Olivier KLEIN
Faire-part


hacun des pieux musulmans passés parmi d'autres immigrants à Ellis Island, dans la baie de New York, ne peut s'empêcher, des dizaines d'années après, de se souvenir de la haute lutte qu'il lui fallut mener pour recevoir un œuf dans sa coquille, même cru, à la place du repas habituellement servi. Comment annoncer aux fonctionnaires dont dépend votre destin qu'on ne peut manger ce que leurs mains impures ont touché ?

Peut-être l'histoire de Hossein Allaverdi et de la fraise, arrivée à la même époque, leur aurait-elle aidé à le faire, si elle leur était parvenue avant la transformation de l'île en musée, et le reclassement de ses gardiens.

A ces derniers, et à leurs successeurs, nous dédions ces lignes.

 

 

I


asht était connue dans tout l'Iran pour le nombre de marchands occidentaux qui la traversaient : Russes, Allemands, Français, Anglais et même Marco Polo s'y étaient rendus avant l'homme aux yeux noirs. A cette époque déjà, le pays riait de l'hospitalité des Rashtis, et de leurs femmes si peu farouches.

Mais cet étranger-là n'était pas un voyageur. Il avait pu voir changer l'attitude des villageois, ouverts jusqu'à ce qu'ils aient compris qu'il comptait rester. Les invitations s'étaient taries, la parole avait fait place à l'observation muette et chez certains, au regret de n'avoir questionné l'homme avant d'être condamnés aux supputations : Venait-il de Géorgie ? De Russie ? Etait-il de ceux qui avaient voulu renverser le tzar, lequel à son tour les poursuivait jusqu'à Bakou, aux proches frontières de l'empire ? Quel était-ce livre qu'on l'avait vu sortir le deuxième été, assis devant sa cabane à la lisière de la forêt, aux heures où la chaleur accable ? Contre tous, certains prétendaient que c'était le Coran, écrit dans une langue inconnue, ou un autre livre saint. Quoi qu'il en soit, personne ici ne savait lire.

 Guilani avait été le seul à lui parler encore, puis il avait fini par lui vendre son terrain, partageant dès lors sa mise à l'écart. A la mort du vieil homme, l'étranger rentra du cimetière, où il s'était tenu à un jet de pierre des autres, prit sa cognée et alla couper du bois. Pendant plusieurs semaines, il arracha, scia, cloua, et à la période où les loups redescendent de la Montagne du Diable, une haute palissade s'élevait autour de son terrain. Chaque conversation tournait autour de ce que l'étranger ne cessait de construire dans la neige et le froid. De temps en temps, il embauchait quelques journaliers, qui se bornaient à exécuter ses ordres, et repartaient le soir sans le saluer, en recomptant silencieusement leur paie.

Un soir, alors que tous s'étaient réunis pour célébrer le retour du printemps, sautant tout à tour par-dessus des feux de brindilles, le bruit cessa enfin. Chacun s'arrêta. Tous se tournèrent vers la maison de l'étranger, les yeux fixés sur la porte d'entrée. Celle-ci s'ouvrit, et il apparut. Il portait une veste blanche d'uniforme et tenait une caisse en bois recouverte d'un linge. La musique s'était tue. On n'entendait que le crépitement des feux, et ses pas. Il s'approcha, et traversa la foule, la tête haute, une fillette marchant sur ses traces pendant quelques secondes, singeant sa démarche, jusqu'à ce que l'homme croise son regard. Il n'avait pas quitté cet air magistral, et plusieurs honorables pères de famille commençaient à ressentir pour lui non de la sympathie, mais un certain respect - lorsqu'il s'approcha de Hadji Allaverdi, s'inclina longuement, et déposa la caisse aux pieds de celui-ci. Puis il porta la main à son cœur, et prononça ces mots :

- Je m'appelle Ebrahim Rasov.

De nouveau, il salua Allaverdi, et repartit du même air martial.

 

 

II

- Pas à un mécréant ! cria Hadji Allaverdi, en renvoyant sa femme d'un geste sec de la main.

