Olivier KLEIN
Adieu Téhéran
’attends pour tirer. En cherchant à deviner ses pensées.
« Qu’est-ce qu’elle attend ? Qu’est-ce qu’elle fait ? » Et lui, pendant ce temps, toujours cet œil noir, observateur, celui qui scrutait, qui fouinait, sur chacun de mes gestes, sur mes mains. Sur mon cul, aussi. Et moi, docile, un bon petit soldat confiant, silencieux, voilà ce que j’étais. Ce que je ne serai plus jamais.
La première fois que je suis venue à l’entraînement, ils avaient refusé de me prendre. Trop jeune. Trop ronde, trop grosse. Trop femme. A la fin, j’ai attrapé un Benelli, un P95 ou un 90, je ne sais plus, qui était accroché devant moi. Un groupement de trois, pour une gamine de quatorze ans, de vingt-cinq mètres, un manteau islamique jusqu’aux chevilles, ça les a impressionné. Le fouineur m’a demandé où j’avais appris. C’est mon père, ce héros, qui voulait que sa fille sache entrer dans la gueule du lion et en ressortir intacte, qui m’entraînait avec le pistolet qu’il avait reçu à l’armée, un vieux Sig Sauer. « Comme ça, on te respectera. » Quand même, ils l’ont eu, à la fin. Et moi, j’en étais là. Seule. Mais le fouineur m’a pris. Il m’a mis au régime, il me garderait si je perdais onze kilos, m’a inscrit à l’entraînement du soir, m’a trouvé un lit dans une espèce d’orphelinat de saintes-nitouches hypocrites, qui partaient au front réconforter les soldats, à peine pubères, portant tchadors et manteaux les plus stricts, toujours la prière à la bouche, et dans le regard, quand elles revenaient, ce quelque chose qui me disait qu’elles étaient femmes. J’étais dispensée, parce que je ne faisais pas de compromis sur le reste : Première en arabe, en religion, première en tout d’ailleurs. Levée à 4 heures, priant, courant vers l’école sans un regard pour qui m’adressait la parole, exemplaire pupille de la révolution, apprenant, ânonnant, priant, courant, visant, tirant, rajustant mon foulard pour que rien ne dépasse, me changeant, courant quatre kilomètres en portant des kilos à bout de bras, rentrant en taxi partagé toujours bondé, priant, dormant. On ne tient vraiment que les promesses faites à des morts. Ma volonté, mon désir. Je ne voyais que ça : En tir, j’étais la seule femme du pays. Je n’avais plus qu’à m’accrocher, tenir bon deux ans, trois ans, et je serais sélectionnée pour une compétition. On me donnerait un visa de sortie de ce beau pays, un visa d’entrée pour ailleurs, n’importe où, et sitôt dehors, je demanderais l’asile. Et plus rien. Pas un regret, pas de remords, pas un coup de fil, pas même un souvenir. Vivre. Je comptais les mois. On était en janvier. A la fin du printemps auraient lieu les sélections pour les jeux olympiques, à Vienne. Je savais que mon père avait un vague cousin en Autriche, près de Linz. Il pourrait m’aider, me trouver un avocat. Mais je ne savais rien de lui. Pas un téléphone, pas une adresse, pas un nom, juste le souvenir d’un jeune homme mince, à la peau grisâtre que j’avais croisé, moi courant, lui à bout de souffle, au milieu de notre escalier. L’opium. Bien que clerc de notaire, payé moitié moins qu’un professeur, il roulait dans une énorme décapotable allemande, toujours ganté de lin pour cacher ses doigts jaunes. Quand il avait commencé à se tromper dans les comptes, pour ne pas que les notaires s’en aperçoivent, il emportait les registres avec lui le soir et tentait de réparer, refaisant les opérations, inventant de fausses ventes. Puis