Entretien réalisé par mail en décembre 2011, à propos duquel Julien Meunier écrivait, en guise d'ouverture : « Lorsque j’ai rencontré L.L. de Mars pour la première fois en 2009 (pour le tournage d’un documentaire autour de la résidence Pierre Feuille Ciseaux[1] dont il fut un participant assidu), je le considérais comme un auteur relativement rare. Il était sur le point d’éditer le livre Docilités chez Bicéphale. Depuis, son travail édité en bande dessinée n’a cessé de prendre de l’ampleur, et ce n’est pas moins de quatre livres qui sont sortis ces deux dernières années, partageant tous la même ambition et la même exigence. Un de ces derniers livres, Une brève et longue histoire du monde, est sorti sous la bannière des éditions Délicates qu’il a récemment crées avec d’autres. C’est l’occasion de revenir avec lui sur le regard qu’il porte sur son travail et sa pratique en bande dessinée ». Texte présenté sur du9.org
Julien Meunier : Une brève et longue histoire du monde semble continuer d’une certaine manière ton précédent livre, Comment Betty vint au monde. Travail en couleur, même type de narration, de dessin, et puis l’idée d’une manière d’être au monde, de le regarder et de le traverser semble unir les deux livres en une sorte de diptyque. Est ce que tu peux me dire en quoi ces livres sont proches, ce qui les unis, et ce qui les différencie aussi ?
L.L. de Mars : Ils sont unis par des protocoles de travail autant que par le soucis de ruiner en chacun d’entre eux, l’un par l’autre, la menace de clôture, le risque d’unité achevée.
Conçu pendant la réalisation de Betty pour l’inachever, pour en ouvrir le territoire plastique et le récit, Une brève et longue histoire du monde serait cette sorte de travail de collationnement documentaire, de tissage de costumes, de construction de décors nécessaire à l’implantation d’un récit — à l’implantation du récit de Betty, donc — mais doté d’une biologie autonome, d’une aptitude à subsister à son usage ponctuel, à se développer comme un corps narratif cancéreux dans de multiples excroissances.
Ici (Le réveil de Tom), un enfant mâle achevait le livre comme l’aurait fait un Cheyenne-Contraire de Betty, triomphant comme elle meurt ; là, des récits bureaucratiques — Le Royaume, Auch Swerge [...] — ont été perturbés dans leur déroulement par l’apparition des désirs de Betty matérialisés en une révolte de nains sortis d’un film de Herzog pour l’un, en genèse de créatures absurdes, encombrantes, inutilisables pour l’autre. Les deux livres, non contents de se parasiter l’un l’autre, tissaient lentement ensemble une trame d’oppositions féconde : la grande brutalité de l’approche politique de Une brève et longue, la joie mauvaise avec laquelle j’y dessinais un autoportrait en vieil épouvantail ridiculisé par les vainqueurs de son siècle, joua un étrange dialogue avec la figure tragique mais — je l’espère — porteuse d’un rare appétit à vivre sans nuance de Betty. La machine paradoxale qui fait de sa négativité l’instrument et la voie d’une joie noire de Une brève et longue éclaire maintenant de sens différents l’espèce de chant de l’intensité composé par Betty. Je pense que l’un et l’autre visaient, au cours de leur écriture, à liquider respectivement ce qui serait resté de clichés dans leurs formulations. Et quand tout ça a été fini, quand deux livres à peu près (un peu plus, il y a toujours des restes qui traînent) sont sortis de l’atelier, il était possible de les distinguer complètement, de les émanciper l’un de l’autre. Il est bien entendu facultatif désormais d’accompagner la lecture de l’un par celle de l’autre, mais je suppose qu’ils s’enrichissent mutuellement dans la lecture comme leur composition simultanée les a enrichis.