Une fois seul dans la pièce dont le sol était couvert d'une dizaine de tapis superposés, Allaverdi s'approcha de la caisse, guettant d'éventuels pas. Il dénoua le fil de coton qui tenait le linge, et découvrit le cadeau de l'étranger - non comme Armstrong posant le pied sur la lune, mais comme Cortez baptisant l'île de Califerne : Sans la moindre connaissance de ce qu'il entrevoyait : En l'espèce, Hadji Allaverdi avait trouvé son maître, et restait sans voix devant ces baies rouges, douces et granuleuses comme des tétins, plus odorantes encore que les prunes qu'il croquait vertes, sur l'arbre, quand les noyaux pas encore formés ne craquent même pas sous la dent… Mais Hadji Allaverdi écarta le fruit de sa narine et le reposa sur les autres. Il s'approcha d'une vasque remplie d'eau, et se lava soigneusement les mains et la tête. Puis il s'essuya lentement le visage de la main droite. Il avait vu à la Mecque les étrangers le faire des deux mains et avait décidé de ne pas les imiter, fidèle aux gestes de son père et du père de son père, "revenu d'entre les morts ", de qui il tenait son nom.

Ses sens ainsi calmés, Hadji Allaverdi reposa le linge sur les fruits défendus, s'assit en tailleur, et fit savoir qu'il était prêt à recevoir l'étranger.

- Reprends tes fruits.

Rasov se tenait debout, les bras le long du corps, comme s'ils avaient tous deux été militaires. Leurs grades respectifs eurent été aisés à deviner.

- Je n'ai pas déjà promis ma fille aînée. Mais je ne mangerai pas de tes fruits.

Rasov serra les mâchoires, se pencha pour ramasser la caisse sans croiser le regard de Hadji Allaverdi, et se dirigea vers la porte de sortie comme s'il quittait une mosquée, sans tourner le dos au maître des lieux. Alors qu'il allait franchir le seuil, Allaverdi lui demanda :

- Comment s'appellent tes fruits ?

 

 

III

compter de ce jour, et bien que Rasov n'exhibât pas son observance des commandements comme un processionnaire d'Achoura le fait des blessures qu'il s'inflige au front et aux épaules, espérant être payé en retour avec intérêts, celui-ci fut le pilier le plus solide de la mosquée, priant plus qu'à son heure, ne passant jamais devant un pauvre sans faire l'aumône. Quant au jeûne, il semblait en avoir fait sa vertu première. Mais cette sévérité n'est rien en regard de la ponctualité avec laquelle il déposait chaque semaine une caisse devant la porte d'Hadji Allaverdi. Celui-ci ne la prit jamais, obligeant même sa famille à enjamber le cadeau pour entrer, plutôt que de le toucher. Chaque vendredi, Rasov trouvait la caisse gâtée et en déposait en silence une autre, remplie de nouveaux produits inconnus dont les graines avaient traversé le Caucase au fond de ses poches. Saison après saison, les framboises succédaient aux airelles, les artichauts aux avocats, pour les seuls yeux de quelques enfants attirés par ces mystères, qui jamais n'eurent le temps de les goûter avant que leurs parents accourent pour les gifler.

Il neigea peu, le printemps fut précoce et heureusement dépourvu des fameuses pluies rashties dont l'Alborz préserve la sèche Téhéran. Lorsque les fraises furent revenues, Rasov dérogea au vœu qu'il avait fait, et en goûta une, la moins belle. Elle fondait sous sa dent, sucrée et tendre comme le premier baiser d'une jeune fille.

Il emplit sa caisse avec précaution, et se rendit en ville. A la mosquée, il se fit raser le crâne, ignorant les questions de ceux qu'il croisait, ne cillant même pas lorsque le barbier lui passa le coton enflammé dans les oreilles. Rentré chez lui, il enfila un costume gris, mit une cravate venue spécialement de Téhéran où un tailleur anglais les fabriquait pour la famille du shah et les fonctionnaires les plus influents de l'armée britannique, se poudra les mains avant d'enfiler des gants de peau beurre frais, et se dirigea vers la maison d'Hadji Allaverdi.

- Ma fille aînée s'est mariée, et je n'ai pas l'intention de te donner ses sœurs.

Entouré des trois filles qui lui restaient, de ses deux fils, Hadji Allaverdi se pencha vers sa femme qui lui chuchota quelques mots à l'oreille. Il l'écouta en fronçant les sourcils, dans un silence absolu et, la faisant taire d'un geste irrité, releva la tête vers Rasov.

- Je les garde pour de vrais musulmans.

Rasov n'éleva aucune objection, prit congé, et repartit vers sa maison, sans répondre aux passants qui le saluaient. Le rythme de ses pas accélérait, ses mâchoires frottaient l'une contre l'autre à se briser, et il finit par courir, jetant ses gants, son col et sa cravate sur le chemin.

