Olivier KLEIN
Compatriote
uand l'Empire turc régnait jusqu'à la Mecque, et même jusqu'à Alger, le cœur du monde musulman était quelque part dans le palais impérial de Constantinople, dans une pièce où l'on accédait par sept portes : le salon du Bey, où convergeaient les sept peuples, au-delà de leurs différences, une seule nation, comme un seul homme."
Ottoman. C'est ottoman qu'il était, l'empire, pas turc.
"Voilà, de la même manière, nous sommes aujourd'hui autour d'Hassan, chacun pour des raisons qui lui sont propres. La porte par laquelle je suis entré, c'est en tant que fils de victime du colonialisme, et moi-même du néocolonialisme, que je l'ai franchie. Ceux qui défendent leur religion, on les appelle terroristes : Comme si pendant la guerre avec les Allemands, on avait appelé terroristes les résistants. Et j'ai maintenant une demande…"
* * *
Mercredi, 10h43. Spengler entre le premier dans le car de CRS - mais c'est moi qu'ils regardent tous. Les premiers mots qui leur viennent à l'esprit ?
"Un bleu effrayé par son propre flingue" ?
"Un de ces gamins diplômés" ?
"Encore un connard de l'antiterrorisme qui veut nous apprendre le terrain" ?
"Putain, ils sont partout". Oui, les bronzés, les larbi, les fellaghas, ceux qui posent chaque semaine des bombes qui tuent les braves gens, ceux qui sont autour de nous sur le marché Barbès, aux étals, dans les travées, et mon père, et ma mère, qui vient chaque samedi de Drancy par le train de 10h53, avec un joli foulard bleu pour faire les courses de la semaine, son lourd devoir accepté pour prix du plaisir qui l'attend ensuite, aller au hammam retrouver Mme Belaïcha et Mme Kridallah, et en gonflant de fierté la serviette qui lui recouvre la poitrine, leur parler de son fils aîné, qu'est pas un bon à rien, que c'était des sacrifices mais que ça valait la peine, qu'est inspecteur de police.
On n'est pas là pour leur donner des ordres. Spengler : Ces connards de la préf. qui vous envoient ici. Les enculés bricoleurs de Butagaz les testent pas avec des patates et des navets.
- On se les gèle, on n'a pas le droit de garder le moteur allumé.
- Comment vous vous arrangez ? je demande. Le capitaine me regarde, un bon œil, chaleureux, celui-là n'a rien contre moi.
- Article 22 : Chacun se démerde comme il peut. Y a les mini-chauffages à essence qu'on se met dans les poches, il y a le double journal sous le tricot, qu'est-ce tu veux que je te dise…
Vous picolez, mais tu vas pas le confier à un gradé d'un autre service. On sort du car avec lui, passe les collègues à l'entrée du marché, les clients doivent s'écarter pour arriver sans les toucher. Ca se fait dans un silence de plomb, les jeunes surtout se sentent sur la bande de Gaza, ils avancent en baissant la tête, puis leur jettent sitôt dépassés un regard qui gueule "tu me dis que je suis un criminel en venant chez moi". Chez moi. C'est même pas de la tension.
C'est de chaque côté la honte de l'autre, du regard de l'autre, une invitation à aller au GIA. Et le capitaine bon enfant qui ne sent rien me souffle "Dis donc, t'as un bout d'accent, d'où tu viens toi ?" J'ai passé mon enfance à Toulouse. Il sourit : "Blagnac" - va voir un des CRS à l'orée du marché, lui fait ranger son fusil dans le camion et me tape sur l'épaule. "Tu fais du rugby, un peu, non ?
- Ces temps-ci, pas vraiment. Je viens d'arriver, mais il paraît qu'on bosse comme des ânes depuis que ça pète." Spengler me regarde en rigolant, "T'as rien vu mon gamin, t'as rien vu.
- Y en a pour longtemps ? demande Blagnac.
- Ce qui se dit, c'est que même les chefs sont dans le brouillard, aucune info sur personne, ni poseurs, ni clients, ni réseaux. Les bombes parlent pas, on n'a pas d'indics dans les mosquées, personne à écouter. On joue aux dés.
* * *
Spengler m'attend dans la voiture. Il me regarde à peine.
- Qu'est-ce que tu fous-là ? Retourne chez les CRS. S'ils veulent de toi, remarque, parce qu'avec ton esprit de troupe, c'est militaire que tu devrais être. Légionnaire même.
Je reste à le fixer, interdit.
- Tu es avec nous ou avec eux ?
- Je lui ai seulement dit que…
- Un CRS te chante Cher pays de notre enfance et tu lui balances tout, comme on est des nuls et qu'on sait rien, ce qu'on fait et ce qu'on fait pas ?… Qu'est-ce qu'il te faut pour comprendre que t'es dans un groupe ? Des rites, une cérémonie de chevalier ? Qu'on t'accueille avec les flambeaux et qu'on prononce les paroles magiques ? Y a pas de rite, mon garçon, y en a plus, t'arrives trop tard, c'est toi qui joues aux dés. Faut comprendre à demi-mot… Allez, descends de voiture. Et embrasse-moi.
J'ouvre la porte.
- Parce que tu me verras plus. Tu vois, moi j'avais signé en rentrant d'Algérie, et je trouvais que c'était pas mal de finir avec toi, ça bouclait la boucle, on en aurait parlé. Et au bout de quatre heures je change de partenaire ! Pour le prochain - allez, serre-moi la main - ou dans ton intérêt, faut que tu te décides : Avec qui tu es ?
Je le regarde partir sans rien faire, sans rien dire, sans même hausser les épaules. Seul.
* * *
Tatatah ! Sermini lace ses chaussures montantes. Tatatah ! Il ajuste son chrono en jouant des muscles, il enfile sa parka en Gore Tex pour travailler dans le froid, vérifie ses affaires et son sac Nick la police, son script et ses notes, son plan de travail, sa bombe lacrymo - un réalisateur est comme un guerrier, il vise, shoote, et un bon guerrier est méthodique.
