Olivier KLEIN
Darling
out se cassait la gueule. Des filles de vingt-cinq ans parlaient avec nostalgie d’un âge d’or des cabarets qu’elles n’avaient jamais connu, où des hommes élégants aux poches généreuses venaient ici pour faire la fête, au champagne, avec hôtesses, danseuses, rires. Aujourd’hui, quand le rab’ amenait un client, il fallait le tenir pour qu’il parte pas pendant le quart d’heure entre deux strips, essayer de le faire boire et qu’il vous invite : A dix pour cent de l’addition, on devait plumer le type pour gagner de quoi dormir ailleurs que sur les banquettes du club. Lessiver. Chacune avait sa technique. Darling copinait, Tchin-tchin se faisait tripoter, et Shahrzad parlait. Elle commençait toujours par détourner l’attention du client en lui proposant un pacte : à partir de maintenant, si dans notre conversation est utilisé le mot partir ou le mot chance, et que tu le remarques, tu me dis "Je me souviens". Au bout de trois fois, tu gagnes : je soulèverai un vêtement, et je te montrerai une partie de mon corps, celle que tu voudras. Mais si tu oublies, c’est moi qui gagne, et tu devras m’offrir une bouteille du champagne de mon choix : peu importe le prix. Alors ils se serraient la main, et elle racontait. N’importe quoi, sans toutefois jamais inventer un mot. Lui montrant une fille qui s’engueulait au bar parce qu’on lui refusait une sixième vodka, elle murmurait : Nina. Quatre ans qu’elle est ici. Elle avait deux sœurs, un peu plus âgées qu’elle. Des jumelles. La veille de leur rentrée au lycée, leur père leur a annoncé qu’il voulait leur parler. C’était la première fois qu’il leur disait autre chose qu’un ordre. Même après la mort de leur mère, il était resté muet. A table. Au lit. Les leçons. Lèvelatablbalaye. Pour la première fois, il les avait faites s’asseoir dans la cuisine en dehors des repas. Il les a regardées, s’arrêtant sur chacune. Lui prenant les mains. Au moment où les larmes lui venaient aux yeux, il passait à la suivante. Il ne croisait plus leur regard quand il commença : "L’docteur y m’a dit qu’y faut plus qu’j’cherche le travail. Qu’c’est plus la peine. Qu’j’peux plus faire d’quoi vivre mes filles. Qu’faut qu’j’rentre au bled. Qu’j’me r’pose." Elles pouvaient venir avec lui si elles voulaient, mais c’était moins honteux que chacune aille chez une amie, une cousine, qu’elles essaient de s’en sortir ailleurs, de partir.
- Je me souviens.
- Bravo… Parce que dans cette ville il y avait rien à espérer. Le lendemain, les trois sœurs ont accompagné le père au car. Elles sont rentrées, se sont préparé un thé, ont fait un petit sac chacune, se sont embrassées sans rien dire, et se sont séparées.
Le show s’achevait, la strip repartait en ramassant un vieux boa rose, deux hôtesses délaissées applaudissaient en bâillant, et Tchin-tchin apportait à son client le verre commandé en entrant, susurrant une vieille formule voulue sensuelle et classe, "Boussouaa… Je peux m’assouaa ?" Sans attendre un mot, elle s’installa près de lui, fit mine de crever de chaud, prit la main glacée du type, la frotta entre les siennes en soufflant dessus avant de la glisser entre ses cuisses. Et elle lui souriait, attendant que ça se passe, se demandant ce qu’elle allait pouvoir faire de cette femme installée chez elle depuis le matin. Elle ne pouvait la mettre dehors : une vieille Chinoise qui ne parlait pas un mot de français, ne connaissait personne dans ce pays, qu’est-ce qui lui arriverait ? Peut-être pourrait-elle la garder avec eux. Elle s’occuperait des enfants quand Tchin travaillerait l’après-midi, les ferait manger, et les coucherait, Tchin-tchin s’absenterait deux tours pour venir les embrasser, et repartirait finir sa nuit. Bon, peut-être. Les petits parleraient enfin chinois, comme ça. Mais à une condition : Qu’elle se taise sur le métier de Tchin. Fini les leçons de morale. Plus une larme. Plus un soupir. Ou c’est la porte.
