l
peut sembler inconvenant à un lecteur de trouver une idée réexprimée
au cours de livres différents? Comme s'il se livrait une bataille d'idées
et de préceptions au travers d'une bibliothèque? Comme si le lecteur
avait été trahi dans le jeu de ses recherches parce qu'il retrouve
dessinée l'empreinte de ses pas? Soit. C'est oublier combien seul le
hasard en général peut amener à ce type de constat, de
comparaison, combien les généalogies comparées du lecteur
et des textes qu'il découvre sont contradictoires et, finalement, ne
présentent aucun intérêt véritable; oublier que ni
la ligne droite ni le cercle ne sont prééminents dans la direction
des idées, combien les chances sont maigres, déjà, qu'un
livre exprimant une idée inconnue jusqu'alors de vous, échoue
dans votre bibliothèque. La reconduction ne sera que le fruit des promenades,
ou celle de la connivence ou de la citation entre les auteurs eux-mêmes.
Peu importe. Dans cet éclatement, personne ne doit être supposé
redevable de quoi que ce soit à qui que ce soit. C'est oublier surtout
que l'évidence rend amnésique, quand elle ne rend pas aveugle.
Si l'intransigeance était
le maître-mot de ce refus de réitération, le lecteur bannirait
jusqu'à son langage.
Refermer le Gai-savoir en soupirant
"Ceci, je le sais déjà", conduit à oublier la nécessité
d'expression, de réexpression, d'être sans cesse réexprimées
des idées, puisque l'on n'apprend rien d'un livre pour sa propre morale,
son désir, son équité, sa conduite; juste de l'archivage,
de la somme, de l'Histoire comparée. Ajuster. à ce rythme, il
en faudrait peu pour trouver toute expression d'une idée effroyablement
banale, lisse, définitivement posée.
urant
une quinzaine de siècles après Galien, et Dieu sait ce qu'il en
était avant, de nombreuses femmes ont accouché dans les meilleures
conditions physiologiques du monde avec un utérus divisé en sept
lobules. Pendant le même laps de temps, le sang humain s'est diffusé
à travers l'ensemble des corps grâce aux efforts d'un coeur divisé
en deux concavités et qui contenait un os. Au cour de cette période,
des millions d'hommes ont mâché leur nourriture avec un maxillaire
inférieur divisé en deux parties sans en rencontrer la moindre
gêne. Il n'est pas improbable, pour l'ensemble de ses constatations, que
Galien se soit contenté dit-on d'ouvrir des carcasses de chiens ou de
singes, mais le langage suffisait pour toute anatomie comparée. Il éTAIT
la comparaison.
Semmelweiss a été bercé
de l'illusion que l'expérience seule suffisait à éclairer
les hommes de son fort... il s'est trompé pour avoir oublié que
les événements ne se produisent que lorsqu'ils ont été
jugés nécessaires par l'entente générale; et par
le langage que cet accord tacite aura choisi pour parler de principes vitaux
ou de fluides animaux, d'humeurs, ou de microbes. Seule la circonstance produisant
des certificats.
Ce sont bien les mêmes organes
de la vue, qui ont constaté la ductilité et les caractères
morphologiquement changeants de la lune et ont décrit son émollience,
que ceux pour qui creva un jour l'évidence de sa rotondité; insistons
sur le VOIR, duquel s'acclimate la connaissance pour peu qu'elle ait tenu les
rênes de la lucidité et de la vision. Mais voir, n'est pas un renseignement,
juste une corroboration. Puisque l'on n'apprend rien, et que tout doit avoir
une finalité, il est impossible de concevoir même l'esquisse de
notre cécité contractuelle, immédiate: notre clairvoyance
ne servant qu'à déterminer et rabrouer les autres seuils d'aveuglements,
les déraisons précédentes ou allogènes.
Légitimer les démonstrations
de notre empirisme. Nous pourrions en constater sous mille formes les effets,
sans jamais en tirer la conclusion que nous y soyons soumis. Au même titre
que la formation de mille mots soit nécessaire aux esquimaux pour parler
du blanc qui indiffère globalement notre weltanschauung, au même
titre que quatre couleurs constituent une grammaire suffisante pour l'arc-en-ciel
des dogons qui nous est incomplet, nous avons imaginé le langage et la
pensée comme deux miroirs face à face, se prouvant l'un à
l'autre.