Sermini croit un quart d'heure à cette préparation optimale. Et puis il se sent de nouveau vidé de l'intérieur, épuisé, nerveux. Eternelle prison. Il n'a pas dormi de la nuit. La voiture vient le chercher dans dix minutes, il a le temps de s'en rouler un et de le fumer. C'est la première bouffée qui est dure, à jeun à la place du café, mais après Sermini va mieux. La peur a disparu. Il retourne dans la chambre, se penche sur le lit, passe la main sur les cheveux de la jeune femme qui dort. Yasmina, je m'en vais. Elle se tourne vers lui, ébauche un sourire, les lèvres encore rouges de la veille, un maquillage défait sur le visage. Attends, prends un peu d'argent, dit-elle en se penchant vers une robe décolletée jetée à terre. Du soutien-gorge elle tire quelques billets de cent francs et lui les glisse dans le pull. "Garde la monnaie." La porte s'ouvre, Sermini va saisir sa part de chance. A la bonne heure.Silence dans la voiture. "Qu'est-ce que je fous là, pense Valard en vérifiant la balance de la caméra. Je me lève à cinq heures pour un tournage pas payé, en vidéo, un reportage en plus, et avec lui ?" Il se revoit le maternant il y a plus d'un an, sur un court-métrage. Jusqu'au moment où Sermini passe le point de non-retour. Chasse la maquilleuse. Elle était juive. Quand elle avait passé la porte, il avait murmuré "Judas" entre les dents. Pas un membre de l'équipe n'était parti. Par sens du devoir, celui d'achever un film entamé. Et on n'en est pas fier. La vérité, c'est que Valard aurait mauvaise conscience de ne pas aider ce fils d'ouvrier. Et qu'en le faisant, il l'a pourtant plus mauvaise encore. L'autre passager a trop à faire pour penser, quinze mille francs pour boucler un docu, comment mendier à droite et à gauche pour un micro, un système de montage, comment bricoler, repousser, mentir un peu… et à chaque film se faire quelques ennemis de plus. Tout ça a commencé il y a très longtemps dans des salles de cinéma en voyant L'Enfant sauvage, 2001 Odyssée de l'Espace, Alien, à rêver de faire ça, d'en être, de toucher ça d'une façon ou d'une autre, peu importe l'argent qu'on gagnera. Et, de nuits blanches à achever un court-métrage en vague promesse de téléfilm, on en est arrivés là. A faire les choses pour faire, pour s'occuper en attendant qu'arrive le vrai film, celui qu'on espère vraiment… Ils sont fatigués. La Simca dépasse le cimetière de Montmartre, fait le tour de la Butte, se gare, on n'a plus le temps de réfléchir. Tatatah ! Le guerrier s'élance hors du charnier natal, suivi par la caméra, entre dans un petit café arabe face à un foyer - "Filme" - il s'avance vers un des clients, une cinquantaine d'années, rasé de près : "Je fais un film sur les Maghrébins de France. Raconte-moi comment tu vis ici." L'homme est impressionné par la caméra, sans doute aussi par le fait de répondre en français. "Ca va. Ca va bien. - Et toi, tu es arrivé quand ? - 1964, le bateau "La Marseillaise", 27 mai 64. - Et tu as trouvé du travail ? - le travail on l'avait déjà, c'était l'monsieur de chez Peugeot qui était venu nous voir en Algérie. Eh oui." L'homme sourit d'un air de s'excuser, faut que j'y aille maintenant, allez bonne journée, et il sort, Sermini le suit, la caméra à ses côtés, il tire Valard par l'épaule, autour d'eux un groupe d'une douzaine de clients s'est formé, qui les suit, d'autres badauds s'approchent, "mais la vie tous les jours, c'est comment ?" L'objectif suit le doigt de Sermini et braque un petit homme en cravate: "Oui, ça va, pas de problème, on a la maison, on a fait venir la famille." Sermini est galvanisé par les regards autour de lui, comme il cherche un client, un bon, une pensée lui traverse l'esprit : Tu fais un film sans histoire, des travailleurs immigrés qui te parlent de la villa qu'ils ont construit au bled… "Oui msieur, on est bien en France, oui les gens ils sont gentils avec nous pas de problème, on a le travail, on est comme là-bas avec le satellite maintenant" - personne n'en voudra de ton film, les mecs des télés te jetteront ta cassette à la tête en te parlant doucement comme à un petit garçon demeuré (si tu as la chance de les voir en personne) - On est gentil avec lui parce qu'il a pas eu de chance dans la vie, quand même son père était OS chez Renault et le voilà réalisateur, ça laisse rêveur, on est un super pays - et quelques vrais réalisateurs te diront salut Sermini comment ça va t'as des projets ouais c'est dur en ce moment, en traversant la salle d'attente avant d'aller passer le week-end en Normandie, "moi j'ai pris l'épicerie avec le crédit et la prime quand l'usine elle a fermé, bon ils avaient plus besoin de nous", l'homme sourit encore quand Sermini commence à lui crier dessus, tu trouves qu'ils vous ont bien traités ? Ils sont venus vous chercher, ils vous ont pressés comme des citrons et ils vous ont jeté avec des miettes, et toi tu es content ! - Sermini tire le cadreur d'une main vers le visage de l'homme abasourdi qu'il tient par le col - Content ! - ça s'échauffe autour d'eux, certains vont dans son sens et crient c'est vrai, on est contrôlés par les flics tout le temps, on nous loue pas les appartements - mais un bon tiers de la foule se lève contre Sermini, un jeune, fils de l'épicier semble-t-il essaie de le frapper au visage, or Sermini est chaud, et puis il est grand et mince, esquive facilement, mais l'essentiel est qu'une barrière a lâché, les garçons se bousculent pour témoigner devant la caméra, que Valard tente autant d'équilibrer que de protéger, ils repoussent les anciens pour crier leur rancœur, leur non-histoire, Sermini sourit, au milieu de la cohue, le vieil épicier est ballotté de droite à gauche, il tente de parler à l'objectif, toujours le rictus figé sur le visage, mais il est trop tard, plus personne ne le regarde, alors il crie, et ce sont les premières paroles en arabe, il crie tu n'as pas le droit de dire que j'ai été piétiné, parce que je ne suis pas un lâche ! Je me suis battu !