Japon, Vietnam, Laos, ces nuances échappaient à Fred. Tout ce qu’il voyait, c’était : pas de Chinoise avec les Chinois, pas de blonde avec les nordiques, c’est pas exotique. Pas de sexe au rez-de-chaussée, et pas de client qui part sans payer, t’entends, Chinois ? Les deux Japonais restaient là, tétanisés devant ce géant au costume immaculé qui leur hurlait dessus en leur collant la note sous le nez, you pay 7.000, Chinois, you pay, un colosse noir en blazer se plantait entre Fred et la sortie pour leur ôter toute idée de fuite pendant qu’il les travaillait, prenant la tête du Japonais entre ses mains et l’embrassant violemment, you are my friend, en roulant le R comme Yasser Arafat, you pay and I offerr you drrink with girrl, alors tu paies, Chinois ? Tu sors tes billets ? Sa propre voix le dégoûtait, elle lui rappelait les ordres des policiers de Munich, qui riaient de l’avoir attaché aux radiateurs, cul tourné vers la Mecque - Vous faites comme ça, vous autres, non ? - par les pieds et les poings. Mais il n’avait pas le choix : il était arrivé à Paris avec aux poignets le sceau de l’infamie, sans un sou, la BMW saisie, sans savoir un mot de français, et avait commencé par le pavé, rabatteur, le métier le plus dur du coin. Les arrêter, par la parole, le geste, une photo, sous la pluie ou un soleil de plomb, courant toujours, hurlant, forçant la plaisanterie - on n’était payé que si on en enfournait, et tous les moyens étaient bons. Fred s’était lentement rendu maître du trottoir, alpaguant en cinq langues, se faisant imprimer une carte de visite, une seule, en couleur, que le passant prenait par automatisme, s’arrêtant sans y penser, s’étant alors condamné à écouter, allez rentre juste pour voir c’est gratuit si ça te plaît pas tu ressors - ensuite, c’était trop tard : une fille faiblement éclairée aux ultraviolets prenait le malheureux sous le bras, l’asseyait, il ne pouvait reculer. Ainsi, Fred avait gravi un échelon à la force du poignet en accédant à l’intérieur, protégé du froid, et il avait l’intention de ne pas redescendre : le Japonais paierait, avant peu. Ce va-et-vient du maître d’hôtel entre le rôle du bon et celui du méchant achevait maintenant de désarçonner ce client dont il n’avait ni l’intelligence ni les diplômes - mais un atout essentiel : il connaissait le terrain, et avait une méthode simple pour chaque type de touriste, "l’Américain discute, l’Anglais se bat, mais le Chinois, lui, finit par payer. Tu prends l’addition, tu doubles le prix, et tu attends ; il mettra une heure à se décider mais il acceptera toujours la moitié de ce que tu lui as demandé." Cash ! No card ! Moitié prix pour mon ami qui paye en liquide, cinquante pour cent de réduction, lança-t-il à la cantonade. Il empoigna le Japonais, l’embrassa sur le front, okay, cash 50% discount ? L’homme hocha faiblement la tête et fut jeté au chasseur, qui l’attrapa par le coude tandis qu’on gardait l’autre. Ils sortirent, traversèrent le boulevard bondé sans qu’il lui vienne à l’esprit à lui, Juashiro Atanaka, d’appeler à l’aide. Il était essoufflé par la marche forcée, ivre, brisé, et il le savait. Le chasseur mit la carte dans le distributeur, lui fit cracher le maximum, et s’en alla sans un mot, sans même le regarder. Atanaka restait là, interdit, le souffle court, tenant sa pochette assortie à la cravate, n’osant suivre cet homme. Le bip de la machine qui ravalait sa carte le fit se retourner, une seconde. Puis il vit son collègue sortir du cabaret, les yeux écarquillés, et se dirigea vers lui. "Vous avez de l’argent ?" L’autre était comme pris de spasmes, il faisait non de la tête, sans croiser son regard. Sans un mot, ils entrèrent dans le métro, Blanche. Les portes étaient ouvertes. Leur spectacle contrastait avec les autres occupants du wagon, des Ecossais en kilt qui fêtaient une victoire, chantant autour des deux hommes assis face à face. Les hurlements du clochard qui passait dans la travée centrale ne leur firent pas même relever la tête : "On a le droit d’être arabe, d’être noir, d’être français, mais pas d’être roumain !" Il leva le poing contre l’accordéoniste qui ne respectait pas la règle et lui volait son wagon, le lui disputerait à coup d’épaules, au couteau s’il le fallait. Les Gitans étaient arrivés en nombre dans les années quatre-vingt-dix, et les clochards avaient enfin eu à mépriser plus qu’eux-mêmes : Jusqu’alors au bas de la pyramide des orgueils, ils avaient trouvé un réconfort dans cette présence qui les rehaussait. "Sale race !" hurla-t-il au wagon qui démarrait. Puis il rassembla ses sacs et sortit du métro Pigalle. Passant devant le chasseur, il le salua d’un hochement de tête, celui-ci l’accueillit en portant la main droite à son cœur et lui donna dix francs. "Attention, on me fait pas l’aumône, moi, c’est un prêt, hein ! - Bien sûr, je note tout. Allez, à demain !" répondit-il comme tous les jours à celui qu’il appelait mon clochard, dont il ignorait même le prénom, avant de retourner dans le cabaret. Il y compta les billets, leva la tête vers Shahrzad qui arrivait en chuchotant "Viens à ma table, il m’en offre un", et la suivit. Mademoiselle ? - Une coupe, s’il vous plaît, dit-elle d’un large bec, reprenant son histoire pour ne pas laisser au client le temps de penser au prix, à la bouteille qu’on apportait déjà débouchée : La première des trois sœurs, la plus douce et la plus raisonnable, s’appelait Zoya. Bonne élève, bonne fille, c’était un exemple. Or, un cousin de Lyon l’avait demandé en mariage sept mois plus tôt. A l’époque, on n’avait pas voulu la laisser partir.