Lorsque l'un manquait, l'autre faisait
renfort pour toute validation; il n'y a pas de raison pour que ce qui ait été,
en cette matière, parce qu'elle est poussive et encourage la fainéantise,
ait cessé d'être, dirais-je. Inamovible confortation. Mais parce
que l'on a décidé le changement, on le constate.
avele
utilisait cet enregistreur magnétique non pas simplement comme un outil
de travail destiné à accueillir les étapes de ses nécropsies,
mais plus généralement comme un carnet de notes orales, qu'il
recopiait pour enrichir certains de ses carnets personnels; il avait pris l'habitude
de les griffonner sur place. Ainsi, ceux qui écoutaient ces bandes, étaient
obligé de subir en creux dans l'analyse froide des pièces à
conviction, la présence parasitaire de celui qui, par ses retranchements
et, donc, sa présence, niait la forme algébrique requise pour
toute identification d'un crime. S'il avait pu le faire, il y aurait fait participer
les morts eux-mêmes.
Ainsi elle aura été
tuée; voilà une chose droite, une forme d'ordre. Ce qui sera certifié
par l'autopsie; l'ordre du corps et des actions humaines, proposé par
la science et la supposée inéluctabilité de son élan,
n'est pas sans danger; lorsque l'on ne trouve plus de mystères dans le
corps, la tentation fâcheuse d'en produire partout et en toute chose autour
de vous est grande; et c'est ainsi qu'en écartant le mystère du
corps on participe à la disparition des religions dans les bouffées
superstitives. Il faudrait croire que cette plaisanterie qui fait affirmer que
l'homme a délégué à la science les questions de
pneumatologie, a été prise bien trop au sérieux. Je crois
d'une manière plus générale, que l'engagement derrière
la bannière d'un parti (médical, par exemple), n'est rien d'autre
qu'une forme généralisée d'abandon. C'est cette fainéantise
morale et intellectuelle qui génère une doucereuse irresponsabilité,
reçue comme un don, libérant toute tentation éthique individuelle:
l'extrême fragilité du doute ne peut pas faire le poids devant
ce colosse maternel grâce auquel le cautionnaire n'aura plus à
craindre pour la responsabilité de ses actes ni de son engagement, pour
peu qu'il délègue la distribution hiérarchique des droits
et des devoirs. Le vote est la contradiction du libre-arbitre.
osme dispose
lui-aussi de ce type de magnétophone bien que ses fonctions n'en rendent
pas l'usage nécessaire, il y enregistre le compte-rendu assidu de son
parcours, de l'état des lieux aux laboratoires d'analyse, la phase ludique
comme il le dit lui-même, nécessite un appareillage ludique. Réentendre
ma voix, ailleurs, plus tard, un simulacre d'interrogatoire impossible.
Au laboratoire de fixer l'état des lieux. Meurtre etc... au moment de
la découverte, la photographie, sur place, servira à illustrer
une plus claire démonstration; elle peut illustrer une reconstitution,
par la même occasion. Théâtre que l'on appellera reconstitution.
Tout cela est logique. Membres du tribunal à la vision plus claire...
Parfois, des diapositives à l'audience. Mais ce n'est pas encore courant...
Hmmm; peut-être depuis, ça fait si longtemps que
Lors d'une audience qui se
déroule plusieurs mois après les faits; le criminel n'est plus
dans le crime; par ailleurs, sa victime a changé de corps, est devenue
un article du code; sa défense aussi, un ensemble de noticules du code;
enchâssé dans le texte, il n'a pas tué. Qui sait s'il a
jamais été seul? Les objets à reproduire, les lieux etc...
Doivent être dans l'état exact après leur saisie, immédiatement
après l'acte, l'état où ils se trouvaient au moment de
l'intervention policière... Ici une dénivellation de l'hémarthrose
post-létale, un trois fois rien,
mais...