Silence, autour de lui, quelques secondes. Sermini regarde la caméra, qui cherche où se poser, panote sur les visages essoufflés. On sait comment tu t'es battu. Un adolescent crache au visage de l'homme, lui lançant deux syllabes : "harki." Et c'est comme un geyser jaillissant autour de Sermini, des gamins se saisissent les uns les autres à la gorge, des passants hurlent de les séparer, ce n'est plus un camp s'opposant à un autre mais un maelström complet dont les forces se divisent encore et encore, des courants hurlants, violents, qui vont et viennent dans un mouvement chaotique, où personne ne sait plus qui hait qui au-delà de la portée de ses poings. Le guerrier relève la tête, apercevant la caméra qui s'éloigne saine et sauve, il sourit à la victoire.
* * *
Spengler parie vingt sacs que je ne trouverai pas le client intéressant dans la vingtaine qu'on vient d'amener, gueulant et se débattant. Posons 200 sur les siens.
- Le petit moustachu à la tête de Zorro, là-bas. Ils lui ont tous jeté au moins un regard, genre respect, depuis qu'ils sont arrivés.
Il empoche mon billet.
- Genre respect. T'es même pas capable de reconnaître un Algérien d'un Marocain, gamin. Pas de chance, si tu croyais qu'on t'avait engagé pour ton DEUG de droit.
Je reste le nez sur la glace sans tain, comme un gamin devant une boulangerie, qui doit choisir sans connaître ni les noms ni le contenu. Bon : Un. Il est mobile, adaptable et influençable. Eliminer les plus de trente-cinq ans. Deux : un mec assez stupide pour se faire rafler dans une bagarre de rue n'appartiendrait pas à un réseau, même de loin. Ou peut-être pas encore. Celui que je cherche n'en est pas encore. Il ne sait pas, il veut savoir. Les mecs du commissariat commencent à revenir avec les PV d'interrogatoires. Zaoui, maçon, né à Blida, casier vierge depuis 1961. Bellouach, pompiste, né à, déclare aller en Algérie tous les ans, trouvé un tract sans intérêt sur lui, refuse de répondre à la question sur sa fréquentation des mosquées. C'est son droit. Neustadt, né à Strasbourg - Alsacien ? - Un mec d'une équipe de télé, c'est eux qui ont chauffé les autres. Leur, comment on dit, journaliste quoi, le chef de l'équipe est arabe, 25 ans, le mec le décrit comme un fou furieux, normalement il arrive à calmer l'animal, mais là ça a dérapé. - C'est quoi ce film ? - Le problème maghrébin à Paris. - La télé confirme ? - Ils travaillent pas pour une télé, c'est un truc genre amateur. Bon, il reconnaît qu'ils ont merdé, et s'engage à tenir son sbire, on le relâche ?
- Il est prêt à parier deux cents balles là-dessus ?
* * *
Jeudi, 20h37. Salle de repos. Paris-beurre. A la table d'à côté, cinq collègues, la quarantaine, blaguent. Le super-héros qui vole entre les buildings avec sa cape bleue ? - Superman. - Celui qui vole accroché à des fils d'araignées ? - Spiderman. - Celui qui vole dans les supermarchés ? - Musulmane !
Je suis couleur de muraille. Je n'entends rien, je lis mes blancs. Depuis quelques années, il fallait qu'il y ait une femme par commissariat. Et un khoroto maintenant. Démerdez-vous avec ça. Je plains les collègues femmes arabes.
21h. Sermini récupère ses affaires et sort du poste, deux bonnes heures après son équipe. Il prend un taxi pour chez lui, 51 rue Doudeauville. Reste cinq minutes, le temps de se changer. Pas trop le look d'un combattant de l'Islam. Trouvé chez lui quelques vidéos sans intérêt pour l'enquête - regardé son précédent court métrage, pas si mal, genre "La Ronde" d'Ophuls, un collier passe de mains en mains, on le suit. Pas plus mauvais qu'un autre. - Emprunté son carnet d'adresse. Il n'a pas de parents ? Pas de frère ni de sœur ? Pourquoi ? Pas de littérature islamique. Même pas le Coran. Pas de lettres. Cassette du répondeur sans intérêt. Est-ce que j'ai choisi le bon véhicule ? Quelques vêtements de femme, jeune visiblement. Parfum de vanille. Un numéro de téléphone noté sur la carte d'une boîte de Pigalle : Taxi Girls, boulevard de Clichy. C'est ça : Une combattante de l'Islam.
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Ses mèches blondes lui caressent le ventre. Elle déshabille Sermini en l'embrassant et lui mordillant les seins. C'est elle qui a payé l'hôtel, elle qui lui avait donné rendez-vous au Palace. Elle avait pensé ne pas venir, se disant que c'était les prendre au berceau. Ou bien venir et s'en tenir au film. - Et merde, est-ce qu'Yves a eu ce genre de scrupule ? Si c'est à moi de faire mon examen de conscience, je dirai que je suis dans ce lit pour A/ la beauté du diable. B/ l'idée que ce gamin va dans des endroits dangereux, que ces mains ont serré celles de gens que je ne verrai jamais parce que j'en ai peur. Et qu'elles ne tremblent pas. Que ça me lave des lâchetés, petites et grandes, je suppose. C/ Il est jeune, oui, et bien foutu. A la limite, l'ordre est B, A, C, mais C n'est jamais en premier.