la braise chauffait, rougissait, et la barre d’opium attendait qu’on en découpe un morceau. Alors il oubliait les livres de compte - jusqu’au lendemain. La famille avait fini par le savoir, des clients s’étaient plaints, on avait discrètement payé son départ. Acheté le silence de ce notaire, qui me toisait maintenant. Moi qui n’avais pas l’âge de ses filles, et qui troublais sa conversation avec ses amis bazaris…Ils étaient restés vautrés, thé à pleine main, un sucre entre les doigts ou sous la langue, avec aux joues une barbe de quatre jours, qu’ils raseraient après être allés se montrer à la mosquée. Levant les yeux vers moi, il se figura quelque chose, mes jambes, peut-être, qui le fit changer d’avis. Il me fit passer dans son bureau avec, pour la galerie, ses secrétaires, qu’il fit sortir comme elles étaient venues, sitôt la porte de devant fermée. Je commençai une histoire. Des voisins, qui ont usurpé nos actes de propriété. Si nous ne produisons pas de pièce, ils arpenteront notre terrain et le joindront aux leurs. Je n’ai plus les titres. Mais un témoignage suffirait – Je m’emmêlais – Vous aviez un clerc, c’était un ami de la famille, il suffirait que – Il suffirait que vous me donniez votre nom, coupa-t-il, me prenant le poignet. Je le repoussai, tentai de m’éloigner et me pris la cheville entre deux fauteuils. Je me forçai à pleurer pour échapper à ses questions – je vous en prie, je dois partir, je vais rater le bus pour Téhéran – mais mes cheveux qui dépassaient devaient émettre ce rayon érotique découvert par le président Bani Sadr, parce qu’il répétait qu’on avait le temps, ne pensait plus au bruit, voulait masser ma cheville endolorie, sécher mes larmes, tu es comme ma fille, dit-il juste avant de me mettre sa langue dans la bouche. Ils prouvent tous leur amour paternel comme ça. En occident il faut tuer le père, un jour. En Iran, c’est le père qui tue le fils. Et la fille, il a juste à l’achever.
« On a des plans pour moi. On sait mieux que moi ce qu’il me faut : Elle a choisi le métier des armes, après le temps de la compétition elle devra, et même aimera les garder. Les filles auront peur d’elle quand elle les contrôlera. Quand elle les fouillera. Quand elle patrouillera avec les autres, le jour comme la nuit. Librement, qu’elle choisira ça… » Je fus tirée de mes pensées en voyant le chauffeur de taxi quitter la route de Téhéran. Lui ne souriait pas. Il se retourna en criant à cause du bruit de la voiture sur le sentier. « Tu n’es pas au centre de tir à cette heure-ci ?… » Il freina au milieu d’une clairière et me fixa : « Mon Dieu, dit-il, il me connaît, il sait mes horaires, mes habitudes... » - Il prononçait tout ça d’un air neutre, sans plaisir, sans tension, comme on lancerait "il est minuit, docteur Mahmoodi" – « Et si le monsieur racontait au centre qu’il m’a vue ici, seule ? On m’arrêterait. On m’interrogerait… »
Mort d’un chauffeur de taxi : le cadavre prouvent Karegar, 47 ans, père de cinq enfants, a été retrouvé ce matin dans sa voiture abandonnée. Assassiné en faisant son travail avec courage et honnêteté, tué de plusieurs dizaines d’impacts portés avec un objet tranchant, sans doute le tournevis retrouvé près de la Paykan. Les enquêteurs penchent pour l’hypothèse d’un vol qui aurait mal tourné, le portefeuille de M. Karegar ayant disparu. Un jeune Afghan pris de panique aurait été aperçu errant le long de la route, selon plusieurs témoins dignes de foi.