Imaginez les erreurs, quelque chose
de déplacé ne serait-ce que de quelques millimètres, un
trou plus tout-à fait en face d'un trou, les conclusions qui s'en tirent:
le photographe dit renoncer à tout effet, se mettre absolument de côté...
il doit penser aux perspectives, à la difformité et aux exagérations
qu'elle peut évoquer selon l'objectif choisi, les, les éviter;
le repiquage des taches est toléré: plusieurs vues, avec des orientations
différentes, pour être sûr. Toutes les données opératoires
enregistrées, appareil, objectifs, tirage, diaphragme, filtre, éclairage,
clock! situation des lieux, date, heure d'intervention, orientation, axe optique,
gros plan, repère centimétrique, macrophotographie pour les documents,
réplique de la teneur du texte, certes, mais surtout fidèle aux
particularités manuscrites ou imprimées, nature de la surface
du papier, plis, taches, déchirures, description sommaire voilà
tout... (la lumière du jour serait préférable, mais...
en somme plusieurs morts possibles selon les disponibilités de mise en
scène). Bon.
Projecteurs, flash électronique
(le plus amusant est que la photographie couleur, étant donné
son caractère horrifiant, affirme-t'on, sans proportionnalité
avec le degré d'atrocité du crime, ne peut être utilisée
que comme renseignement facultatif... Ceci est laissé à la discrétion
du tribunal. Ce qui veut dire quoi? Que l'on est dans un espace de représentation
qui ne souffre pas l'exactitude, le foutoir auquel risquerait de prédisposer
la présentation: noir & blanc, aujourd'hui encore, pour bien avoir
à faire à un document. Je ne dis pas que la couleur soit un degré
de plus vers le réel... ou si peu; c'est de certaines précautions,
disons, dont je parle. Si un chirurgien ne veut pas entendre parler du véritable
patronyme de son opéré, c'est bien parce que celui-ci a encore
un nombre invraisemblable d'organes à proposer... circonscrire; une forme
d'amnésie volontaire et salutaire. Voilà en tous cas la preuve
judiciaire que personne n'est dupe des rapports qu'entretiennent photographie
et réalité.) & donc l'emballage des microtraces, matériel
pratique: transparent, incassable, bon marché; flacons, poudriers, cristallisoirs,
sacs, sachets de matière plastique, & étiquettes identificatrices:
précisions utiles, lieu nature date & heure du prélèvement
hop! Voilà tout.
Ensuite, conditions primordiales:
éviter que l'objet ne se brise! ne perde ses microtraces, n'en acquière
d'autres! ne le nettoyer ni le souiller! interdit de friction! bonbonbon...
examiné dans les meilleures conditions opératoires, tables recouvertes
de catelles, éclairées par un puissant scialytique de chirurgie,
sous une loupe éclairante, l'opérateur peut travailler les deux
mains libres... stéréomicroscope sur l'objet, convertisseur d'images
infrarouge... indispensable de poursuivre cette opération de tri et séparation,
comparaison et identification, pouvoir morceler, séparer, différences,
élémentarité, ou réunir ce qui est semblable. Je
me demande, en ces termes de fouilles arborescentes qui segmentent aussi profondément
un corps, si aucun de ceux-là, qui se brûlent les yeux à
comparer quelques réactifs se soulever, se décolorer, s'effilocher
dans des pipettes passées par la centrifugeuse, a déjà
considéré l'ensemble des articulations enfouissant le micro-rouage
sur lequel il se penchent? Combien seraient effrayés de voir un jugement
de tribunal, dont leurs patientes recherches sont la source lointaine, confus,
n'y voyant rien!
Distinguer les particules de poussière,
rouge de brique, noir de charbon, transparent de verre, soit une méthode
de tri optique: différences de densités, masse granulométriques,
par tamisages successifs, calibres. Etc. L'ensemble du monde sous sa forme poussiéreuse.
La dactyloscopie, a-t'on dit, est
la mise en évidence de l'individualité absolue... Les recherches
de Galton ont prouvé que même l'hérédité de
celle-ci n'existe pas... Forgeot... Senet... parvenus à la même
conclusion après avoir examiné jusqu'à la cinquième
génération. Mais après eux, Helweg, Harster, Sommer, soumis
à une certaine perplexité... entérinent finalement. Individualité
absolue: voici un concept qui, présenté en métaphysique
ou en éthologie soulève controverses et dénégations
affligées, là où il serait peut-être salutaire, et
auquel adhèrent tous les suffrages en matière juridique, là
où il est confus et inadmissible. "Des anthropologistes peuvent s'être
contentés des dessins concluant que l'hérédité ...";
les criminologistes ont recherché, n'en ont jamais trouvé
de traces.