Même au lit, la hiérarchie reste telle qu'elle était dans le monde vertical : Elle fait, guide, et Sermini suit. Elle le prendra sous son aile, et Yves sera furieux. - "Qu'est-ce que tu crois, que c'est de l'amour ? - C'est toi qui me parles d'amour ? - Ouvre les yeux, Aline, c'est même pas du désir, une chargée de programme qui se tape un jeune réal, c'est du pouvoir sous sa forme la plus minable : Sous la forme de cul. - En tout cas lui me baise même à sept heures du matin." Le monde appartient à celui qui me lève de bonne heure. Avoue-le, toi l'avocat proclamé ami des peuples, que ce qui te fait mal c'est que ce soit un Arabe qui baise ta femme. Et tu n'as personne à qui oser le dire.
Sermini regarde sa pygmalionne. Encore un petit effort, il va jouir.
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Vendredi, 0H48. "T'es dans le ciné ? C'est marrant, mon copain aussi." Yasmina, 23 ans, hôtesse, montante sans doute. Elle m'entraîne dans l'arrière-salle pour discuter. Sermini et elle ne sont pas vraiment ensemble : Comme les filles qui se réveillent viennent à notre rencontre, elle lance "C'est mon homme, Angèle. Je pause un quart d'heure." Elle n'a jamais rencontré ses copains. S'il en a. Voudrait prendre un appart seule avec sa fille, qui est en province chez le père. A trouvé un studio mais le propriétaire veut des bulletins de paie. Je promets de lui en imprimer des faux. Appeler le proprio.
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Le guerrier se réveille dans la chambre vide. Pas de mot. Il tire une bouffée, tousse, regarde autour de lui, ça lui rappelle le lendemain de sa première fois, mercredi 24 septembre 1981 après-midi. Dans le métro, il se sentait fort, le regard puissant. Il affrontait avec confiance celui des passagers : Passé de l'autre côté du miroir, comme l'Alice d'Homère. Tatatah !
11h17. Il appelle Valard, se fait éconduire par l'amie de celui-ci - "Et c'est pas la peine de le rappeler" - Chez Neustadt, un répondeur.Les lâches. Un revers et ils renoncent - mais tu vois, il y a deux types de commandements, les maréchaux de 14-18 qui envoient les autres, et ceux de Napoléon qui foncent en tête. Oui, sabre au clair, Sermini continue, et qu'ils ont peur prouve qu'il est sur la Voie.
A cause de la neige, Sermini est entré dans le sas avec son casque de scooter encore sur la tête. L'agent de sécurité n'ouvre pas. Un temps. Découvrir son visage. Sermini s'exécute. Mais le Bounty bloque, appelle la secrétaire - non elle n'a pas de rendez-vous cet après-midi. Vous ne pouvez… - c'est moi qui vous l'ai DIT que je n'avais pas rendez-vous ! - le ton monte, laissez-moi entrer que je l'appelle au téléphone, Sermini frappe la vitre du plat de la main, le Bounty qui lui ordonne de dégager le sas, tous les autres cerbères, identiques à la couture près, un colosse noir portant pantalon gris et blazer marine, vous le voyez autour de vous dix fois par jour, le magasin change et le bras armé semble le même, manufacturé, vous n'y prêtez pas attention - Il y a des gens qui travaillent, laissez-les passer ! Sermini hurle, à renfort de casque, les assistantes dans le patio s'arrêtent pour regarder ce fou dangereux coincé dans le bocal, et le Bounty est de plus en plus poli. Dans ses ordres. Noir à l'extérieur, et blanc à l'intérieur.
Quand il entre dans la mosquée de la rue Myrha, les visages se détournent de lui, visiblement gênés par la présence de la caméra. Il quitte ses chaussures d'une main, appuie sur REC, autofocus, et filme de l'autre, avance en suivant les hommes qui arrivent, s'installent, certains se saluent, d'autres s'asseyent sans regarder alentour. En quelques secondes, un moustachu et un barbu, avec des chemises de Tergal boutonnées jusqu'en haut, arrivent derrière lui, extrêmement formalistes, le prient obligeamment de bien vouloir les accompagner. D'un mouvement du buste, Sermini fait passer sa caméra de l'épaule à la hauteur des reins sans cesser de tourner, ce qu'ils ne remarquent pas, et les suit. Un corridor recouvert d'affiches - du texte seulement, pas une photo. Et Sermini ne sait pas lire l'arabe - ils croisent une très jeune Africaine en foulard, qui marche plaquée contre le mur, sans un bruit. Comme son manteau couvre toute forme jusqu'à terre, elle semble flotter d'un bout à l'autre du couloir. Une cour vide, puis un long souterrain aux murs totalement nus.
Qui sont ces types ? Que veulent-ils ? Ils portent des espèces de bottes de combat. Les pas de celui qui le précède résonnent sur les parois, ceux de l'autre sonnent plus sourd, plus lourd. Chaque porte franchie, ils referment à clef la serrure derrière eux. Ici, Sermini ne perçoit plus aucun bruit de l'extérieur, comme dans un bunker. Ils vont se retourner vers lui et le cogner, et il ne pourra pas appeler, personne ne l'entendra crier. Il ne crie pas. Ils se retournent, il sort la bombe de son sac et asperge en plein visage le premier, qui part dans un violent coup de tête sur une carte d'Algérie au niveau d'Oran la sensuelle. Le deuxième, celui des chaussures, est à deux mètres, bras écartés, mains ouvertes. Il a le même air fatigué que le père Sermini, la carrure aussi. Les mains de travailleur s'avancent vers Sermini, son doigt remet la pression, l'homme tombe sur le côté dans un vacarme de chairs et de clefs - ce type est un sonore, il marche bruyamment, tombe bruyamment, sûr qu'il ronfle la nuit - mais ça ne se remarque pas parce que Sermini tousse beaucoup. Il s'est approché de l'homme bruyant qui remue doucement sur lui-même comme un ver, s'est accroupi à ses côtés, mais il n'arrive pas à tendre la main pour lui prendre les clefs dans la poche. Il faut partir, Sermini. Avant qu'ils ne reprennent leurs esprits, dans quelques secondes. Avant qu'un autre barbu traverse ce couloir ou vienne avec une batte de base-ball réduire en bouillie tant de projets, de bonne volonté et d'aspirations. Avance ta main. Je ne peux pas. Oublie la poignée maternelle, la grosse Kelton mécanique au poignet - étanche 5 mètres seulement, c'est assez pour curer une fosse, et de toute façon mon père y sait pas nager -. Arrête de pleurer, prends les clefs et sauve-toi, tant pis pour le film - je sais pas, je peux pas, pourquoi ça foire toujours avec moi, pourquoi c'est moi qui me prends les coups de ceinturon, les cris ?
