une œuvre, en tant forme-sujet, constitue
sa propre unité significative , comment elle constitue en soi un
individu-collectif. Et de fait, chaque œuvre d’art induit une
relation particulière au langage. Cette relation d’altérité
qui fait le sujet est propre au langage. Cette relation s’établit,
non pas à partir d’une reconnaissance des signes auxquels
cette œuvre pourrait faire référence, mais comme le
véritable enjeu d’une compréhension à découvrir,
d’un sens qui découvre de nouvelles modalités de langage
pour le sujet, de nouvelles manières de rendre le monde à
l’inconnu de son devenir.
Ce n’est donc pas d’avoir été créée
au sens originiste du terme, mais de pouvoir continuer à l’être
au sens où toute œuvre d’art implique l’invention
d’un sujet ; c’est-à-dire au sens où comme produit
d’une subjectivité individuelle (la subjectivation artistique)
ou comme subjectivité collective (la valeur intersubjective qu’un
groupe peut accorder à un objet) une œuvre d’art continue
sa construction subjective dans les discours spécifiques, de l’historien
de l’art, de l’esthéticien, du conservateur ou du commissaire
d’exposition comme dans celui non moins spécifique bien qu’il
soit anonyme du visiteur de musée. Situer le sujet comme devenir-langage
revient, de même, à situer le temps de la création
d’une œuvre : le temps de la création d’une œuvre
est le pendant même qui la rend présente au monde et à
la possibilité d’autres sujets. Présente, c’est-à-dire,
prise dans l’activité symbolique que lui octroie le langage,
son entrée est historique ; car le continu du sujet et de la société
dans l’œuvre d’art suppose également celui entre
l’artiste et le public. Ceci est important : car le changement de
perspective implique la reconceptualisation de la notion de création,
en dehors des théories qui fondent la valeur de l’art dans
une essence ou une origine. La notion de création prend donc sa
valeur autrement que dans la nostalgie du sacré et du métaphysique
; autrement qu’en référence à une présence
antécédante qui serait étrangère à
toute considération anthropologique, voire historique. Au contraire
la notion de création fait de l’inconnu ce qui n’est
pas encore connu, ce qui est à venir comme moyen pour le sujet.
L’invention artistique ou la création fait de l’inconnu
la forme intempestive du connu. Elle contraint le sujet à l’invention
de moyens inédits pour faire de ce qui est connu le travail d’une
signification en devenir. La critique s’affirme bien plus dans l’inconnu
comme prise de risque de l’invention que comme le fait d’une
reconnaissance établie. À ce titre la critique excède
le sujet. Elle fait de toute œuvre un work in progress, non pas d’un
sujet seul, mais du sujet pris dans la question de sa valeur sociale.
Chaque chose ouverte à l’indéfini est à la
fois transformée et transformante. De même, l’art à
partir des œuvres devient une condition d’invention de la réalité
: il constitue à la fois une théorie critique du sujet et
une praxis de la société portée par l’histoire
et le langage.
D’une part dans sa capacité à être transformé
en tant qu’individu, identité, œuvre d’art, discours,
etc., tout ce qui s’expose ou se donne au monde, tout ce qui prend
une condition sociale ou historique qui devient sujet dans son rapport
à l’autre (non pas différent, parce que la différence
est ambiguë par la ressemblance et le même qu’elle suggère
du sujet et de l’autre, parce que s’y confondent l’identité
et l’identique, mais transformé, pour maintenir une éthique
de l’autre qui ne se réduit pas, par exemple, à celle
de l’étranger). Être transformé, c’est-à-dire
être ouvert à la critique, non pas comme préjugé
mais comme devenir, jusqu’à l’inconnu comme critique
absolue ; c’est pouvoir être faible pour disparaître
au profit des stratégies de domination.
C’est dans cette perspective continue qui fait que chaque chose
qui a une vie l’acquiert par son ouverture au monde que la notion
de création est elle-même continue et qu’une œuvre
se transforme tant qu’elle a une activité historique et sociale
: prenons, par exemple, la valeur du questionnement qui maintient encore
ouvert le devenir d’une œuvre comme la Bible. Cette valeur,
comme l’a montré Northrop Frye, (Le Grand code, Seuil, Paris,
1984), varie historiquement selon les différents états de
sa constitution. Il part de la distinction que faisait Vico entre un âge
mythique, un âge héroïque et un âge du peuple
« chaque âge produisant sa propre ‘’espèce’’
de langage, trois types généraux d’expression verbale
et de conception du monde » : un langage poétique, un langage
héroïque et un langage vulgaire que Vico qualifie en ces termes
: hiéroglyphique, hiératique et démotique. De ces
trois âges, Frye déduit, à partir des différentes
évolutions du livre de la Bible, quatre phases essentielles de
la constitution théorique du monde par le langage : une rhétorique
de la révélation, un langage métaphorique, suivi
d’un rapport au monde métonymique pour s’extérioriser
progressivement dans la description2
.
