Olivier KLEIN
Relation des voyages extraordinaires
de Monsieur de Puipeu en les contrées
mahométanes des fauxbourgs de Paris
n l’an de grâce mil neuf cent quatre vingt onze de notre seigneur Jésus Christ, je fus mandé pour conduire une expédition en terres barbares : Alarmée par le changement subit de costume de nombreuses écolières mahométanes qui se couvraient le chef d’une étoffe & refusaient de s’en défaire sous aucun prétexte, la Chambre nomma par décret une délégation de très-grande valeur, nous mandant instamment de pénétrer la cause de cette mode, menace sur le plein exercice de la souveraineté française. Ces peuples allaient-ils désormais récuser nos usages & nos mœurs, & jusque d’apprendre notre langue ? Pays de liberté, la France n’impose rien, elle protège, il était donc de notre devoir de garder ces jouvencelles des périls qui les guettaient par la main des sociétés secrètes de la Mecque & de Ouarzazate ; nous prîmes sans tarder les arrangements nécessaires à notre départ & nous répartîmes en deux carrosses.
Notre route en terres sarrasines & les vertus de nos compagnonsans l’un était l’abbé de la Morandière, fin connaisseur des jeunes indigènes & qui en ayant un comme jardinier, nous mit aussi-tôt en joie par ses enseignements sur leur vocabulaire, sorte de créole de notre langue. Face à lui se tenait le secrétaire de M. le Ministre qui énonçait doctement les étapes de notre voyage en les désignant sur la carte, tandis qu’à ses côtés un des savants de la Sociologie notait au fur & à mesure les changements de décor. J’ai percé des récifs de corail & la barre en Afrique noire, croisé les tropiques & le cercle polaire, ces passages ne sont rien comparés au franchissement de la route périphérique : A compter de cette ligne, toutes choses dessus sont dessous & inversement, ainsi qu’on le voit en passant l’équateur invisible pour gagner l’autre côté du monde.
Où l'on découvre les vents alizés & les accoutrements de ces peuplesous sentions déjà le pavé plus chaud, considérant une compagnie de Mahométans qui se dirigeaient vers une ville inconnue de nous & formait en son sein un mélange où nous vîmes que ce peuple n’est pas d’une couleur, mais d’un grand nombre qui semble étrangement vivre sans distinction. Leur habit est richement brocardé & leurs souliers toujours immaculés portent trois lanières de cuir le long du pied ; notre aumônier soutenant que ce ne peut être à cause des piliers de leur secte qui en compte cinq, ni non plus de notre Très-Sainte Trinité, nous eûmes lieu de présumer qu’il s’agit du butin des pillages par ces gens de malheureux voyageurs égarés dans ces contrées, que l’on dit lointaines, mais le sont fort peu : A peine notre petite caravane avait-elle passé la basilique de Saint-Denis que nous nous trouvâmes devant une vaste assemblée, dont la présence nous éclaira sur ce que nous étions arrivés. De l’autre voiture descendaient le médecin des âmes, une indigène ramenée de voyages précédents, instruite & vêtue à notre façon, embarquée pour nous servir de guide & d’interprète, un précepteur moderne & fumeur de pipe, enfin un père de famille chasseur de bécasse venu associer la morale à l’ordre ; au mépris du péril d’être mis en pièces par la foule, cet équipage se fraie tant bien que mal un chemin vers les grilles closes en quête d’une de ces musselimes voilées, mais ne voit là que nouvellistes & plaideurs venus de la Cité qui se mêlent aux indigènes des deux sexes ne cessant de hurler leurs doléances. On nous avise que leur Alcoran leur proscrit de manger ou boire quelque breuvage jusqu’à la tombée du jour, un vénérable vieillard nous prie de les attendre au sortir de leur logis & nous mène à un parc qui délimite leurs habitations, lesquelles sont beaucoup plus imposantes par leur largeur & leur hauteur que nos maisons.