Arrivé chez lui, il se saisit d'une masse, monta à l'étage et frappa les meubles russes jusqu'à ce qu'ils fussent réduits en miettes. Les bibelots, la vaisselle et l'argenterie subirent le même sort, puis il s'attaqua aux fenêtres, aux glaces et aux cheminées venues à dos d'homme. Le jour se levait lorsque Rasov lâcha la cognée pour la fourche, emplissant de foin ce qu'il restait de la maison. Puis il y mit le feu.

 

 

IV


eux qui osaient encore croiser son regard le disaient fou. Il se couchait chaque nuit à l'abri d'une tôle qui avait à demi résisté à l'incendie, et dormait sans quitter cette chemise et ce pantalon sales. On le vit rôder autour des mariages des deuxièmes et troisièmes filles d'Allaverdi, vêtu du costume gris immaculé qu'il sortait chaque semaine d'un sac en toile goudronnée pour aller porter la caisse sur le palier du vieil homme qui, chaque vendredi à l'aube, se ruait dans la chambre qu'occupaient sa femme et sa dernière fille, les contraignait à se lever et à quitter la maison, de peur que l'adolescente ne croisât Rasov.

Cette année-là, les cosaques arrivèrent de la Caspienne et de la terre, comme ils l'avaient fait dans le passé, et se ruèrent sur le vieux bazar. Celui-ci mis à sac, ils le brûlèrent avec les marchands qui s'y trouvaient encore. Beaucoup de ces soldats repartirent, mais ceux qui étaient restés avaient pris l'habitude de tourner autour des murailles de Rasov, sachant que la jungle qu'elles abritaient renfermait plus d'un trésor, qu'ils ne trouveraient pas dans les autres jardins, fût-ce dans celui du shah.

Au début, Rasov se contenta de hausser les épaules, et ne leur accordait pas la moindre attention lorsqu'ils erraient entre les palissades à la recherche d'une parcelle vivante de leur Russie perdue. Un jour, le colonel venu cueillir, sous le regard indifférent de son compatriote, mourut d'avoir mangé le mauvais champignon. Alors Rasov accepta en maugréant d'apporter son aide aux soldats. Quelques semaines plus tard, il livrait aussi le dispensaire américain, et trouva peu à peu plaisir à esquiver les tentatives des médecins de le baptiser. Chaque vendredi à la même heure, Hadji Allaverdi collait le nez à ses volets, et observait avec perplexité ce changement de figure. Lorsqu'il repartait, portant la caisse de la semaine d'avant, Rasov ne présentait plus d'expression de chagrin ou d'abattement. A vrai dire, ses traits étaient inexpressifs, comme si ce pèlerinage hebdomadaire eut fait partie de son existence au même titre que les ablutions ou le sommeil, et qu'il s'en exécutât sans y penser. Sa nouvelle maison comportait un étage de plus que la première, et il la peint lui-même de rouge avant de faire tendre du tissu dans toutes les pièces. Cependant, il n'y vivait pas, partageant la cabane des ouvriers du jardin qu'il était ainsi plus aisé de réveiller lorsque, la neige étant tombée dans la nuit, il fallait en débarrasser les fleurs en les secouant délicatement une par une, ou lorsqu'il lui venait subitement l'idée de déplacer des plantes devenues trop grandes. Rasov ne quittait ses vêtements de travail que pour Hadji Allaverdi, et lorsqu'il se rendait chez le notaire pour acheter un des terrains qui jouxtaient le sien. Ses anciens ennemis mouraient l'un après l'autre, ses clients venaient depuis toute la Perse, le shah et le tzar lui-même envoyaient des émissaires passer commande de bouquets, fruits, couronnes, massifs, arbres et même jardins. Une banque s'ouvrit en ville, et le directeur en personne se déplaça pour rencontrer ce phénomène qui ne possédait ni montre ni phonographe, et dont il eût pourtant été disposé à devenir l'obligé.

Mais Rasov n'était pas là. Sa voiture était arrivée. Elle avait traversé les défilés qui le séparaient de la capitale, risquant mille fois d'être précipitée dans l'abîme, avant de tourner comme elle le faisait devant l'hôtel de ville. Le médecin l'observait, les soldats songeaient combien il leur serait plus facile d'arracher les voiles des femmes avec cet engin que sur leurs chevaux, lorsque Rasov arriva, crâne et visage rasés.