Ainsi, la période métonymique qui assignait dieu dans chaque
partie du monde, n’a plus rien à voir aujourd’hui avec
la période descriptive qui soumet aujourd’hui la bible à
l’analyse linguistique. Ou, dans un même temps, la conception
de la bible de Jean Grosjean n’est pas la même que celle d’André
Chouraqui ou d’Henri Meschonnic. Pourtant d’une certaine manière,
transhistorique et transsubjective, l’activité continue de
traduction nous montre que la bible continue à s’écrire,
avec ses nouveaux exégètes qui ont plus à voir avec
leur époque qu’avec la vision de leur prédécesseurs
; continuant à créer l’œuvre et, par-là
même, de problématiser d’une autre manière sa
valeur dans le langage, faisant de l’œuvre la question sociale
d’un travail présent du sujet.
La critique fonctionne donc dans cette déstabilisation élémentaire
du problème et de l’œuvre comme question ; accepter
de transformer le problème, de le déplacer par le langage,
c’est accepter de le maintenir comme enjeux de la pensée,
c’est l’attaquer subjectivement sans savoir au fond ce qui
sera véritablement transformé, c’est le tenir ouvert
à l’inconnu de son devenir et de sa transformation. D’où
l’intérêt de poser la question autrement que de la
façon dont elle est a priori saturée ou répondue.
C’est en cela que les œuvres d’art, d’être,
particulières en tant qu’univers entiers, avec leur propre
cohérence, imposant leur propre signifiance par le travail du sujet,
sont critique des théories générales de l’art
: d’amener à poser les questions autrement, à voir
autrement, à percevoir autrement, à concevoir.
Enfin, même si c’est un préalable, le rapport de transformation
sociale qui fait sortir l’œuvre de l’autisme de sa création
n’implique pas seulement sa capacité à être
transformée à l’écoute d’autres sujets.
Elle doit être aussi transformante, c’est-à-dire instituer
sa méthode dans une méfiance continue à l’égard
de son propre discours, impliquer sa position critiquable dans sa rencontre
avec les autres ; c’est de cette manière que j’envisage
à la fois la pratique théorique et son ouverture à
l’autre comme sujet. Sans fixer de préalable, autre que l’instanciation
historique et discursive de chacun ; c’est-à-dire sans tenir
pour fondatrice une tradition ou une politique à la place du sujet,
pour définir les choses ou pour convenir d’une autorité
de la parole du sujet en fonction de son statut ; sans penser ce qui est
bien à la place du sujet, sous prétexte que sa rationalité
limitée est aussi une éthique et une politique limitée,
voire qu’elle pourrait être mieux représentée,
grossièrement parlé, par la somme de ses parties.
Jean-François Savang
- On ne peut ignorer la formule aristotélicienne
qui postule qu’il n’y a de science qu’en général.
Le problème, c’est la radicalisation du général
comme valeur absolue, dans une opposition logique et symétrique
au particulier. Si on ne peut ignorer que le général possède
une finalité scientifique d’ensemble, cette méthode
scientifique, elle, passe nécessairement par la manière
d’un ou de plusieurs sujets. retour au texte
- - le kérygme correspond au mode rhétorique
de la révélation ; il est « un mélange de
métaphorique et d’‘’existentiel’’
ou d’engagé, c’est-à-dire non déguisé
en figure. »
- Frye reprend ensuite les classifications de Vico : « La phase
poétique et hiéroglyphique implique un sens de l’usage
des mots comme espèce particulière de signes […]
sujet et objet sont liés par une puissance ou une énergie
commune ». Le langage induit une conception essentiellement métaphorique
du monde et « peut avoir des répercussions sur l’ordre
de la nature. »
- À la phase hiératique il associe une pensée plutôt
métonymique du monde : « le langage devient culturellement
dominant. Le langage est plus individualisé et les mots deviennent
au premier chef l’expression intérieure de pensées
intimes ou d’idées. Il y a une plus grande séparation
du sujet et de l’objet et, au premier plan du discours, vient
se placer la « réflexion » qui évoque un regard
jeté dans le miroir. « L’expression, ici, n’est
plus fondée sur une relation métaphorique, qui donne l’impression
que la vie ou le pouvoir ou l’énergie est identique pour
l’homme et pour la nature (‘’ceci est cela’’)
mais sur une relation qui est plutôt métonymique (‘’ceci
est mis pour cela’’). […] Le langage métonymique
est, ou tend à devenir, un langage analogique, une imitation
verbale de la réalité. » (p. 46)
- Et enfin, la phase démotique correspond à une phase
descriptive du monde : « elle implique la séparation nette
entre sujet et objet corollairement à la description d’un
ordre naturel objectif (p. 53). Dans ce cas, le critère de vérité
est lié à la source extérieure de la description
plutôt qu’à la cohérence interne du raisonnement
(p. 53). […]Le problème de l’illusion et de la réalité
prend donc une importance fondamentale pour le langage dans la troisième
phase (p. 53). retour au texte
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