JM : Dans ce que tu dis, on entend un désir chez toi de sortir absolument des cadres et des systèmes. Délivrer Betty de son achèvement, créer des ponts, des perturbations et des trous entre les récits, mais aussi faire de la bande dessinée sans faire de la case son unité narrative, perturber le texte par le dessin, travailler l’enchaînement à l’intérieur des séquences par empilements, échos, rimes, mélanges ou superpositions autant que par successions ; il s’agit peut être moins de déployer un récit qu’une expression, une forme poétique plutôt qu’une forme romanesque. On a plus à faire à un éclatement, à une recherche, qu’au développement architecturé d’une histoire élaborée en amont. Pourtant ce n’est pas aussi cloisonné, et les deux aspects dialoguent de manière plus ou moins souple dans le livre. Je voulais savoir comment tu te places par rapport à une certaine nécessité de structure en bande dessinée. Alors que le mouvement, la trace du geste, la fluidité de la page, l’improvisation, sont des éléments évidents dans Une brève et longue histoire du monde, quelle place peuvent avoir les notions de séquences, d’organisation, d’agencement lorsque tu travailles ? Quel rapport tu entretiens avec ce qu’on peut appeler la syntaxe de la bande dessinée, ou son vocabulaire, ou ses codes, ou ses structures, alors que tu te préoccupes d’inconnu, d’ouverture et d’inachèvement ?
LLdM : Bon sang, ce sont les questions les plus longues du monde ! Les réponses risquent de prendre du temps, hein !
Bon. Je vais déjà répondre à la première partie, concernant le couple «forme poétique/forme romanesque» qui me pose un problème, même si cette observation n’est pas dénuée de sens. Je dirais qu’à partir du moment où je fais des bandes dessinées, c’est une erreur de se donner des typologies, des modes et des instruments d’analyse créés autour d’autres disciplines pour en examiner les développements propres. Il sera difficile, par exemple, de désigner sans le réduire le poétique d’une bande dessinée — de savoir exactement de quoi on parle si on décide de parler de poème à ce moment-là — quand on sait qu’une grande part de la subjectivation qui y est au travail ressortit au domaine de l’image : dessin, couleur, espaces et agencements d’opérateurs visuels etc. Or, ce que le poème touche directement, c’est le langage, dont il est à la fois un creuset de l’invention continue et, comme le dit J.F. Savang, une fonction et une situation critique (et pas seulement critique de la langue où on a la fâcheuse habitude de cantonner sa puissance interrogative et subversive). Tu sais bien que c’est un abus de langage paresseux de parler de poésie à tout bout de champ, pour un paysage, le sourire de mémère, le chant des baleines ou un ciel plus rose que d’habitude. C’est, en fait, à contrarier les lieux communs qui essaiment son histoire que travaille le poème.
En dehors de ces petits malentendus faciles à dissiper, il y a tout simplement les rapports complexes qu’entretient la discipline bande dessinée avec le langage. Le langage est définitionnellement l’aptitude humaine à articuler — entre la langue[2] et d’autres codes extra linguistiques — du sens, même à le contrarier, ce qui consiste encore à «l’exposer» (on comprend bien que déclarer que la bande dessinée est «un langage» est une absurdité. Même à employer le mot langage dans le sens étendu d’un système de signaux, j’attends dans ce cas avec impatience la rédaction du Code Sémaphorique de La Bande Dessinée). Comme toute activité artistique, elle le problématise, tout en ressortissant à son empire (notamment comme objet critique, mais plus profondément en tant qu’il n’y a pas de hors-circuit du langage). Double trajectoire. Mais elle fait plus que ça, car elle articule plusieurs champs de problématisation disciplinaires et conceptuels et crée donc un espace très singulier de contamination des questions par les autres, des formulations, des systèmes, des analyses, etc. Et donc des typologies, bien sûr. Abordée de cette façon, la question de leur maintien vise à mettre en évidence ce que la bande dessinée peut leur offrir de porosité…
Je suis le premier à dire que Betty est une extension, une articulation, d’un poème généralisé qui serait mon travail. En dehors du fait que je ne suis pas à une contradiction prêt, ça signifie surtout que ce qui a du sens pour ausculter et comprendre un ensemble d’activités qui fait la vie-même (où «le poème», selon moi, reprend ses droits) s’atomise et perd tout simplement ce sens si on tente de le replacer dans des modes spéculatifs habituels et leurs séries outillées : poétique/romanesque, diégétique/mimétique, pictural/graphique, etc. en omettant de préciser d’où ils viennent et à quoi ils s’appliquent habituellement. Ce n’est donc pas sur le «poétique», tu le vois, que j’achoppe — dont nous pourrions ensemble tenter de trouver pour la bande dessinée un mode particulier d’éclosion et de développement — mais bien sur le couple des formes, qui nous laisserait croire que la question est réglée d’avance.