- Je me souviens.
- Bien. On en est à deux. Le père parti, elle appelle sa tante, qui lui dit de prendre le train pour Lyon. Zoya obéit, se fiance, se marie, suit son mari lorsqu’il décide qu’ils iront en Kabylie pour le voyage de noces, et y meurt dans une embuscade, avec les autres passagers de son car. Voilà pour la vertu.
Avec les autres passagers de son bus, quelques heures plus tôt, la vieille Chinoise était arrivée à Pigalle, fidèle à son habitude de prendre une ligne au hasard jusqu’au terminus, pour descendre et découvrir les environs. Elle s’était levée avec les autres voyageurs, mais voyant soudain les cabarets, les filles en photo, les néons, elle prit peur et refusa de descendre - Madame, c’est le terminus, je m’en vais au départ - eut-elle compris qu’elle n’aurait quand même pas lâché la barre de métal à laquelle elle s’accrochait frénétiquement. Des passagers s’approchèrent pour l’aider, d’autres la pressaient sèchement de se pousser, certains prenaient sa défense et protestaient contre le conducteur, le ton montait, on hurlait de tous côtés. Soudain, la vieille femme émit un long cri : un gémissement suraigu, saisissant. Tous s’étaient tus, l’observaient, n’osant plus se rapprocher d’elle. Lentement, la plainte se transforma en litanie, des flots de mots inintelligibles s’échappaient de sa bouche, à jet continu. Elle se vidait, là, de toutes les douleurs accumulées depuis tant d’années, de ses silences et de ses peurs, de tant de temps volé, depuis que les villes lui avaient été interdites, que ses lectures étaient dictées par Wu Hongda, celui-là même à qui elle avait appris à lire, celui-là même qui exigeait d’elle le cadavre d’un moineau par jour pour le droit de partager le repas des soldats. So-Seu, qui n’était pas parmi eux comme un poisson dans l’eau., qu’on appelait "un par un", qu’on reconnaissait à des kilomètres, parce qu’unique femme de la colonie, sa silhouette était la seule à ne pas être torse nu. So-Seu toujours sous le regard des autres.
A cet instant, Tchin-tchin est sur le perron du Joy’s, ce no man’s land qui est encore la rue, de plain-pied avec le trottoir, mais aussi déjà le cabaret, avec ses miroirs et ses photos. C’est l’heure creuse où, comme tous les jours, dimanches inclus, Tchin sort faire quelques mouvements de Taï-Shi sur la plate-forme, en talons hauts dans son harnachement rouge. Jambes écartées, bouche faite, elle gonfle la poitrine et entame de lentes figures, paupières closes, jusqu’à ce que des passants s’arrêtent pour la regarder – Elle rouvre les yeux, intriguée d’entendre ici cet accent de la campagne qui faisait qu’on riait d’elle à Pékin. En pleine face. Sans vergogne. Cette langue du Fujiang. De longs sanglots. Elle se rapproche du bus sur l’îlot central, voit la femme cramponnée, ses sacs entre les jambes, et lui dit simplement : Qu’est-ce que tu veux ? Elle n’est pas émue, pas étonnée. Descends, tu es arrivée. Je vais t’aider. Le silence autour d’elles. Tchin rassemble les sacs, descend du bus, et la vieille la suit. Elle marche deux pas derrière Tchin, pleurant toujours, jetant de mauvais regards aux alentours, aux cabarets, aux travs qui font des clins d’œil aux voitures, puis, hochant la tête d’un air de dégoût, elle lâche : Mais qu’est-ce que je fais ici ? Tchin s’arrête pour que la vieille la rejoigne. On va chez moi. Je vais te faire un thé. Après tu feras ce que tu voudras. Et puis tu dois apprendre un peu de français. - Pour quoi faire ? - Pourquoi ? Un garçon du Fujiang se fait engager dans un hôpital psychiatrique de New York, il y a quelques années, pour changer les vitres. Au bout de quelques jours, il remarque un vieux Chinois qui parle tout seul dans un coin, à qui personne ne prête attention. Il s’approche un peu et se rend compte que le vieux soliloque en Fujiangui. Alors il s’avance devant lui, le salue en dialecte. Le vieux le regarde, abasourdi, se lève et lui prend les mains. Tu comprends ce que je dis ? - Oui - D’où es-tu ? Il tremble de tous ses membres. J’attends ce moment depuis quarante ans. Quand je suis arrivé à l’immigration, je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient, ils se sont impatientés, puis ils ont appelé un traducteur, mais c’était un type de Shanghai, il ne parlait pas le dialecte, je ne comprenais rien de ce qu’il disait. J’étais fatigué, ils étaient tous autour de moi, et je me suis énervé. Alors ils m’ont envoyé ici, chez les fous, et je leur criais que je l’étais pas, que je voulais sortir, que j’avais de la famille à faire venir, mais personne n’écoutait. Une ou deux fois, ils m’ont envoyé un Chinois, qui me parlait de loin, de l’autre côté des grilles. Je voulais répondre, mais je n’entendais rien, et il repartait. Voilà pour quoi faire, conclut Tchin en entrant dans le hall d’un hôtel sans étoile. C’est là que j’habite. Comme elle montait doucement les marches en soutenant la femme au souffle court, le type de l’accueil lui cria, d’en bas de la cage d’escalier : Elle passe payer quand, Darling ?