Où est le guerrier ? L'homme parvient péniblement à rouvrir un peu ses yeux bouffis par le gaz. Dans la brume, il entend Sermini gémir non loin de lui. Il se relève sur le coude, serre les poings, le regarde qui pleure en ânonnant, épaules rentrées, la bombe tombée à terre entre eux deux. L'homme le saisit par la nuque, il se redresse. Et plaque l'enfant contre sa poitrine.
* * *
Tu dormiras ici. Mange d'abord. Non, c'est ma fille qui l'a préparé. Je suis tout seul avec les enfants, ici. C'est chez mon frère, enfin comme chez moi. On n'habite que le premier étage, en bas il y a les revues, tu pourrais t'y installer. On verra demain. Il y a pas d'histoire d'argent, on n'en parle plus. Pour la mosquée, bien sûr, tu trouveras une réparation, symbolique. Faudra y réfléchir. On verra demain. Dors.
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Lundi, 17h23. Cassette n°1995.10.14BAT. "C'est Aline, j'ai eu le rendez-vous avec Canal pour dans 2 semaines. Ca a été dur, forcing-forcing… mais bon, elles veulent voir une dizaine de minutes de rushes pour se décider. Tourne quelque chose de chaud, genre "Au cœur des réseaux islamistes". Tu crois que tu peux avoir ça ? C'est là-dessus que je leur ai vendu le rendez-vous. Appelle-moi à la prod demain après-midi - à propos, le 5 à 7 c'est très démodé, c'est l'heure du déjeuner ces temps-ci."
* * *
Au milieu de la cité, exactement entre les deux grandes barres et les deux minces, il y a une petite baraque en dur qui a dû servir à abriter un gardien. Un long couloir y mène à une pièce mal éclairée d'où on ne voit l'extérieur que comme une lueur au bout d'un tunnel sombre, comme dans la corrida le conduit du taureau vers la piste. C'est là qu'on quitte sa peau de civil. Sermini essaie d'enfiler son costume de clown sans croiser son reflet, et les gens de l'association donnent le signe du départ. "Nous repousserons le racisme cage d'escalier par cage d'escalier". On sort, sous les quolibets des adolescents qui se hèlent les uns les autres pour indiquer le plus ridicule du cortège, "eh Momo regarde çui là !" la fée, la princesse passent sans encombres, puis l'homme des cavernes, et Sermini, le clown blanc, l'homme du néant qui frappe le tambour sur son ventre, à le faire péter, pour tromper sa honte, ne pas entendre les filles riant autour de lui, plus cruelles encore que les garçons, repoussant négligemment d'une main sur le visage ou d'un coup de cuisse les enfants ébahis qui marchent le long du cortège au rythme de la parade. On les attire, puis on leur lira des histoires, avant de leur prêter des bouquins. Le livre entrera dans les maisons. On a perdu les grands, pour eux c'est trop tard, on va sauver les enfants, c'est beau à pleurer de voir la tête des petits qui écoutent bouche bée, c'est ce qu'on a dit à Sermini, parce qu'il en est loin, encore trois processions en forme de 8, faut que ceux des étages entendent le bruit, aient le temps d'un combat moral entre la télé et le parvis, qu'ils descendent, supporter en attendant les lazzis des gazelles qui occupaient déjà le terrain, vlam vlam le tambour, elles lui crient en plein visage, "Messa ! Mate l'aut' avec son costume de pédé !", il sent leur haleine légère, vlam vlam, la parade atteint la frontière invisible de la zone des garçons, et les filles s'arrêtent imperceptiblement, Sermini tonne encore plus fort, fixe les enfants dans les yeux pour fuir le regard des adolescents, il a toujours méprisé les glandeurs comme eux, mais les rires et le nombre sont de leur côté, et il n'est pas fier, il leur donne raison, il paye sa dette mais ne s'enrichit pas, il a honte de ce clown qui fait le tour de la cité en cognant sur son tambour comme le lapin Duracell, il voudrait le poser là et s'en aller - ce serait perdre la face que reprendre sa parole, mais ça l'est aussi que d'être là et d'avancer sous le regard amusé des uns, méprisant des autres, ce garçon de son âge qui le toise à chaque passage. "T'as pas honte de faire ça ?" Boum ! Boum ! "T'es en train de bousiller ta vie !" Vlam ! Vlam ! A la troisième fois, Sermini s'immobilise face à lui. A l'entrée de l'immeuble, poings serrés sur ses baguettes. Pas un mot. Sermini ne peut en supporter plus, mais n'arrive pas à lui rentrer dedans. Les monologues lui viennent en rafale à l'esprit - t'es en train de jouer dans un film sur les gorilles, tu vas pas te le cogner, t'as qu'à faire plus le matamore que lui, du son, du volume, des effets de manche, et il part. Mais rien ne sort, pas de volonté, pas même celle de dire non. Alors il reste là, expirant fort, par le nez, de la buée. L'autre s'approche et le jauge, œil contre œil. Un gentil de l'association s'interpose - c'est bon, Mouss, ça va - le garçon le repousse violemment d'un coup d'avant-bras. Leurs regards se soutiennent. Sermini a déjà rabaissé son honneur dans les prologues, il n'a plus de marge. Il se tend. Ne plus rien céder. Le type de l'association revient, essaie de discuter. Calmer le jeu. Le garçon rentre en haussant les épaules. Les enfants se sont écartés du cortège immobile. Repartir ou on les perd ! Accordéon, puis flûte recommencent le tour du terrain, les gamins reviennent vers le centre de gravité. Sans percussions. Sermini a suivi le garçon dans l'ascenseur, l'autre a déjà la posture de défense, d'infimes sauts de boxeur en surplace, des petits coups de tête dans le vide, il occupe l'espace, Sermini avance les mains devant sa poitrine en signe d'apaisement, "je veux pas me battre. - Peut-être t'auras pas le choix. - Où tu te défiles, là ? Si t'as des meilleures idées sur ce qu'y faut faire, assume, je sors la caméra, tu dis ce que t'as à dire." Les sauts se calment, on tourne autour d'un axe excentré, doucement, comme des fauves, sans s'arrêter. "Je parle pas à la télé. C'est propagande et compagnie, ça. L'autre fois les flics à moto qu'ont tué le jeune à coup de matraques vous avez dit que c'était un accident.