La deuxième partie de ta question nécessiterait, à certains endroits, les mêmes clarifications (sur l’emploi des termes «syntaxe», «vocabulaire» et surtout «code») mais je crois que tu vois sans peine à quelles grossièretés ils nous conduisent sans que j’aie à développer plus précisément. Parlons alors de ce que tu cherches, en fait, c’est-à dire la permanence — pour savoir que nous avons bien affaire à de la bande dessinée — de certaines structures, de certaines problématiques narratives, de certaines organisations du discours et de la page. Ce que je pourrais te dire pour ce livre précisément, «Une brève et longue histoire du monde», ne s’appliquera à aucun autre livre. En effet, chaque nouveau livre est l’objet d’une tabula rasa méthodique, et je ne garde presque rien d’une façon de travailler d’un livre à un autre. Ce qui est notable au premier coup d’oeil, sans doute, pour le dessin est tout aussi vrai pour la conduite du récit.
Ici, l’improvisation de ces courts récits est guidée par l’architecture des pages, jetée en premier lieu ; quelques lignes directrices, comme des vecteurs, des guides de dessin, décident des différentes organisations de la couleur, des formes, des figures, mais aussi des sas visuels qui permettent le glissement du regard d’un espace à un autre. Cette vaporisation apparente est solidement tenue par un scénario qui, s’il n’est jamais posé sur le papier, ne quitte pas l’improvisation : il la suit comme un squelette est entraîné par les mouvements des muscles et par le désir d’avancer.
Il était nécessaire que les contours des récits, comme celui des pages, reste assez flous pour que ce panorama, ce monde, ne soit pas discontinu, ne soit pas simplement un espace sérié en une enfilade d’îlots. C’est l’objet de ce livre — la constitution des parages de Betty — qui a donc le plus logiquement du monde infléchit ma façon de travailler. Et cette façon de travailler une fois décidée, elle devient à son tour le possible ouvert du récit.
Ta question abrite une demande de circuits familiers, de fonctions narratives, pour pouvoir aborder une bande dessinée sans être tenu à l’extérieur d’un objet étranger, impénétrable. Tu noteras pourtant que ce livre est lisible, que tu l’as lu, qu’il y a donc de nombreuses entrées familières. Seulement, elles ne sont pas démonstratives, elles n’ont pas besoin de l’être. Au même titre qu’à celui qui me dit qu’un dessin me prend cinq minutes je dois répondre qu’il me prend en fait quarante ans, je te dirai que des années de cases et de constructions solides sont bien présentes dans ces pages, qu’elles sont l’arrière-plan invisible qui guide ma main. Et puis personne n’a besoin de voir le noeud de muscles qui tord de douleur le danseur quand il lévite. Faire disparaître toute trace de labeur. Ars adeo latet arte sua est la devise du Pygmalion d’Ovide qui frappe l’entrée de mon atelier. Et si ma terrible lourdeur d’homme est invisible, alors j’ai gagné mon pari.
JM : Si personne n’a besoin de voir le nœud de muscles du danseur, on peut noter tout de même que certains éléments du processus de création de tes planches sont visibles, qu’il y a un aspect de l’élaboration des pages relativement accessible. Ton dessin garde souvent la trace de ton geste, les différentes matières et techniques employée, ça ouvre le lecteur à un rapport presque intime avec le livre, comme si les coulisses de sa conception étaient toujours exposées d’une manière ou d’une autre. On peut y voir aussi des empreints et des citations, des sortes de rouages mis à nu. Tu parlais du film d’Herzog, on peut rajouter peut être Glauber Rocha, la peinture italienne, les illustrations pour enfants… Il me semble d’ailleurs qu’ils participent à la dimension politique du livre. Tu peux me dire comment ces citations ou détournements s’intègrent dans ton travail, quels statuts ils peuvent avoir pour toi ?
LLdM : Comme souvent dans tes questions, il y a plusieurs plans qui se chevauchent, hein !