Empreintes immuables... In foetus...
Trois mois: des doigts absolument lisses... Puis les crêtes commencent
à se former sur les phalangettes, s'étendre au doigt tout entier...
Des crêtes papillaires, arrêts de lignes, îlots, bifurcations;
tous les bureaux confirment ce dessin achevé (sauf par la lèpre/paralysie
infantile/rachitisme/acromégalie/distances changées), si la peau
des phalangettes est brûlée il réapparaîtra
quand la blessure sera guérie (Locard & Witkowsky ont brûlé
le bout de leurs propres doigts: eau bouillante, huile bouillante, métal
chauffé au rouge, la blessure est profonde) les cicatrices ne constituent
pas un obstacle, les cicatrices dans les empreintes font même une impression
plus profonde sur les juges que les empreintes elles-mêmes, les crêtes
papillaires disparaissent après la mort à la suite de
caoutchouc & une plaque/ tout
papier blanc peut être employé/ glacé/ uni/ derrière
lequel un texte est imprimé/ L'encre est celle pour les duplicateurs/
L'empreinte ROULéE, à montrer le dessin d'un côté
/à l'autre/ des deltas/ d'une grande importance/ découvert une
partie du dessin /sillons évoquant curieusement les sinuosités,
à l'omoplate d'un tatouage/ l'encre étalée en couche mince
sur la plaque/ les doigts propres/ la transpiration nettoyée, la moiteur
de la morte/ éther/ Benzine/ non crispée/ aucune pression/ l'ordre
du pouce droit à l'auriculaire droit/ du pouce gauche à l'auriculaire
gauche/ avec le tranchant droit de l'ongle en contact avec la feuille puis roulé
jusqu'à ce que le tranchant gauche tourne à son tour/ doigt ensuite
roulé sur le papier de droite à gauche/ doigt tordu/ il est encré;
un piège spécial donne les meilleurs résultats: deux plaques
de verre de 15X25cms/ par des vis/ l'ensemble tenu par une chaînette/
une photographie insérée entre les deux: "il reconnaît la
photographie..." Et voilà/ l'ensemble tendu négligemment/
les empreintes poudrées...
Chapitre IX
a
fonte du jour s'accompagnait de la multiplication croissante des cellules lumineuses
à la façade des immeubles; cellules abritant d'innombrables vies
parallèles que Cosme considérait, disons, avec un certain sentiment
d'étrangeté effrayante comme si la prolifération de ces
vies intouchables, indésirables, remettait brutalement en cause la fondamentalité
de la sienne.
Plus brutalement, nous pourrions dire que son orgueil précaire se serait
mieux satisfait d'un désert pour supporter le sentiment de solitude.
Cou arqué, battement flou
et saccadé de ses chaussures, puisqu'il fixe son regard sous elles, sur
le couloir granitique défilant à l'arête du trottoir, Cosme
perce les mailles de crins pluvieux tissées par les réverbères:
sources de cercles sans contours, fils tendus, mobiles, éclats blancs
en échos de toutes tailles sur le goudron bleu: la certitude d'avoir
un chemin trop long à parcourir le lui fait diviser comme un enfant qui
compte les pas ou les panneaux de signalisation, en se rendant attentif excessivement
aux détails mouvants qui l'accidentent.
Un chiffre d'émail est la
seule chose qui puisse désigner timidement cette façade crépissée
redoublée à l'infini dans une rue d'une symétrie sans accident...
La maison basse est fade au point que l'on ne puisse imaginer qu'elle ait été
choisie. Cosme en pousse la porte, élargissant le rectangle de lumière
qui ponctuait la nuit. Maison de jeune femme seule qui s'autorise des négligences
de garçonnière, mais respire une liberté qui se range du
côté de l'ordre et de la classification. Les bruits décrits
par les voisins, qui laissaient estimer des mouvements de grandes violences,
ne trouvent aucune réponse dans la rigueur de l'agencement. Même
un endroit inconnu, par l'homogénéité des éléments
qui le constituent -plutôt: les fils hasardeux et intimes qu'il tisse
entre des éléments hétérogènes, ses règles-
trahit immédiatement la présence d'un quelconque désordre
dans son ordonnancement initial: sans connaître précisément
la place attribuée à une chose, percevoir qu'elle a bougé.