Saisie par l'oisiveté de ces lieux, notre compagnie force le destinlors que certains d’entre nous prenaient le parti de goûter le calme des jardins, auquel le tumultueux portrait de ces comptoirs que l’on fait à Paris ne nous avait pas préparés, nous avions soin de rester sur nos gardes ; le moindre craquement provoquait notre sursaut, nos esprits frappés par le martyre de Roland à Roncevaux n’oubliant pas que l’apaisement est l’ennemi de l’explorateur. C’est ainsi que nous avisâmes de loin un Maure vêtu de toile de Gènes qui passait portant un arc. Comme nous nous enquerrions de l’objet de sa course, celui-ci nous apprit qu’il était chargé par les plus hautes autorités de l’exercice des cadets de la région ; en apparence pour leur bon plaisir, en réalité pour les délivrer de leur agressivité, car ces peuples sont naturellement belliqueux & se doivent d’être canalisés. A ce prix & à celui d’un élevage suffisant, sans toutefois aller jusqu’à leur faire partager nos bancs où le dépaysement nuirait à leur bonheur, mais en les instruisant des métiers dont nous avons besoin, je ne doute point qu’ils seront de bonne besogne, honnêtes serviteurs d’auberge, porteurs de mets par voie routière, maîtres de danse, car ils ont pour cela de réelles dispositions, ou œuvrer dans les plus grandes manufactures.
L'invitation sans cérémonie du Maure en ses états & ses prolongementsous y découvrîmes des méchaniques d’exercice que la France, dans sa mission civilisatrice, leur offre aux fins d’améliorer la race, sa charge & sa force, sans les harnacher aucunement, mais avec leur libre consentement & l’exemple édificateur de gravures de Tonkinois & d’Annamites qui ornaient les murs. Las, les malheureux ne voyaient pas le moindre sens à ces présents & se bornaient à exécuter une danse de Saint-Guy en battant la chamade avec les ustensiles qui leur passaient sous la main, quand un garçon plus habile que les autres se plaça au centre du groupe & psalmodia quelques monosyllabes tirées de notre langue, puis un deuxième usant des mêmes postures d’étrangleur, tandis que les autres pris d’une violente transe tournaient en derviches sur leur tête ou leur séant. Saisi par cette joute oratoire, j’entrai dans le cercle & payai mon écot d’une diatribe de mon tour, rimaillant quelques vers sur liberté, égalité, fraternité, qui sont là sonorités qui provoquent en eux un vif plaisir. La troupe, encore échauffée de ce qu’elle venait d’entendre, m’entoura avec précipitation, m’enleva de terre, & cette fantaisie me valut aussi-tôt l’amitié de ce Maître de Cérémonie, qu’il me marqua en avançant vers moi de leur démarche habituelle de balancier, le regard dissimulé par des binocles en or vif, & précipitant sa main droite sur la mienne par un mouvement subit, provoqua en moi force effroi que je dissimulai tant bien que mal. Il me fit alors état de ses dispositions en ma faveur, m’invitant à le suivre en sa maison particulière pour partager son repas de Ramezzan.
Leur confiance gagnée, des natifs nous convient à des bacchanales nocturnesaisant toutes choses à l’envers comme on l’a vu, leur rite consiste en effet, lorsque le soleil se couche, au lieu de se retirer pour trouver le repos, à se masser en nombre pour manger, chanter & danser ; une foule en ses appartements réunie devisait gaiement, assise sur des coussins qu’on nomme sophas, avec abondance de rôtisseries & pâtisseries qui sont fort délicieuses. Tous ces messieurs m’entouraient très-familièrement, & je n’osais formuler la question maîtresse de notre expédition sur la mode chapelière féminine, quand le harem entra, toutes vêtues avec pompe, de robes de pourpoint richement brodées, mais tête nue, à ma très-grande perplexité ; nul ne songeait à remédier à mon ignorance, absorbés que tous étaient à se livrer à leur gayeté naturelle, nous menant de logis en logis au son d’une musique venue du balcon en face de celui où je me trouvais avec mes nouveaux compagnons, qui nous attirait toujours vers le suivant. C’est par ce biais que nous aperçûmes les gens d’armes surgissant sur le parvis à nos pieds sommer ces personnes simples & gaies de cesser immédiatement le bruit. Avant que nous pûmes envoyer en émissaire le vice-ministre pour les enjoindre de se retirer & ne nous plus troubler dans la collecte de nos informations, voilà que la soldatesque effrénée s’en prit ici-bas aux cadets qui faisaient pacifiquement mirer leurs carrosses, lesquels répartirent sans ménagement, & notre estafette arrivée sur-le-champ fit de vains efforts pour raisonner un officier belliqueux. Voyant avec effroi l’anéantissement de nos efforts par les injonctions du capitaine des gardes de cesser les réjouissances, nous résolûmes de nous conformer aux usages de nos hôtes avant que ceux-ci ne nous en prient, & nous saisîmes de tous projectiles que nous lançâmes, sièges, vases, & force détritus. Je goûtais le plaisir de voir la troupe reculer &, me retournant vers nos hôtes, ce ne fut pas sans un grand étonnement que je vis qu’ils nous considéraient avec le dernier accablement. La Providence voulut cependant que quelques-uns des plus jeunes garçons, touchés par cette fière attitude, me saisirent par le bras & m’adjurèrent de les suivre, exposant que nous ne saurions différer notre départ au péril d’être mis aux arrêts ; chacun des groupes prenant l’un de nous sous son aile, ces cadets facilitèrent notre fuite sous les assauts d’ennemis armés jusques aux dents ; chaque coin de la demeure était une embuscade où la troupe tentait d’enfoncer nos portes & fenêtres, avant de nous molester & nous porter force coups de trique, dans un combat aveugle d’où nous ne sortîmes que par miracle, & je me trouvai bientôt en compagnie de mes bienfaiteurs dans les appartements du premier d’entre eux, fameux herboriste qui nous reçut magnifiquement & nous prodigua des préparations de son secret.