Bon. D’abord cette histoire d’élaboration visible. Là où le regard s’arrête, il choisit une surface, il détermine une profondeur c’est-à dire, une opération de l’action. Dans les profondeurs, il y a toujours quelque chose d’autre en train de se faire, quelque chose qui ramifie les discours, qui laisse supposer que tout ce qu’on s’autorise, également, interdit. C’est à la fois simple et beau comme l’éternité, et si profondément incompréhensible que là-dessus on ne raconte généralement que de pauvres histoires de cuisines, d’artisanat. C’est un drame de la bande dessinée : ses amateurs sont essentiellement des touristes, ses producteurs des artisans folkloriques. Pourtant il y a quelque chose de bien plus profond dans ce qui apparaît ou se cache des moteurs de l’action, des conditions d’apparition de ses figures, de ses décors : Il n’y a pas d’accidents dans les différents états du dessin, ni même de moments qui conduiraient à une finalité, il y a des choses en train de se faire qu’on peut étouffer ou pas selon qu’on vise la polyphonie et le chant ou la monodie et le théâtre. Ce ne sont pas les traces d’un processus qui apparaissent, ce sont des récits qui composent par leurs dissonances violentes la nature profondément trouble du choix et du regard d’une part et, de l’autre, de la mise en scène et — surtout — du simulacre. Adolescent, j’ai été très troublé par le Richard III de Carmelo Bene, et tout autant par le texte de Deleuze qui l’accompagnait. On était loin avec ça des lieux communs du théâtre qui feint de montrer ses rouages pour mieux nous faire avaler sa prétendue puissance à simuler. Le théâtre contemporain se perd dans les claquements de trappe et la révélation des décors découpés ; en bande dessinée, les lecteurs s’émerveillent de ce qu’un bon dessin de virtuose jaillit de l’esquisse. Tout ça me navre, ce sont des petites affaires d’artisans vaniteux, lâches et sans imagination. Il y a un objet narratif et politique qui se niche dans chaque « lisibilité » comme dans chaque mouvement pour la freiner.
Des citations, je n’aurais pas grand-chose à dire ; du point de vue du lecteur, elles viennent surtout s’afficher de leur scandaleuse incongruité. Elles sont hors de leur place habituelle, c’est-à dire qu’elles sont dans la vie courante et non dans le négoce culturel. Les films qui traversent certains récits sont présents dans la même absence de calcul que dans ma vie, ils ne sont pas « à propos », ils ne me mettent pas en valeur comme bonhomme cultivé. Je me fous qu’on les voie ou pas, je ne m’attends pas à être accueilli par eux dans un club. Qu’est-ce que ça offre à la lecture ? Une chance de vitalisation ; exactement comme on rencontre les œuvres dans la vie, sans rendez-vous. On ne croise pas Les fils meurent avant les pères de Thomas Brasch ou le cinéma de Kevin Bronlow parce que c’était notre petite journée thématique allemande ou anglaise. C’était des journées hasardeuses, on lisait tout-à fait autre chose. Peut-être piétinait-on dans la lecture d’Origène. Et ce qui est venu décoincer cette lecture d’Origène, ce n’est pas l’avis de St Jérôme à l’endroit précis où on serait allé le chercher, mais quelques lignes de Brasch ou la vision de En Angleterre occupée qu’on n’attendait absolument pas. C’est une contamination aussi hasardeuse que nécessaire, une hybridation sans révérence. Rigoureusement le contraire de cet inventaire filial que de nombreux imbéciles attendent d’un auteur pour se rassurer sur le fait qu’il a des références. Qu’il le reconnaît humblement. Comme, dit-on, tout le monde. C’est à dire que soit désamorcée sa prétention à l’invention. Ces films, qui traversent si bordéliquement mes récits, s’ils m’accompagnent souvent au moment où je travaille il n’y a rien d’étonnant à ce que, pris dans le cours de leur vie, ils y apparaissent dévoyés sous une forme ou une autre. Ils ne sont pas, contrairement aux apparences, des citations. Ils ouvrent plutôt à une critique radicale, que j’espère féconde, de la citation.
JM : A la lecture du livre (et de celle de Betty aussi), on a le sentiment que le déploiement du récit, son énergie et sa profusion, viennent directement de ton travail sur la couleur. C’est ce qui frappe au premier coup d’œil, un foisonnement qui sort du cadre, à la fois sombre et joyeux. Il me semble que la couleur est assez récente dans ta production éditée en bande dessinée alors qu’elle est très présente dans ta pratique par ailleurs. Est-ce parce que la couleur ne t’intéressait pas auparavant en bande dessinée ou est-ce dû à des impératifs éditoriaux ?