Cosme jouit du pouvoir qui lui est
octroyé de pénétrer l'ensemble des secrets et de leur interprétation
qui régissent la constitution d'un environnement humain; il estime, apprécie,
mesure, à chaque regard, la qualité logistique des dispositions,
la confrontation d'aménagements plus ou moins cartésiens, utilitaires,
avec la foule des babioles ou des incongruités qui accompagnent une vie;
il palpe les tissus, déplace avec le sentiment d'enfreindre des règles
les objets qui attisent sa curiosité. Son attention se mobilise autour
d'un granule noir qui ombre et accidente la moquette maïs: se penche, sort
de sa poche un objet métallique articulé que composent une pince
à ongles, une spatulette et une lime pointue dont il use pour décoller
méticuleusement l'insecte de la moquette, avec laquelle un coup violent
l'avait solidarisé.
Rompu à ce genre d'exercices
descriptifs par la lecture de Chenu, de Lacordaire ou de Fabre, il se livre
à l'inventaire des particularités de l'animal:
Tête et corselet tuberculés...
palpes labiaux ayant les deux premiers articles dilatés... antennes de
neuf articles... pas d'écusson: hanches antérieures coniques,
saillantes intérieurement... jambes du mésothorax et du métathorax
robustes et dilatées à leurs extrémités, à
tarses diminuant graduellement de la base au sommet: antérieurs n'existant
pas ici...
Cette taxinomie descriptive prononce
en fait la seconde mort de ce Copris, ce bousier si cher à Fabre, perdu
ici. La sienne, ainsi que celle de tout autre animalcule ou animal: un élan
archiviste irréparable aura permis à l'homme le débarras
désinvolte et orgueilleux des idiosyncrasies animales, si m'exprimer
ainsi n'est pas déjà une exagération anthropomorphiste...
Idiosyncrasies que le vacarme de sa langue aura couvertes pour, finalement,
les réfuter, s'abasourdissant lui-même. Oh, je ne parle pas de
cette romantique et invraisemblable animalité supposée tapie chez
lui, non, mais bien de cette altérité agitée et protéiforme,
à laquelle il avait voué autrefois d'innombrables cultes ignorants,
celle qu'il s'est paradoxalement rendue incompréhensible et inoffensive
en la repoussant hors de son corps parlant. Il y aurait bien un combat égal
dans la tauromachie s'il y avait, disons, une égalité des statuts...
Mais où est passé le taureau? Ce n'est pas contre un taureau
qu'il se bat, mais contre cette absurde animalité toute entière
rassemblée...
l'heure
qu'il est, Savele doit être penché sur le corps de cette femme,
et peut-être a-t'il déjà entamé le jeu de ses incisions...
"Multiples contusions, hématomes, sans hémorragies externes à
leur surface, corps déjà mort depuis plus de trois heures avant
d'avoir été, probablement, jeté sur le trottoir d'une voiture...
Ce qui expliquerait sa nudité". Cosme consulte son carnet bleu: Jacques
Brosse ouvre "L'ordre des choses" avec ceci: "Sans doute, on aura pourvu de
noms presque tous les objets, et une part assez considérable des êtres
vivants. Après quoi, fatigué de cet interminable dénombrement
et convaincu que, puisqu'il appelait les choses par leur nom, il les tenait
en son pouvoir, l'homme a estimé qu'il avait rempli sa mission. Il a
cru l'Univers devenu assez humain pour ne plus avoir à s'occuper que
de lui-même et des autres hommes."
Jusqu'où se dépossède-t'il?