- Je travaille pas pour la télé.
- Et tu fais un film pour…
- Mosquée de Paris, coupe le clown. Pour la mosquée de Paris. Je te montre ce que j'ai déjà tourné. - Les portes de l'ascenseur s'ouvrent. - Je m'appelle Sermini." Il lui tend la main. L'autre hésite, puis sort sans la serrer, fait quelques pas au début d'un couloir de deux cents mètres, et ouvre doucement une porte. "Fais pas de bruit, y a ma tante qui dort."
Sermini attend - debout, les bras en croix, jambes écartées, face à un canapé en velours marron, sous un portrait de Bruce Lee en sueur. Sur l'autre mur, Jean-Claude Van Damme, grand écart sur une voie ferrée et, entre le karaté et le close-combat, une broderie de la Mecque- Sermini attend, que le garçon finisse de le fouiller. Pas d'arme, pas de micro. Assieds-toi.
- Tout ce que vous faites ici c'est du vent. Comme ton tambour. De l'air que tu remues.
Il se lève, va chercher un gros classeur jaune, le pose devant Sermini, et l'ouvre.
- Ca c'est censuré à la télé française. Même les journaux, de droite de gauche pareil, ils montrent pas ces trucs.
Un homme au visage boursouflé, l'œil droit en charpie.
- Torture militaire.
Sermini tourne les pages. Une vieille femme hurlant dans une rue d'Alger, vêtue d'un uniforme de police trop grand pour elle. Celui d'un fils, d'un mari ?
- Tu veux la voir, la vraie aide pour la vie des autres…
Dizaines de maisons saccagées, fermes détruites par le feu. Sermini, mal à l'aise, tourne les pages, plus vite. Charniers d'hommes en civil, gardés par des militaires. Un hélicoptère qui tire sur un village.
- Alouette. Livré par la France.
Une cohorte de victimes et de bourreaux l'accompagnent. C'est un autre que celui qu'elle a connu, qui s'est assis face à elle, qui lui chuchotait les mots les plus abominables - un garçon qui pleure, un petit chose. Il faut arrêter. Ce film, tout ce qu'on filme, c'est trop dur, je croyais qu'on pouvait filmer les gens en restant neutre, neutre avec bienveillance, mais non : c'est la guerre, on est soit d'un côté, soit de l'autre, Aline, je me suis trompé, ma place n'est pas là-bas, moi je ne suis pas un homme de combats, tout ce que je veux c'est faire des beaux films, peut-être on pourrait, on pourrait leur dire que ça a changé, qu'on a une autre idée, regarde j'ai une tante qui fait la marieuse à la mosquée, on pourrait la suivre, comment elle organise la première rencontre, comment on… on s'en sortirait comme ça ?…
Il n'est pas un guerrier, elle pas une mère. Le regarde les yeux secs, lui prend le visage à deux mains, et lui souffle en pleine face : Il n'y a pas d'amateur ici. J'ai engagé ma parole.
Sermini relève la tête, aperçoit les trophées qui balisent le territoire de la blonde.
Qui m'a supplié de les appeler ? De leur promettre monts et merveilles, alors que je n'avais rien du tout, et que je marchais à la confiance avec toi ? Je ne vais pas me faire ridiculiser pour une partie de jambes en l'air. Tu continues, comme un grand garçon.
Un lâche. Elle le relève par le col et lui tapote les fesses. Allez, Sermini, quand on a les plus beaux yeux de Paris, on n'a pas le droit de dire des horreurs comme ça. Respire un bon coup, et repars. Elle tourne autour du fauteuil club, se passant machinalement la langue sur les canines, puis s'assied doucement au bureau et glisse son escarpin Scarzza au-dessus du tiroir du bas resté ouvert. Libre, volontaire, et prête.
* * *
Mercredi 16h25 - 17h. Il revient à Paris pour la première fois depuis 48 heures. Dans le bus, semble perdu, ou soucieux. Rentre chez lui. Ne passe ni ne reçoit de coup de fil. Reste seul, lumières baissées, tendu comme un élastoc prêt à craquer. Comme une veillée d'armes. Ce que nous avons fait, nous devrons le défaire à la moisson. Vite. On lève le camp après deux heures.