Shahrzad se pencha en avant, regarda son client dans les yeux pendant qu’elle versait discrètement son verre sur la moquette : C’est la fille du bar, justement, la troisième sœur, qui est la dernière personne à avoir vu Darling avant sa disparition. Mais pour comprendre, faut d’abord que tu saches pour la deuxième sœur, l’autre jumelle : Mokhtaria. Tout le contraire de Zoya - d’ailleurs elle croyait pas aux destins parallèles des jumeaux. Depuis l’enfance, elle avait toujours refusé les jeux de miroirs. Elle tombait pour déchirer sa robe identique à celle de Zoya, perdait ses écharpes, échangeait son bonnet en classe. Les parents avaient cru trouver la parade en jouant le contraste : On habillait l’une de blanc, l’autre de noir. Chaîne en or, chaîne en argent. Mais c’était encore une référence. Dont Mokhtaria devait s’affranchir. Aussi fut-elle profondément bouleversée par la mort de sa sœur, dans laquelle elle se refusait à voir un présage. Rien qu’un impératif : Zoya avait échoué par la vertu, elle ferait l’inverse. Mais si faire le mal est un projet intéressant, il n’en est pas moins vaste : Par où commencer ? Mokhtaria était d’abord allé vendre leurs livres de classe, à l’exception de celui d’histoire. Elle avait à peine marché cinq minutes depuis qu’elle avait quitté la maison quand il se mit à pleuvoir. Elle entra dans le premier café, commanda un express, ouvrit un journal gratuit, aux offres d’emploi : "Sté en dév. rech. sur dpt. 34 JF bne prés. pr vte ss-vetmts à dom. Rémun. % Hor. var. Déb. accept." Mokhtaria observait la pluie, en rêvant à d’autres configurations : "Moi Leila JF lgs chvx RER Paris-Bry jeu 14 8h17, vous Majnoun T-shirt NB. Je n’arr. pas à oubl. votre rire. Aimerais vs rev." "Vérone (It.) Etud. 16A chat. yx bl 165 89-64-90 vit chz parents ch JH âge ident. pour 1e exp SSR. Suicide poss. si affin." Elle sourit, décrocha le téléphone, et composa le numéro. De l’autre côté de la ligne, Paul Bourret s’ennuyait avant la sonnerie. Des stocks à gérer, de bonnets A, des B, des C, des courbes de prévisions, de panels, de pourcentages - et cette jeune voix arriva, fraîche, vive, comme une promesse. Arrêtons-nous un instant pour demander à Paul comment il imagine sa propriétaire : Blonde, vingt-cinq ans, élancée, une bouche fine - presque trait pour trait ce qu’allaient penser les interlocuteurs suivants de Mokhtaria : Tous se trompaient, certes, mais tous dans le même sens. Et Mokhtaria, étonnée de l’effet produit par ses propres sons, rapprochait le combiné pour parler plus bas, plus rauque, comme quand elle murmurait à l’oreille des garçons, "Tu sais, tu peux faire tout ce que tu veux, mais je dois rester intacte, pour le mariage. Tout le reste, tu comprends ?"
Il s’avéra que le lendemain, en la voyant, Bourret eut un mouvement de recul. Bafouillant que lui, bien sûr, aurait aimé l’engager, mais que la clientèle, qu’il n’avait pas compris d’après son nom, c’est vrai, Ulad, comment savoir, que les gens n’ouvriraient pas la porte à une Mokhtaria. Les judas. C’est ainsi que, sous les éclairages feutrés des cabarets, les Yasmina devenaient des Nina, les Farid des Fred, les Aissa des Cyana, et Aïda, Darling, dont il ne restait rien, que quelques sacs dans une chambre d’hôtel louée au mois, un passeport marocain retrouvé dans une jupe, un livret A, et quelques photos.