Comment sa manière d'abattage sourd a-t'elle fini par lui faire apparaître
comme dans l'ordre des choses l'absorption de la chair de l'animal -comme simplement
légitime et de toute évidence- sans l'y déceler? Ceci au
point d'observer désormais comme incongru ou inutilement barbare l'égorgement
rural du porc? Mais nul ne doutera cependant, qu'au sein même de ce rituel
raréfié, la millénaire distanciation de la pratique aura
enfoui le peu d'entente qui eût pu nous ramener à ce Monde, qui
a des droits sur nous et les fera valoir un jour. Il faudrait congédier
cet étalon prospectif qui ne se penche sur l'animal que lorsqu'il croit
y déceler le reflet d'une humanité encore à venir, par
le jeu des analogies rapides, des anthropocentrismes: royauté des abeilles,
prolétariat des fourmis et des termites, eldorados des oiseaux migrateurs,
sociabilité des dauphins, urbanisme des castors; cette odieuse inconséquence
qui veut voir s'ériger la tutelle d'un organisme définitif, pour
lequel tout autre mouvement de participation au monde ne serait que le dérisoire
reflet d'une tentative avortée dans sa direction, condamne à elle
seule l'humain à n'être que l'unique exemplaire vivant à
côté d'un monde où tout, hormis lui, semble avoir une place
définitive et nécessaire. Lorsque j'observe ce petit coléoptère,
et la foule hétérogène de ces vies caparaçonnées,
chitineuses, j'en conclue que, pourtant, par leur quasi immuabilité évolutive,
par la représentation, -du moins, qu'ils en suggèrent- ils proposent
à notre pensée l'éradication de nos fantasmes évolutionnistes
présomptueux et enthousiastes qui ne veulent qu'une seule chose, à
toutes les étapes de notre vie civile, que nous continuions à
fabriquer de l'évolution en faisant croire que c'est elle qui nous y
conduit... L'insecte, immémorial guerrier, immémorial affamé,
n'autorise pas le jeu de notre prétendu accomplissement métamorphique,
à moins de le considérer comme une erreur. Il faudrait alors dire:
quelques millions d'erreurs, n'est-ce pas... Pour une réussite.
Plus que tout autre, par sa stabilité
et son échelle, sa ténacité à vivre, il devrait
faire s'effondrer le lyrisme humaniste qui croit voir devant LUI le jour se
lever ou la nuit tomber, celui-là pour qui l'horizon n'est que la courbe
parfaite que son érection laborieuse a offert à l'étalon
de son regard.
Pensant et se posant contre Le Monde,
et non parmi lui, l'homme peut bien s'évanouir sans, autour de lui, que
ne s'élève le moindre murmure de protestation ou de crainte, sans
qu'aucune feuille ne frémisse.
Cosme fait glisser l'insecte de sa
paume dans un sachet de plastique transparent. Il jette un dernier oeil à
cette reproduction d'Utamaro, probablement extraite du livre des maisons vertes.
La jeune courtisane essuie une verge encore gonflée du coït achevé,
avec un nuiguishi déjà trempé de foutre.
Cosme glisse le sachet dans sa poche
et fait demi-tour.
ette
atmosphère: j'ai parlé tout-à l'heure de tension Dionysiaque.
Mais il faudrait éclairer... Ce qui a compté ici, c'est la rupture;
quelle importance, finalement, je veux dire: qui se souciera du désordre
ou au contraire du rangement que représente sa mort? Peu importe que
le dénouement soit heureux ou malheureux. Cette fille n'avait aucune
raison d'être grandie parmi les hommes par autre chose que l'attention
que je portais à son pied... Les personnages grands ou petits de Ce Monde,
quelle échelle? Puisque je ne peux rien savoir, que je ne peux pas agir
en dehors, vraiment en dehors. Les événements mis en action? Considérables...
futiles. Rien n'a d'importance que la liberté ou la contrainte proposée
à mes mouvements: tout est évident; les règles n'ont été
établies que par expérience des réactions testimoniales...
Ainsi se perpétue une certaine figure du crime. Mais on n'a vu que les
règles, on a oublié que le meurtre n'était qu'une surface
réfléchissante : son succès dépendant de la manière
dont le témoin se reconnaît dans cette surface abolissante (qui
nie celui qui s'y contemple)... TOUT HOMME DANGEREUX EST EN DANGER. préciserais-je?:
enfin en danger.
Pour mesurer les conséquences
de mes actes, il a bien fallu que j'agisse, c'est tout simple! Mais qui pourrait
m'entendre là-dessus? Je sais, moi, que je n'étais pas mortel
devant Dieu, s'il n'y avait eu ce crime; je m'y suis rendu mortel, à
moi-même, que l'on m'entende.. Pourquoi un acte, pour en arriver là?
Peut-être suis-je tout-à fait idiot, peut-être parce que
je me sens moins vivant assis que debout, l'acte, vous voyez, alors, alors pour
concevoir que moi-aussi j'étais habité... enfin.