Ce matin, convocation de toutes les équipes pour rendre compte des enquêtes. Le régulateur et mes propres collègues me demandent d'attester de ma neutralité à l'égard de mon poisson pilote. Spengler se tait. Pour les autres une grande marge de confiance, pour moi strip-tease permanent, nu intégral. Je te demande, en cas de guerre entre la France et l'Algérie, tu te battrais de quel côté ? C'est la question qu'on vient de me poser, au détour d'une discussion, prétendument pour mettre un bémol à l'inquisition de ce matin. A vouloir constamment des gages de ma bonne foi, on va la perdre.
* * *
Ici, votre présence est remarquée et appréciée, Monsieur Sermini. Peu importe votre âge, peu importe votre statut social. On vous appelle par votre nom, et vous respecte. Vous venez seul et vous installez parmi les hommes au premier étage, assis en tailleur le long du mur, autour du tapis, vous gardez le silence et vous vous imprégnez de l'atmosphère de tristesse. Près de vous, quelques hommes pleurent. Vous ne connaissiez pas le défunt, ni sa famille, mais vous avez été recommandé, plusieurs personnes ici plaident votre cause, en ce moment même, et si vous n'avez pas le cœur sec, vous pleurerez vous aussi pendant la toilette mortuaire.
Sermini est-il prêt à toucher un mort inconnu ? Au cinéma, il avait vu des personnages embrasser l'être aimé, et il en était terrifié. Après cela, il regardait sa mère en se demandant s'il désirerait lui caresser le visage une dernière fois, après. C'était mal, d'avoir ce recul. Et le faire quand même, ça vous renversait le cœur, comme vous l'arrache ce chant ininterrompu du muezzin, un chiite venu exprès de Beyrouth, qui accable l'appartement entier par une chaîne de haut-parleurs, égrène incontinent les souffrances du mort et celles des saints martyrs, sautant sans transition de la bataille de Keffyet à la famille en deuil, une action commencée à la Régie Renault s'achevant sur la plaine d'Arafat, dans les larmes et les râles. Les hommes se lèvent, Sermini aussi. Imiter. Un beau vieillard est entré - Arrivé à 21h12 dans Ford Scorpio 845MGX75 grise. Nissim Bouallis, 74 ans, ancien recruteur de l'armée de terre française. Indochine, Casamance, puis Centrafrique. En est depuis l'annulation des élections - un beau vieillard entré, qui salue autour de lui, par de lents hochements de tête. Il appose la paume de ses mains sur ses tempes, et invite l'assemblée à se rasseoir. On lui apporte le micro, celui avec lequel le muezzin chantait une main sur l'oreille, et il commence, dans un arabe littéraire de la plus grande pureté. "Hassan n'aurait pas aimé que nous passions cette soirée à faire son éloge. C'est pourquoi je vous demanderai d'être brefs dans cette évocation de sa mémoire, à la fin de laquelle je conclurai." Il passe la parole à un premier homme, qui parle du rôle du défunt dans la guerre de Libération. Un autre évoque, sur un ton lyrique, sa famille et sa redécouverte tardive de la foi. Plus que quatre hommes et ce sera le tour de Sermini. Sur le parcours du micro, chacun prononce quelques mots sur le défunt, toujours différents de ton et de contenu, comme autant de perles d'un chapelet, et Sermini se sent noué d'angoisse à l'idée de prendre son tour, pour parler d'un inconnu à des inconnus, en arabe de surcroît. Imposteur ici, imposteur ailleurs. Il se figure le gisant, les bras allongés le long du corps, et l'image de son père le regardant partir, sans un mot, lui revient. Chassé, après la perquisition, condamné à l'exil. Il porte le micro à ses lèvres, le regard fixé sur un détail du tapis : "Quand l'Empire turc régnait jusqu'à la Mecque, et même jusqu'à Alger, le cœur du monde musulman était quelque part dans le palais de Constantinople. Une pièce où l'on accédait par sept portes…"
* * *
Seul dans une pièce qui a dû être une chambre d'enfant, Sermini se demande quels sont les mots qui ont pu les toucher. Ils l'ont fait sortir pour délibérer, c'est peut-être bon signe. Il ne sait ce qui va se passer maintenant. Le jour se lève, il n'a pas entendu un bruit depuis des heures. Peut-être est-il seul dans cet appartement, seul dans ce vingt-septième étage, seul dans cette tour. Il attend, la tête vide. Epuisé, mais ne pouvant dormir. A-t-on le droit de dormir dans cette pièce ? Tout ici a une fonction, tout est chargé de sens, et cela lui plaît. Cela est bon. Un homme entre, jeune, un air militaire, Sermini se lève. Faut-il se lever ? Non, reste assis, repos. Ecoute attentivement. Voilà ce qui a été décidé : La réponse est oui. Ils disent que la télévision nous a montrés comme des sanguinaires. Que nous voulons qu'on nous montre comme nous sommes. Mais en Algérie tu ne seras pas autorisé à filmer toi-même. Un frère, qui sait qui peut être filmé et qui ne peut pas l'être, le fera. Mais tu seras là. On t'emmènera dans les villages organisés, et ailleurs.
L'homme se retourne vers la porte. En Sermini, le guerrier dispute au pion ce que le pion a obtenu, ça ressort comme une sale manie, un rictus, il rattrape le messager - Vous portez des fusils, moi une caméra, chacun son arme, on est dans le même camp. - Bluffer. Il pointe son index au nez du messager. "Et vous n'avez pas confiance en moi ?
- Pas confiance ? Ca ne manque pas, par ici, la confiance. Mais ça doit être réciproque. Tu as confiance en nous, toi ?
- Bien sûr que oui. Totalement." L'homme va à la fenêtre, fait jouer l'huisserie coincée, et l'ouvre vers l'extérieur d'un coup d'épaule.
- Assieds-toi sur le bord.
Ne pas croire au bluff de l'autre. Je vais m'asseoir sur le montant comme sur une balançoire, les jambes pendantes dans le vide, et mes bras resteront prêts à m'accrocher aux siens. S'il tente quelque chose. Lui, qui croit désirer la mort, son instinct de conservation l'arrêtera.