LLdM : Les deux causes sont également déterminantes : les contingences d’un cadre pratique et l’intérêt que je peux avoir pour son objet sont inextricables dans mon travail. C’est juste une question de possibles ; ce qui est possible se présente à moi comme le périmètre d’un laboratoire dont les gestes techniques viseront à éprouver l’étendue. C’est au fond une définition expérimentale de la contrainte, une forme sociale de la contrainte consentie pour commencer à travailler. C’est un moyen comme un autre de fléchir les lieux communs techniques qui sont autant de limites à une activité, en supposant que le travail artistique commence précisément au-delà de ce qu’on sait ou croit savoir du dispositif (« un coup de pinceau est un jugement », disait Souriau). Éprouver la nature prescriptive de la disponibilité technique, renverser le savoir-faire pour l’excéder ou le bousiller, faire craquer les coutures du costume d’artisan — donc redonner à la pratique sa dimension politique aussi — tout ça n’est possible, expressément, que si j’ai au départ un sentiment d’action étriquée devant moi, une violence faite au cadre du travail. J’aime bien être tenu un instant dans un cadre étouffant pour avoir quelque chose à foutre en l’air. Mais pas seulement : lorsque les dispositifs techniques (j’y inclue toute la chaîne de réalisation d’un livre) sont étranglés, alors mon regard peut se porter sur tout ce qui traîne comme matériau ergologique ou social et je me laisse entraîner à la fabrique de monstres ; des hybridations sans projet, des compositions de déchets. Voilà pourquoi je tiens toujours compte des situations et que j’y plie mes conditions de travail, juste le moment de renverser la disposition, plutôt que de travailler à ma guise et de chercher ensuite un cadre favorable à la présentation le résultat. Tout ça a l’air bien théorique, bien loin de ta question, mais en fait ça concerne des gestes vraiment très quotidiens, des situations ordinaires, des détails quantifiables, techniques, des limites tangibles : c’est le papier qui me reste, les pinceaux dont je dispose, ce qu’il y a comme pigments dans l’atelier, ce avec quoi je peux corriger mes erreurs et si, tout simplement, je le peux, de quoi disposerai-je comme mode de reproduction, les propriétés et les limites de ce mode, son degré d’industrialisation, sa réponse aux couleurs, aux nuances de gris, au noir et blanc, aux trames, si c’est directement intégrable à une chaîne numérique, sinon où sont les points de rupture de la chaîne, combien fera-t-on d’exemplaires, est-ce que ce sera diffusé en librairie etc. Cette dernière question, par exemple, qu’on croirait juste économique, a un effet plastique : une certaine solidité est nécessaire pour la distribution des livres, alors papier, encrage, cartonnage, seront déterminés par elle. De tout ceci émergent pour moi des régimes de travail qui m’invitent à l’invention.
Travaillant en noir et blanc, j’ai été amené à me demander ce que ça veut vraiment dire, noir et blanc, quelle est la fin de cette question. Ce serait un peu long de détailler ça, mais ça conduit très vite aux limites des questions rétiniennes et des questions proprement philosophiques, on passe sans cesse d’un espace de questionnement à un autre, principalement à tout ce qui touche à la discrétisation, à la discontinuité, celle de la pensée, du regard, des mouvements, des gestes techniques. Qu’est-ce qu’un bord ? qu’est-ce qu’une trame ?
Parvenu à un certain degré de socialisation après avoir vécu longtemps très retranché de l’édition, j’ai pensé qu’il serait possible de trouver des types prêts à me publier en couleur. La question est devenue d’autant plus importante quand, présentant mes premières planches en couleurs, je me suis entendu dire que ce n’était pas de la bande dessinée mais de la peinture. Que j’allais plutôt devoir mettre ça sur des murs. Je tenais une bonne partie de l’enjeu de Comment Betty vint au monde qui traite à la fois de la peinture comme objet et comme malentendu historique dans les bandes dessinées.Il me fallait développer un régime bien particulier de la couleur qui entraînerait celle-ci à composer le récit assez nettement — le guider, à le soulever ou l’écraser — que ça dissiperait deux malentendus : d’une part celui qui superpose (et réduit) l’existence de la peinture et ses questions à son apparition visible comme matière — ce que supposaient les remarques stupides faites plus haut (pour ça, un travail composé dans la durée narrative autant que dans le chaînage tabulaire qui met en évidence une pensée de la couleur articulée au récit et dépourvue, entre mille autres choses, des questions de temps en couches, de profondeur, de maillage totalisé propre à la peinture. Que la plupart des ostentations de la peinture en bande dessinée compose une sinistre sarabande de peintures du dimanches chaînées en cases est justement un des objets de Comment Betty vint au monde. Je ne peins pas des cases. Ma couleur circule comme condition du récit du début à la fin du livre. Ce n’est pas une forme distinguée, savante, de «mise en couleur») ; d’autre part, l’arrachement aux clichés expressifs qui font circuler les usages de la couleur en bande dessinée avec autant d’actualité que la circulation des humeurs en médecine. Il s’agissait à la fois de déposer les usages expressifs qui associent la couleur à une fonction atmosphérique, dramatique, et de foutre en l’air les connotations de certaines palettes que l’on socialise, en rangeant par exemple le fluo dans la catégorie du kitsh ou du fun au lieu d’enrichir réellement notre palette avec.