Malgré les enfouissements,
le respect accordé aux sépultures, malgré l'ensemble des
liturgies et la mémoire, on plonge la mort dans l'impossible... On l'exproprie
de son corps: on change la mort en les morts et on se rend pérenne, j'ai
dû faire ça aussi, c'est l'exercice de l'art qui m'a abruti; j'ai
cru améliorer cet état en gravant des peaux humaines, faire que
mes spectateurs meurent avec mes oeuvres, mais quelle erreur! Morts, ils ne
pouvaient plus témoigner que mes oeuvres étaient mortes. Comment
aurais-je pu concevoir mon Salut tant que je ne m'étais pas rendu mortel?
Voilà qui est fait. Tuant, je me rend tuable, c'est aussi stupide que
ça. Pour pouvoir expier la somme de mes péchés, pour pouvoir
les concevoir dans leur expiation, il m'a fallu commettre le péché
inexpiable de tuer. En me rendant mon Salut perceptible, je me le suis interdit.
Je n'aurais probablement pas eu à supplier... Pas eu à me morfondre...
Mais je n'ai pourtant jamais aussi bien compris que la prière n'était
pas une requête mais un don. Seul Dieu est demandeur dans la prière,
puisque me L'étant rendu envisageable, je Lui dois tout. Mais si l'unicité
de l'expérience qui me lie à Lui me rend enfin tous les hommes
compréhensibles, elle m'interdit alors d'être compris par un seul
d'entre eux. Les églises établissent le commerce entre l'idée
de Dieu et l'absence d'idée que sa présence parmi les hommes permet
d'administrer. J'ai dû, moi-aussi fonder, dans la fulgurance d'un crime,
mon église.
C'est dans la solitude devant Dieu,
que l'on s'émancipe du bavardage qui le transforme en gouverneur. Quand
on met un être au Monde, on se soumet à Ses lois. Quand on tue
un être, on se soumet à Son sens. J'appelle tension Dionysiaque
cet état où je me sens lié à ma perte, si intimement,
que mon bonheur est irréductiblement lié à sa fin, qu'il
contient. Perdre conscience que ce destin n'est pas... pas le mien; conscience
rarement aussi claire que lorsqu'il s'agit de mort (l'idée d'un mort
contenu dans notre architecture vivante.)
Il y a entre l'intention & l'inspiration
la distance qui sépare l'éthique de l'esthétique... J'ai
voulu engraisser l'esthétique d'un code faisant appel à la rigoureuse
exclusion de l'éthique; j'ai cru pouvoir donner à mon éthique
le prestige d'une formation esthétique, et je suis devenu un faiseur
immoral; jouissant d'une vie supplétive, gonflant l'autre. L'éthique
tout-à l'inverse nous dit qu'il y a quelque chose de brillant là
où il est envisageable de mourir à son tour... qu'elle n'a du
sens qu'en tant qu'elle forme le Salut dans l'instance de notre propre
vie: pas dans l'élévation posthume d'un monolithe à sa
propre gloire, mais bien dans la certitude que ce monolithe doit être
la vie elle-même, sans appel ni rédemption. Sans nous dire... quoi
ni comment... maudite alternative qui nous barre de l'esthétique, qui
nous autorise l'irresponsabilité... La disponibilité, aussi: être,
croire être, sous l'emprise du Don, c'est être irresponsable. Finalement,
le génie est moins nuisible que l'intellectuel. Au moins, il est innocent,
lui. Ceci nous rend inaccessible le bien, la justice... un savoir explicite...
Condamné à rester notionnel... Une exhortation impérative...
nécessairement vague & aveugle... Demi-savoir... De sa propre mort...
La mort certaine & indéterminée... ? ... Le mortel connaît
la certitude incertaine... L'action est commandée... L'action... Irrationnelle...
événement & passage du possible... L'alternative radicale
& l'ultimatum élémentaire... Utrum... Annon... Exclure le
détail... Il n'y a plus que la voie de droite... La morale... est bifurcation,
option simpliste... Une morale juste devrait, si elle était possible,
conjuguer toutes nos aspirations éthiques pour leur donner un terreau
d'épanouissement; elle est généralement l'interdiction
faite à cette autonomie, au profit d'une règle sans nul rapport
avec notre véritable désir de droiture... Elle en est même
le plus souvent la contradiction. D'Héraclès à la croisée...