Quarante-huit heures plus tôt, elle travaillait encore au club. C’était soir de match - coupe d’Europe - le circuit intérieur le diffusait, et le regard des maigres clients, quelques types trop fauchés pour aller le voir au stade, allait des strips aux joueurs, gauche-droite gauche-droite, comme à Rolland-Garros. Impossible d’en tirer quoi que ce soit, sauf un torticolis. Quelques filles passaient le temps en dansant seules sur la piste, Darling s’était installée dans le hall avec son livre, "Le sens caché du zodiaque". La Juve avait gagné à la dernière minute sur un tir d’un jeune Colombien au crâne rasé, Manelik De la Parra. Peu à peu, la boîte se remplissait de nouveau, les hôtesses prenaient successivement les clients, à la tournante. C’était à Darling quand ils entrèrent. En moto au milieu du cabaret. Faisant claquer les portes battantes, une Goldwing descendit la pente. Le passager était Manelik De la Parra lui-même. Assis derrière un colosse qui hurla en mettant pied à terre : Je suis Constanza ! Mes ancêtres avaient le droit d’entrer à cheval dans les églises ! Sur un regard de Fred, Darling rangea son livre entre deux sièges - c’est là que Nina l’avait retrouvé deux jours plus tard - et s’avança à leur approche. De la Parra semblait gêné par les bourrades que lui donnait Constanza pour l’entraîner, avec le groupe qui les avait rejoints, dans la grande salle du cabaret : "Champagne pour De la Parra ! - Il se gorgeait de ce nom, De la Parra - un gamin du barrio leur a montré ! Tout ici, tout, c’est à toi, c’est moi qui te le donne." Riant de l’air égaré de De la Parra, Constanza lança des billets vers le bar. On envoyait les filles par grappes se jeter sur les Colombiens véritables et de pacotilles en poussant des youyous, on ouvrait des bouteilles de champagne, les hommes embrassaient frénétiquement De la Parra, on le portait sur les épaules, sa tête cognait les boules à miroirs et ils riaient, les disques de groove cédaient la place à la salsa, de plus en plus fort, de plus en plus strident, quand Constanza, qui venait d’échanger quelques mots avec Fred, cria : Salon !
Il s’arrêta, cherchant dans la salle, et son index s’arrêta sur Darling. "Ne me déçois pas." Déjà la foule l’entraînait dans l’escalier avec Parra, d’où ils furent jetés dans un salon privé, la porte claquée derrière eux. Dehors, la fête continuait. Tchin-tchin en ramassait les miettes. C’était évident, elle avait eu trois grossesses, et les types allaient vers les autres. Elle devait compter sur des coins de plus en plus sombres, des tenues de plus en plus suggestives. Des cuissardes, de la dentelle. De très longs cheveux. Et payer l’opération des seins. Tenir encore cinq ans, six ans. La maison serait remboursée. Les enfants seraient au lycée. Mais déjà, elle était fatiguée. Elle s’endormait sur les banquettes entre deux clients, n’avait plus la force de rire quand on la réveillait. Elle voulait se poser, s’abandonner. Peut-être était-ce cela, la vieille Chinoise. Avant midi, Tchin avait commencé à faire sa toilette, debout dans la baignoire en fer des enfants. La femme s’était approchée et s’était mise à la frotter. Elle la lavait consciencieusement, silencieusement, la faisait tourner, soulevait chacun de ses membres, déchargeant Tchin de ce corps lourd comme un fardeau. Tellement sale, tellement étranger. Pour la première fois depuis vingt ans, elle était à elle-même, détendue. "Je suis bien." Sa mère la lavait. Tchin murmurait, l’air absent. « Depuis l’école, on m’a mis ça dans la tête : Faire comme les autres. Ne pas dire je. Ne pas le penser. "Le moi est haïssable". Même chanter, je ne l’ai jamais fait toute seule. » La vieille femme écoutait en silence, comme concentrée sur le gant. "Après cette histoire, il y a eu les orphelinats. Tu le sais. Puis les foyers. Là, penser, c’est moi qui ne voulais plus. Puis en France, il a fallu vivre, et avec les enfants il n’y avait pas de temps pour réfléchir. Qui j’étais. Ce que j’avais fait. Et maintenant, j’ai peur d’enlever le masque." La vieille se releva vers elle, et dit doucement : "Ce qui s’est passé est passé. Tu as dit ce qu’ils voulaient que tu dises. C’est trop tard, de toute façon."
Les yeux dans les yeux, Darling et De la Parra s’étaient assis sur le canapé. Elle s’était déshabillée. Elle était bronzée, fine. Ses cheveux brillaient. Il s’était pris la tête entre les mains, et était resté longtemps ainsi, face à la porte fermée, silencieux. Elle s’était revêtue, puis l’avait pris dans ses bras. - Tu n’aimes pas les filles ? - Il avait simplement hoché la tête.