A six heures, j’étais sur le pas de tir, avec une seule pensée : cinq cercles concentriques, moi au milieu. C’est tout. « Le sport! le sport », m’avait crié, comme tant de fois à l’entrée, Forani, ce fou de la révolution, toujours volontaire, meneur d’hommes sans armée, qui s’amusait à nous poser les cibles, plein de mépris pour les balles qui lui sifflaient aux oreilles. « Le sport ! » Je ne voulais rien d’autre, ne plus entendre que ce bourdonnement dans ma tête, le temps d’éclater mes tympans. Le temps de me laver. J’avais brûlé mes vêtements à l’essence de la Paykan, nettoyé mes bras et mes mains avec du sable, volé un imperméable, mais je me sentirais sale jusqu’à ce que j’expulse tout ça. Dormir. Etre plus vieille de six mois, voilà ce que je voulais.
Je savais qu’ils ne trouveraient rien dans le taxi. Aucun de ces types ne saurait réagir comme moi si le chauffeur leur sautait dessus. Aucun d’entre eux ne serait capable de garder son sang froid, comme une jeune fille ordinaire habituée à une violence ordinaire. N’importe quel livre, n’importe quel film policier la leur montrent, cette évidence. Si on garde la tête froide, si on ne laisse rien échapper, on y arrivera. On s’en sortira.
La seconde fois que je suis allée chez le notaire, il a été plus direct, m’a proposé un marché. J’ai fait ce qu’il voulait. Tu aurais fait quoi à ma place ? La duplicité, vous, vous ne l’avez pas apprise dès vos premiers pas. On m’a enseigné à dissimuler aux nourrices, oublier des chansonnettes, des contes, mentir aux institutrices, non, mes parents n’ont pas d’alcool à la maison, non, pas de musique. Depuis toujours, les autres n’ont que mon corps, le reste est à dix mille kilomètres, qui m’attend. Chaque tour de piste, chaque tir m’en rapprochent, chaque heure passée à faire ces gestes stupides. Je ne hais pas les mosquées: j’aimais lorsque j’y accompagnais ma grand-mère, le vendredi avant la prière de l’aube, et qu’elle me murmurait à l’oreille « Quand elle s’emplira, colle-toi bien à moi. Ne te perds pas » On y restait toute la matinée, on y mangeait, j’y dormais aussi. Elle me protégeait. J’étais bien. Je suis faite de cela. Et voilà comment on retourne les gens. C’était la fin mars. Quelqu’un avait pensé qu’on devrait aider à débusquer les jeunes qui écouteraient de la musique, les couples, ceux qui pique-niquent dans les parcs pour le nouvel an. Il fallait des volontaires – je l’étais, à deux mois du départ, je n’aurais pas été étonnée que cela simplifie l’enquête de moralité sur moi, qui n’avais pas de garant. On m’avait mis avec un des lutteurs, Atigh, et une jeune veuve de guerre. Elle, qui n’était pas armée, nous précédait, guettant, sans un bruit. Vers onze heures, on s’était arrêté, elle avait proposé d’acheter des glaces italiennes et même insisté pour me l’offrir. Atigh, lui, n’avait pas dit un mot de toute la matinée. On racontait que son frère était revenu de Bassora après deux ans de guerre, ayant échappé aux balles, aux mines et aux gaz irakiens, et qu’arrivé en pleine journée, personne n’étant à la maison, il avait voulu surprendre ses parents à leur retour. Il avait escaladé le mur, avait glissé, et eux avaient trouvé le corps dans la cour, la valise et les cadeaux près de lui. Depuis, les maladies qui avaient toujours empêché Atigh de partir pour le front n’avaient pas cessé mais, avec son AK-47 qu’il tenait trop près du canon, et son air infantile, il se montrait plus volontaire en ville. Alors la veuve les a vus : Un couple d’adolescents, des étudiants, peut-être même des lycéens. Nous étions déjà sur eux, je me suis avancée pour les sermonner, être la première, ne pas laisser l’initiative aux deux autres, et faire partir les gamins. Atigh aussi voulait y aller, il était calme, mais la veuve a commencé à les insulter. Soudain le garçon s’est levé, l’a giflée. Je ne tenais plus Atigh. La petite s’enfuit, oubliée, tandis qu’il se jetait sur le jeune homme, le frappant à coups de crosse sur le visage puis sur tout le corps, hurlant qu’ils insultaient les martyrs et lui fracassant les dents une à une avec le tube de son arme. Il y allait si fort que la veuve elle-même avait fini par se figer d’horreur. Elle semblait si terrifiée que je n’ai pas hésité : Une fois, dans ma vie, je n’ai pas pensé aux conséquences. J’ai visé la main d’Atigh, et j’ai eu sa main qui tenait la vieille Kalachnikov. J’ai perdu mon calme. La veuve était derrière moi, qui pleurait en silence. J’allais tout perdre, toutes ces années, je le savais pourtant à la seconde où je me suis approché d’Atigh. Parce je prenais ma revanche, enfin un peu de plaisir, et que je n’écoutais que celui-ci. J’avais une mémoire à soulager, une cohorte de petites humiliations, de bouches fermées. Lui restait interdit, le regard allant et venant de sa main à moi. Comme si la rage froide avec laquelle je lui tirai dessus, deux fois, trois fois, quatre fois, n’était pas plus forte que la sienne. Parce que simplement plus courte. Mon sac est plus lourd que le tien.