 

 

V


llaverdi sortit sans un mot, et observa dans les moindres détails la seule voiture qu'il avait jamais vue. Le moteur n'était pas arrêté, et Rasov lui demanda s'il voulait faire un tour.

- Je garde cette fille pour me tenir compagnie. Je ne te la donnerai pas.
Rasov salua Allaverdi, monta en voiture et repartit. Après quelques mètres, il cria sans se retourner :

- Je ne l'aime pas !

Aucune maison ne fut détruite, et à bien observer, Rasov sembla n'être effectivement point affecté de ce refus, à tel point que strictement rien ne changea dans sa vie.

Ses jardins gagnaient sur la ville, la fraise était connue en Iran depuis longtemps sous le nom de " toute farangui ", "la baie étrangère ", ce qui rendait justice à l'histoire mais pas au rôle de Rasov, de qui la tenaient l'enfant, le vieillard, le riche et le pauvre habitant du village le plus reculé, le bourreau comme la victime, en un mot, tous, à l'exception d'Hadji Allaverdi. Mais il ne s'en montrait pas amer. Il semblait qu'un pacte fut signé entre les deux hommes. Or, la cadette, bien qu'âgée de plus de quinze ans, ce qui est beaucoup trop tard pour marier une fille, vivait toujours sous le toit de son père.

Un matin, Rasov arrêta sa voiture devant la maison de Hadji Allaverdi, descendit pour faire l'échange des deux caisses. Ce n'est qu'en reposant l'ancienne à ses côtés qu'il s'aperçut qu'elle était vide.

Il mit quelques secondes à reprendre ses esprits, puis se leva et sonna. La femme de Hadji Allaverdi lui répondit que celui-ci était parti à l'aube pour le hammam. Rasov ne prit pas la peine de se déshabiller en entrant dans la pièce alcôvée où Allaverdi se faisait laver par un maigre barbu. Il écarta le garçon et prit Allaverdi dans ses bras. Les larmes coulaient sur les joues de Rasov, et il donna l'accolade au vieillard, jusqu'à ce que celui-ci soit assez fort pour le repousser.

- Qu'est-ce qui te prend ? dit Allaverdi, abasourdi.

- Mais, la caisse, vous avez pris la caisse.

- Jamais de la vie ! Je t'ai dit que tu n'aurais pas ma fille, et je ne te la donnerai pas !

Rasov remonta en voiture. Le soir, il roulait en direction de la maison d'Allaverdi, le rouge aux joues d'avoir été ainsi humilié en public. Rasov avait accepté les refus, l'attente, le chagrin de voir les sœurs lui échapper l'une après l'autre, mais le mensonge d'Allaverdi remettait tout en cause.

Il descendit de voiture, donna un violent coup de botte sur la porte de bois et se jeta dans la maison, son fusil à la main. Allaverdi tenait sa fille contre lui. A deux pas, la mère pleurait, implorant Dieu en silence. Allaverdi parla doucement.

- Je ne la lâcherai pas. Si tu tires pour me tuer, tu devras la toucher elle aussi.

- Je suis venu te voir, et je t'ai demandé, avec le respect et l'affection d'un fils, la main de ta fille. Tu me l'as refusée. J'ai fait tout ce que tu étais en droit d'exiger, et même plus !

Rasov frappa Allaverdi à la tête avec le coin du canon. Celui-ci se releva. Ses membres tremblaient.

Rasov prit la main de la fille et l'attira vers lui. Son père la retenait de l'autre bras, et murmurait :

- Je n'ai pas mangé de tes fruits. Ce n'est pas moi.

La jeune fille ne disait mot, alors que ses yeux allaient de Rasov à son père, dont les forces cédaient peu à peu. Rasov posa le canon de son fusil sur la poitrine d'Allaverdi. Un instant, Allaverdi ne perçut pas la mort comme la chose la plus désirable, et ses doigts relâchèrent légèrement leur pression sur le poignet de sa fille.

Rasov et elle quittèrent lentement la pièce, à leur habitude, sans présenter le dos. Un notaire les maria la nuit même, contre un léger supplément.

Le lendemain, on retrouva Allaverdi après l'heure de la sieste, à l'ombre d'un poirier. Le cœur avait lâché. A ses côtés était posée une coupelle contentant quelques fraises. Il n'y avait pas touché.