Où elle était, maintenant, Darling ? Ils l’avaient enfermée dans un eros-center, peut-être, en Allemagne ou en Hollande, après l’avoir emmenée. Elle avait pris la défense de Parra quand ils étaient entrés. Ils lui crachaient dessus. Leur héros, un pédé. Mais à lui, ils ne pouvaient pas faire grand chose. Elle s’était interposée. Personne n’avait rien entendu, la bande-son des films pornos se mêlait aux cris, et la musique recouvrait le tout. Les filles ne faisaient plus attention au volume, et avaient pris l’habitude de converser en criant : "Peu importe le vendeur de soutien-gorge, poursuivait Shahrzad, c’est sur le chemin de Mokhtaria pour aller à l’entretien que l’événement important est arrivé : elle avait voulu économiser sur le train, et était descendue en stop. Un cabriolet américain s’était arrêté. Il descendait à Nice et pourrait la rapprocher. Il avait un accent - il était né au Tadjikistan –, la cinquantaine, et se montrait très paternel. Tu as faim ? Il l’avait invitée dans un grand restaurant, près de Grenoble, où elle n’avait commandé, avec un soin méthodique, que des mets haram : Jambon de Serrano, vins de Rioja, travers de porc, omelette norvégienne. - Je ne sais pas si j’aimerais que ma fille fasse du stop comme ça. - Mokhtaria avait baissé les yeux, et lui avait raconté : Mon père n’est pas au courant de ce voyage. Chaque mois, je lui raconte que je dors chez Stella pour réviser avec elle. En fait, je fais six cents kilomètres pour aller voir ma grand-mère. Elle est fâchée avec lui depuis trente-huit ans. Depuis le jour où il est devenu harki. Vous savez ce que c’est, un harki ? Alors écoutez ça : « La crise des missiles de Cuba vient de se terminer depuis deux jours, et Kennedy veut tirer profit de l’événement en envoyant un message aux Européens : Soit vous acceptez l’installation de nouvelles ogives, soit nous retirerons toutes celles que nous avons posées, et vous vous débrouillerez seuls. De Gaulle sait que l’envoyé de Kennedy, est en route pour Paris, et il sait aussi que s’il ne veut pas avoir à répondre à ce problème, il lui faut en changer les données. Il descend dans le poste de commandement, fait appeler le chef d’état-major, Regnault, et lui donne l’ordre de procéder immédiatement au premier essai nucléaire français. Regnault appelle la base de Ghermès, dans le Sahara, donne le code, "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes", répète l’ordre mot pour mot. Les militaires, et les chercheurs plus encore, sont effarés. Et la procédure, mon général ? Et la population ? - Trois moutons et deux nomades, vous avez une heure pour les faire partir !
- Je me souviens !
Shahrzad elle-même avait oublié. Elle s’arrêta un instant pour observer le client, se demandant s’il n’avait qu’une idée en tête, la déshabiller, ou s’il avait un peu écouté. Non, elle était seule, totalement.
- Tu préfères vraiment voir un bout de sein, plutôt qu’entendre la fin de mon histoire ?
Je hochai la tête. Oui. Alors elle haussa les épaules, se leva paresseusement, et se planta face à moi. Elle était plus grande que je ne le pensais. Le changement de lumière lui faisait aussi un visage différent, plus triste encore, et je lui découvrais des pommettes hautes, qu’elle avait maquillées de paillettes argentées. Comme elle saisissait mes poignets pour me placer les bras dans le dos, je sentis ses ongles américains presser mes veines. "Si tu me touches, je m’arrête" fit-elle en s’accroupissant au-dessus de mes genoux. Ses cheveux noir frisés, rêches même, effleuraient mon visage tandis qu’elle se préparait, en me surveillant de loin en loin d’un regard fatigué, et je l’imaginai en train de faire l’amour. Etrangement, je ne savais pas si j’étais celui qui la prenait, car il n’avait pas de traits. Elle approcha sa poitrine de mon visage, son souffle au léger parfum de gin se mélangeait à une essence bon marché, poivrée, ça cognait, ses cuisses me maintenaient les poignets, une strip se déshabillait au loin mais je n’y prêtai pas attention, et Shahrzad commença à dénouer les innombrables fils de son bustier, chacun terminé par une perle, qu’elle prenait une par une, jouant sur mes lèvres, je les happais, les mordillais, et les lapais, puis elle l’ôta, ce dernier lien, s’approcha, me serra, souleva, le voyais-je, c’est cela, oui, ça, là !
La chose était plus simple du point de vue de Shahrzad. Elle avait détourné l’attention de ce type, comme elle l’avait naguère appris d’un client magicien : En prestidigitation, l’essentiel est d’attirer le regard du spectateur vers votre main gauche, pour qu’il ne remarque pas la droite qui fait le tour. Shahrzad avait donné la bouteille à Tchin-tchin qui l’avait remplacée par une vide. Le barman fabriquait déjà la suivante, un tiers de Perrier, deux de Sauvignon, elle allait bientôt murmurer "On continue ?" et dire qu’elle avait soif - Il en est où, le client de Shahrzad ? - Deux mille quatre. Il y a loin de la coupe aux lèvres.