Sermini commence à enjamber le rebord de la fenêtre, l'homme le pousse violemment à la poitrine, il tombe en arrière dans le vide, la tête la première et les jambes en l'air, le plexus trop noué pour hurler, sa tête heurte une gouttière - l'homme n'a pas lâché ses pieds, mais Sermini se croit chuter, une pluie de petite monnaie roule sur son torse et son visage, et l'homme hurle. Sermini n'entend pas. L'esprit tétanisé, comme un lapin pris dans le faisceau de phares - cette histoire de revoir sa vie en une seconde est fausse. Impossible d'expirer. L'air est bloqué dans le ventre. Il crie à pleins poumons : J'ai confiance ! J'ai confiance !
* * *
Un après-midi, il était au lit avec Aline, elle lui avait demandé s'il n'avait pas l'impression de coucher avec sa mère. Il l'avait très mal pris. Pas un instant, avait-il répondu. Elle y avait vu un hommage. Ce n'était pas même un compliment. Même plus âgée de vingt ans, elle n'aurait rien eu de comparable à sa mère.
* * *
Jeudi, 23h47. Gâchis. C'est moi qui ai poussé Sermini là où il est, et je l'ai fait pour rien. Comme le rat de l'expérience, je l'ai affamé, j'ai construit un labyrinthe autour de lui. Je n'en tire rien. Ni fierté, ni reconnaissance, ni même conclusions. Mes demandes de le lâcher ont été interprétées comme des trahisons. Nous avions les numéros minéralogiques des voitures présentes à cette réunion, nous pouvions les pister et le laisser tomber. Refus : jusqu'à présent, on n'a que des paroles. L'étape d'initiation suivante est une épreuve. Je refuse d'engager le gamin dans cette histoire. Réponse : Quel gamin ? Il est majeur, et ne sait même pas que nous sommes derrière lui : il est responsable de ses actes. Libre de les quitter à chaque instant.
Spengler, comme l'autre fois, se tait, n'approuve ni ne désapprouve. Son silence me laisse seul contre tous, dans mon incompréhensible sympathie pour Sermini, "mon frère d'Islam", - les mots qu'ils me mettent dans la bouche. Je ne peux m'empêcher de m'interroger sur ce qu'ont réellement fait les gens comme Spengler en Algérie. On les questionne, ils vous répondent qu'ils ne combattaient pas, qu'ils s'occupaient de logistique, qu'ils étaient instituteurs dans les Aurès. Et ils se taisent, dans un silence assourdissant.
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C'est un garçon impressionnable. Tu n'auras pas à le secouer beaucoup. Attends-le chez lui, dis-lui que vous n'arrivez plus à dealer à cause des flics dans son sillage. Cinq jours de perdus, pas de vente, quarante mille à rembourser. Tu prends la caméra en gage - pas son argent, qu'il ait de quoi se payer le ticket - et tu lui dis que s'il te rembourse pas, tu remueras tout Paris et la banlieue pour le retrouver, et que tu le découperas. Tu dis bien ça : tout Paris et la banlieue, qu'il pense à aller au vert en province. Eh, si tu racontes ça à un collègue de la brigade, c'est toi qui fais le voyage.
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Il attend le départ dans le hall, la caméra sur les genoux. Jusqu'à sa douzième année, les parents le mettaient dans le train chaque année, pour le bled, jusqu'à Marseille, puis toute la journée en bateau. Depuis le pont, la mer était verdâtre, li détestait la couleur, comme il détestait la mer, ces grands-parents dont il ne comprenait pas ce qu'ils voulaient, qui lui faisaient honte et qu'il aimait, et cette chaleur dégueulasse.
A l'appel dans le haut-parleur, il se lève. Son dos lui fait mal - l'homme a commencé par le frapper à coups de barre, ou de tringle, sans un mot, longtemps. Avant de partir, il a tiré la caméra, en gage, alors Sermini s'est relevé, sur les genoux, et l'a supplié de prendre autre chose, n'importe quoi, même à l'intérieur de l'appartement, même les clefs. Sermini pleurait, tremblait, les mains jointes, la minuterie s'est éteinte. Quand elle s'est rallumée, il a vu qu'il avait emporté le sac avec les cassettes.
Ca n'est pas grave. C'est ce qu'il tournera à Alger qui comptera. Il donne sa carte d'embarquement à l'hôtesse. Pas de fouille - On contrôle au départ d'Alger, mais ici à peine les passeports, pas une vérif sur l'ordinateur, si un terroriste part vers là-bas, ce sera un de moins. Autour de lui, des gens seuls. Ce n'est pas la saison des familles. Mais il sait qu'il rejoint la sienne.
Place K23, près de la fenêtre. Comme convenu, il retrouve ses deux accompagnateurs, le garçon de l'appartement, et un qu'il n'a jamais vu, plus âgé. Faire comme s'ils ne se connaissaient pas.
L'avion décolle, quitte le sol de la France, un mètre, deux mètres. C'est fini. Parti sans valises, il sait qu'il ne rentrera pas après le tournage. Aline vendra le film, il prendra une ferme, là-haut, là où il fait très froid l'hiver, dans son village, et il écrira là-bas. Autre chose. Après ce passage, des romans, où de jolies femmes feront de jolies choses. Apaisé. Alors les deux hommes se lèvent, les armes à la main.
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16h42. J'ai envoyé Scarface chez Sermini vérifier qu'il n'était plus là. Tout va bien. Les collègues passent la tête dans mon bureau les uns après les autres pour me féliciter. Le réseau tombera dans la soirée. On me parle, du sang coule dans mes veines. Spengler se trompait, il y a un rite d'entrée dans le groupe. J'y suis entré sans me retourner, sans bagages, sans regrets. Sermini n'était pas mon frère.