Le silence de la veuve n’aurait qu’un temps, je le savais. Elle avait vu trop de jeunesse bousillée, avait-elle dit, pour qu’elle m’envoie y passer aussi. Pour ce futur, elle m’avait aidé à retirer les balles, confirmé ma version. Mais elle pouvait changer d’avis. Et de toute façon, on me regardait différemment. « Il est difficile de représenter la nation, si on a une part d’ombre », m’avait dit le fouineur. J’en étais là. Ceux qui ne doutaient jamais avaient, là, eu un doute, à mon sujet, et que j’aie tenu tête aux interrogatoires, qu’aucun élément matériel n’ait porté de soupçon sur moi, qu’on ait pendu la semaine après le meurtre ce Dracula, un des réfugiés afghans à qui l’ONU offrait un sac de riz pour qu’ils repartent d’Iran – il avait dû regretter d’avoir refusé - cela ne changeait pas ce qu’on avait décidé à la fédération : J’avais été mêlée à une affaire, de près ou de loin, coupable ou victime. C’était déjà trop. Le fouineur est venu, me l’a dit le jour des funérailles, tandis que je pleurais sur moi à côté de la mère d’Atigh : J’irais à Vienne, puisque mon nom y avait été donné, non comme seule femme représentant l’Iran, mais comme seule athlète sélectionnée du pays. Ils ne pouvaient pas renoncer à cela. Mais une escorte m’accompagnait, sans me quitter un instant. Cinq types de Herasat. Je savais que je n’arriverais jamais à m’échapper. Pas une chance. J’étais parmi vous, sans doute, et en même temps emprisonnée, une ombre errant de la chambre à la piste, et de la piste à la chambre, faisant même répondre aux journalistes le truc habituel : « Venez en Iran, nous n’avons rien à cacher » « Je ne connais pas le livre de Salman Rushdie, mais insulter l’Islam est un péché, et je verrai avec plaisir le jour de sa repentance… »
Je suis rentrée, avec ma médaille. J’ai compris que je n’avais plus beaucoup de temps. Herasat m’avait provisoirement remis sous le contrôle de la fédération de tir, mais cela redeviendrait rapidement aussi serré qu’à Vienne. Depuis, je passe mes nuits sur les tapis de mosquées près du bazar, avec d’autres femmes seules. Je change de quartier tous les deux jours, pour qu’on ne me remarque pas, qu’on ne me pose pas de questions. Je n’ai plus de regret. Mes yeux sont secs. Hypocrite, je l’étais, je le concède. Pas plus qu’un autre. Pour ce que ça change, maintenant. Par ici, on entendra reparler de Dracula avant peu. Mais toi, tu ne le liras pas, fouineur. Tu n’as plus que ça, un canon dans la bouche, et une pauvre fille qui parle toute seule, depuis trop longtemps.
J’attends pour tirer. Ils ne m’auront pas vivante.