C’est le constat de Tchin. Son corps demande toujours plus d’alcool, il s’effondre, ses payes aussi, et tout de même, elle se dit chaque matin, au moment où les enfants partent pour l’école, qu’elle n’aurait pas eu le droit de faire les deux cadets si elle était restée en Chine - elle n’aurait jamais eu de fille. Et, pense-t-elle en souriant, elle aurait porté des tatanes toute sa vie à la place de ces jolis talons hauts.
C’est celui de Mokhtaria, qui partage avec Fred la conviction que c’est par la tchatche qu’elle s’en sortira : « Mais quel rapport entre ton père et la bombe atomique ? - Justement, répond-elle, mon père, qui est berger, vit seul dans une cabane, vers la frontière nigérienne. Il n’a jamais pris les armes contre les Français. Et ne les a jamais aidés non plus. Mais le chef du village a décidé qu’il ne marierait plus personne avant la libération. Or, ça fait plus d’un an que mon père attend la main d’une jeune fille du rif : Yasmina. C’est peu avant l’aube, il n’a pas dormi de la nuit et a décidé d’aller la chercher pour l’épouser sans attendre, accord ou pas. Il marche vers le bourg, un lapin à la main, quand il croise le convoi des Français, des Jeeps, des gradés. L’un d’entre eux le montre du doigt, les autres protestent, mais le gradé, un médecin militaire, insiste jusqu’à ce qu’on hisse mon père, qui proteste toujours, dans un camion. Il est de plus en plus inquiet, parce qu’il sait qu’il y a plusieurs villages sur le chemin du camp, et qu’il va être vu assis dans la voiture du chef des Français. Quand soudain il voit se lever une énorme explosion, il n’est pas plus saisi que les militaires qui l’accompagnent. Le souffle est presque immédiatement suivi d’une pluie énorme, noire, qui n’a rien à voir avec les habituelles tempêtes de sable. Le convoi traverse à toute allure des villages aux rues désertes. Les soldats s’abritent comme ils le peuvent, sans se soucier de mon père qui ne se protège pas des gouttes, puisqu’il en ignore le danger. Et c’est là que le convoi croisera l’unique témoin de son trajet : Yasmina - c’est ce que mon père m’a dit, en tout cas - seule au bord du chemin. Malgré la pluie, elle l’a reconnu dans la Jeep, car elle le suit du regard - et lui fait de même. Aussitôt arrivé au camp, le médecin cherche le stock de décontamination. Mais on est plus de deux semaines avant la date prévue pour l’essai, et rien n’est encore arrivé : il n’y a que deux doses de pastilles d’iode. Et le médecin décide que l’une sera pour lui, et l’autre pour mon père. Ils sont face à face dans l’infirmerie, et mon père regarde cet homme, qui vient de lui gâcher sa vie, et la lui sauve en même temps. » Comme le vieux Tadjik posait sa main sur celle de Mokhtaria, pour l’interrompre, elle eut un sursaut. "Ce n’est pas ce que tu crois. Finis vite, je vais te déposer à la gare, la nuit tombe, je ne veux pas que tu finisses en stop." Il lui avait payé le train pour Montpellier. "Je connais assez bien l’histoire des années soixante… Mais en tout cas, tu es très convaincante. Tu réussiras." Il l’avait embrassée sur le front avant le départ. Elle voyageait en première, avait fait un bon repas, et économisé 450 francs. Plus le portefeuille du Tadjik.
- C’est bon, je m’en vais. Le client fait signe au maître d’hôtel : L’addition !
On n’a pas sa note comme ça, à Pigalle. Avant l’heure, c’est pas l’heure. Fred était occupé avec un Chinois, Shahrzad entendait achever ce qu’elle avait entamé - Attends, je t’offre un verre, le temps qu’il ait fini - elle fit signe à Tchin d’approcher, pointant son index entre les seins, ce qui signifie "je fais les paroles, toi la musique". Elles s’assirent de part et d’autre du client, Tchin lui prit le bras et le passa sur ses reins - Boussouaaa - Shahrzad reprit plus posément : Je finis avec Mokhtaria, tu bois ton verre, et tu t’en vas. Au fait, paie pas avec ta carte bleue, sinon ta femme verra l’heure et l’endroit sur ton relevé. T’auras des remords. - T’es vraiment forte en gueule, toi. Dommage que tu souries pas. - Justement, je suis rien à côté de Mokhtaria : Même pas deux heures après avoir été jetée par l’autre raciste, elle était hôtesse de téléphone rose - Bonjour, je m’appelle Wanda, je suis blonde, grande, coquine, dans mon lit, à quatre pattes dans ma cuisine, je me déshabille, je me rhabille, je me caresse, avec ma copine, avec toi - huit heures par jour, six jours sur sept, dans un bureau vide, tout en mangeant des loukoums, je les écoute, leurs voix, leurs respirations, leurs râles, leurs fantasmes monotones photocopiés de films X : trios, viols mis en scène, deux filles couchées à même le sol dans une villa, que des types, aux visages hors champ, bâillonnent. Darling tente de se débattre, mais tous ses membres sont entravés. Ils rient de la voir ainsi s’agiter, et le cadreur fait un insert sur son regard terrifié.