Très-grande & noble science des onguents par ces peuplesomme je le complimentai de la vertu de ses simples qui avaient su promptement éteindre nos douleurs avivées par le combat, cet honnête homme tira de son sein des aumônières contenant ses spécialités, dont il me fit présent afin que je les rapporte en nos états ; de fait, pensais-je, rien ne serait plus fécond que de prendre langue & appuyer notre autorité sur ces chefs coutumiers & leurs gens qui, de tous les peuples des fauxbourgs de Paris, sont à nous les plus semblables : Tout comme nos aristocrates, ils se gardent de travailler, attachent le plus grand soin à leur toilette & à leur arme pour le cas où un coquin viendrait à leur manquer de respect, & arpentent leur domaine pour leur bon plaisir & celui de séduire les personnes du sexe. Mais, m’enquerrai-je, cela n’est-il point proscrit par votre condition de Mahométan ? Ce à quoi ce gentilhomme partit d’un formidable éclat de rire et, d’un claquement de mains, fit entrer un groupe de ses jeunes coreligionnaires dont aucune ne portait ce fameux voile qui fait tant jaser à Paris, qui se joignirent à nous sans affectation, exécutant de savantes danses avant que de se retirer avec l’un ou l’autre de ses lieutenants : Plus que cent discours, ce docte botaniste m’avait démontré qu’il valait bien le meilleur des jésuites, & combien la loi réservée au vulgaire ne saurait s’appliquer à l’homme éclairé. Soucieux de ne point troubler leurs cérémonies de Ramezzan, je pris congé avec la promesse de délivrer ces remèdes à celui de ses cousins qui les attendait avec la plus vive impatience, & offris mes services pour le négoce de ceux-ci auprès de mes amis de Paris, gens de lettres & de la scène que leurs occupations plongent dans le plus grand énervement & seraient friands de telles médecines.
Comment je croisai le danger & l'admirable en le même instant’est donc seul, pour la première fois sans escorte dans ces contrées étrangères, que je retournai à mon attelage dans l’obscurité. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir qu’il avait été enlevé ! L’un des intendants de mon protecteur avait assisté à ma confusion ; il n’eut pas plus tôt sifflé à l’entour que des dizaines d’enfants apportaient qui une roue, qui une portière, & cela admirablement déposé & remonté en état de servir, comme il avait été trouvé. C’est ainsi que la communauté tout entière veille sur les biens de ses amis, chacun assurant protection à l’une de ses parcelles. Je montai à bord, m’apprêtant à partir, & m’aperçus de la présence d’une jeune Mahométane tremblante & pâle du froid de la nuit, qui m’implora de lui céder une parcelle de mes médecines. A ma grande surprise, cette dame, pleine de gratitude à la perspective de recevoir cet onguent de ma main, me témoigna sur-le-champ des marques de sa reconnaissance, au motif de ma charité. Je cédai donc. Comment ne pas être charmé de tant de simplicité chez ces gens, de tant de chaleur humaine, & ne pas voir que ces peuples sont en tous points semblables aux nôtres, si ce n’est un caractère plein de vie & d’énergie ? Eh quoi, pour une histoire de coiffe de bonne femme, on voudrait ne pas cueillir ces talents-là où ils se trouvent, & priver notre France de ces vertus ? Zarma !