Évidemment, d’un point de vue technique (ce qui veut dire : du côté de la vie intensive telle qu’elle se déroule au moment d’atelier) je suis dans ces travaux-là dans un «état de peinture» assez proche de celui qui me tient devant la toile, parce que c’est toujours un apprentissage généralisé qui lie mes activités, que je ne peux pas prétendre à une dépossession pratique, fonctionnelle, de certains enjeux sous prétexte que là je suis en train de faire une bande dessinée, et là une peinture ; ce que je sais et que j’aime de la peinture est toujours présent, quoique je fasse, même de la musique, et a fortiori quand j’ai entre les mains des pinceaux. Mais bon, on sort de la question, on touche à une question de culture, et là, il n’y a plus de sortie, pas de hors-champ, donc on va s’enliser dans les généralités.
JM : Tu as récemment élargi (ou diversifié) cette étendue des possibles en créant avec d’autres les éditions Délicates. Il se trouve que votre premier livre est justement Une brève et longue histoire du monde, qui a été conçu dans un certain respect de son projet plastique, de grandes pages, sur un papier épais, avec des couleurs vives.
LLdM : L’absence de point d’interrogation donne envie de dire juste «oui» et d’arrêter de te noyer dans mon flots de paroles. Bon. Je vais juste te dire brièvement qu’il y a, sans doute, des raisons nobles et moins nobles de se faire éditeur quand on est auteur, de bande dessinée ou d’autres choses. Les moins nobles sont des questions de milieux, et ça ne présente vraiment aucun intérêt d’en causer, sinon à jouir de se caler dans la jérémiade ou la rancoeur. Alors les autres ? Hé bien rendre le cadre éditorial aussi ouvert aux expérimentations que celui du reste du travail donne une perspective vraiment très large, offre encore plus de jeu dans la machine de la production ; il n’y a plus que l’économie comme frein éventuel, mais il existe aussi des tas de façons de déjouer ça, de travailler avec peu d’argent comme il existe des tas de moyens rudimentaires pour en récolter. Si au bout du compte on n’a réussi à faire qu’un ou deux livres et qu’ils sont beaux, hé bien peu importe. On aura toujours le loisir de faire d’autres choses et de recommencer plus tard.
L’idée qui gouverne cette façon d’aborder la publication d’un livre, c’est que sa réalisation technique poursuit de façon fluide le travail entamé en atelier, que ça continue d’être un travail d’écriture. C’est également s’affronter avec précision à de nouveaux champs techniques, notamment celui de l’imprimerie, celui de son vocabulaire, de ses contraintes, celui des singularités et des caprices de chaque imprimeur.
Pourquoi le faire ? Pour pouvoir abattre les arguments des techniciens, évidemment — qui viseront toujours le chemin le plus court — devant la faisabilité d’un livre. C’est aussi une activité politique : puisque c’est bien le capitalisme qui a partout ailleurs le dernier mot sur la forme des choses, sur leur circulation, alors contourner toutes les habitudes de production et l’argumentation propre à leur raison c’est déjà refuser l’hégémonie des rapports capitalisés. C’est un nécessaire travail contre la marchandise. Ce n’est pas une question éristique ou guerrière, c’est tout simplement pour y voir plus clair dans le faisceau des conditions réelles d’apparition d’un livre. Au bout du compte, ce qu’il y a de plus important dans tout ça, c’est qu’il s’agit d’une extension territoriale et, comme telle, elle allonge le pas de la promenade. L’imaginaire ne trouve pas son seuil à la porte de l’atelier.
Notes
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