Nina le verrait un jour ou l’autre, ce film - et elle devinerait la suite. Pour l’instant, il était quatre heures du matin, son téléphone restait muet, le cabaret n’allait pas tarder à fermer, elle dormirait quelques heures dans la chambre de Darling, puis elle irait mentir en famille comme tous les dimanches - Yasmina, ton père a téléphoné hier, ça ne répondait pas chez toi à minuit - Je débranche le téléphone quand je me couche, parce que j’ai cours à… - Chut ! Taisez-vous au moins pendant que Grand-mère fait la prière. "Chokran…" - Nina reprend, avec tous les autres : "Chokraneh Lelah" et le repas s’achève - Eh Yasmina ! Comment elle va, ta sœur ?
Nina reste pensive, pendant qu’on lui sert un verre de soda citron. Mokhtaria ?
Mokhtaria, elle a été dégoûtée de la moitié de l’humanité. Puis de l’autre, qui laissait faire. Plus elle leur tirait d’argent, plus elle avait de mépris pour ses semblables. Je crois qu’elle a acheté une maison dans un coin perdu. Qu’elle y vit seule, et qu’elle ne parle à personne entre ses journées au téléphone. Et moi, je suis hôtesse montante dans un cabaret, je descends une bouteille par jour, et je suis lesbienne.
Nina regarde sa cousine, le mari de sa cousine, les enfants de sa cousine. Elle lui sourit. "Elle va bien, Mokhtaria, merci. Elle travaille beaucoup ces temps-ci. Elle te dit bonjour."
"Adios, Darling", entendit-elle dans le lointain, avant que la porte ne claque. Il riait. Constanza. Ou l’autre homme, elle ne savait plus. Leurs voix se mêlaient. Elle essayait de se lever, mais tout bougeait autour d’elle. - Ça va aller mieux, je respire un peu, ça ira mieux dans deux minutes. - Elle sentait un peu de froid sous sa peau, comme du liquide, et essayait de se couvrir. Ses mains ne voulaient pas. Ses yeux étaient lourds. Elle voyait un truc noir, qui bougeait devant elle, peut-être la caméra, peut-être sa tante Hasna, qui venait la veiller quand elle était malade - Qu’est-ce qu’il y a, ma fille ? - Je ne sais pas ce que j’ai, tante Hasna. Je sens plus mes jambes. - Hasna avait posé sa main sur son front, sa vieille main desséchée par des années de lavage à l’eau de Javel. - Elles sont parties, tes jambes, ma fille. - Darling sentit qu’on la retournait, le visage contre le sol. Elle respirait encore moins bien. On lui souleva les fesses, on lui mit un coussin sous le ventre - Oui, elles sont parties, ma fille. Et moi aussi, je vais partir. Quand Il choisira de me faire partir, je m’en irai. Pour aller face à Lui. - Darling gémit en tentant de se dégager, retirer son bras. - Non, tante Hasna, je veux pas - Une dernière piqûre et je m’en irai, ma fille. - Des mains tenaient Darling, pendant que l’aiguille entrait dans sa veine. La forme noire se dissipait. Darling voulait crier, mais sa langue lui tombait dans la bouche. Les mains riaient. La douleur disparaissait au fur et à mesure que le produit entrait. C’était chaud. Alors Darling rit avec elles. Et les mains la lâchèrent.
C’était pas encore assez noir. Le client voyait encore trop Tchin. Il se détourna d’elle et secoua Shahrzad : Alors, c’est à moi de te relancer ? Tout ça c’était parti pour me parler de la fille du bar !
Elle aurait dû la fermer. Maintenant qu’elle avait remué tout ça, cette cohorte de fantômes s’accrochait à elle, lui tendant un miroir. Le passé, le présent et l’avenir se répondaient.
- La fille du bar…
Elle regarda Nina, née de l’ombre, et qui y retournait. La fille du bar, dit-elle d’un air las, elle est amoureuse.
- Elle a de la chance.
D’abord, il ne comprit pas, quand Shahrzad partit d’un éclat de rire. Chance ! Il la regardait d’un air interdit se dresser d’un bond, toute à sa victoire, frottant son ventre nu aux filles alentour qui avaient entendu le mot et applaudissaient en riant. Déjà, la bouteille à dix mille francs arriva, on la sabra, et Shahrzad ne cessa de rire que pour en boire goulûment. Il y avait le goût, il y avait l’argent, la griserie, la joie du moment. Elle dansait de table en table, jouant de ses cheveux, les yeux mi-clos.
Atteignant la piste centrale, elle se mit à tourner sur elle-même, au son d’une gnawa. Un instant, heureuse.