La continuation de l'être guide notre choix... La science pose le commencement
de ce choix... Il dépend de notre Créateur... Notre liberté
de décider que la chose existe, que l'arbitraire soit avec le bien...
Dieu... Avec les vérités éternelles... "Origine radicale"...
"Positive" de Dieu, qui est, la source primordiale de toute effectivité...
Conneries qui nous conduisent à toutes les arrogances. L'existence est
comme allant de soi... Il faudra quelqu'effort pour interroger l'Acte pur grâce
auquel quelquechose existe plutôt que rien... Le Bien reste à faire...
A notre volonté de ne le faire point...
Bien, à condition d'être
voulu... Le Bien est littéralement n'importe quoi... A deux droits, si
Dieu l'avait voulu... nous savons que la bienveillance sanctifie toute malfaisance,
transfigure le méfait... Une volonté qui renonce à soi...
espère... Volonté indifférente au regard de cet ordre...
La limite est la perfection du sacrifice... Une certaine illégalité
sera normative pour les autres... Justifiant toute oeuvre accomplie: sera géniale,
la violence fondatrice d'un Ordre... Sans rapport avec ces improvisations de
la charité...
l y a entre l'intention & l'inspiration la distance qui sépare l'éthique de l'esthétique...
'enthousiasme
habité par Dieu... Attendre que la grâce descende... Comme
somnambule composant sous sa dictée... Innocent?... Voyant parce que
sans clairvoyance... Ils sont, savent-ils qu'ils sont?... Des mages... L'intention
n'est pas un don... Aucun secours ne nous est accordé... La volonté
doit s'aider elle-même... Vous me direz: Il n'y a pas de créateur
à-priori: il se révèle après coup dans la création...
La résistance de la dure matière... Projet larvaire FAIT homme...
La rêverie qui est l'industrie... Je ne crois pas que l'on mesure assez
ce que signifie "et Dieu fit l'homme à son image": La Midrash elle-même
est pourtant claire là-dessus: à sa propre image, l'homme, en
définitive, n'est fondé en tant qu'homme, A SA
PROPRE IMAGE, que du jour où il prend en considération l'idée
de Dieu. Il n'obtient sa formation décisive, non pas du jour où
il commence à parler, mais du jour où son langage le conduit à
l'expression de sa nécessité de Dieu.
our le reste,
je ne veux pas entendre parler de la Mane pas plus que du shamir des temples
de Salomon. Laborieux génie d'un Suprême savoir-faire... Qui imprime
le simple propos de faire, remplace l'exécution... De mérite,
il n'est pas question!
On ne fait pas une oeuvre avec des intentions méritoires... Cette musique
qui apparaît... L'acte immanent à l'agent, la vision à la
vue, contemplation à l'esprit... La Ronde de Nuit pour l'éternité...
Chapitre XI
/jeune fille a été agressée par un individu
de sexe indéterminé; une lutte sauvage s'est engagée entre
l'agresseur et la victime, mais qui est tombée d'une hauteur de plusie/
dans le lit d'un ruisseau en contrebas/ le suspect a ensuite été
arrêté le même soir à son d/ il a commencé
par nier & / on a sequestr/les vêtements/ cette soie portant des fibres
du obi de la victime/ les chaussons portant des traces de pouss/tri & séparation
près de
trois jours/ impressionnant de préparations microscopiques des fibr/
principe d'échange de Locard:/ convaincus du contact brutal entre victime
& suspect/ &/ la preuve scientifique étaye la preuve du rapport
des témoins dont on sait la fragilité/ Cette alternative nous
ramène aux lignes écrites par Ceccaldi/
e temps à
autre, à Ryôgoku on se palpait en connaisseur: chacun vantant ses
propres dessins: JUNICHIRO LE TATOUEUR/ jeune expert aussi habile que Charibun
Asakusa Yappei Matsushima/ Konkonjirô/ par dizaines soumettaient le déploiement
de leur épiderme/ Le satin encore vierge/ Kin Daruma/ Gonta Karakusa/
au cinabre, au cinabre Junichiro/ la singularité de ses coloris: en disciple
de Toyokuni Kunisada/ L'Estampe appliquée à la mouvance des peaux/
sans attrait votre const/ grain/ tout l'or du monde, peux pas vous tatouer;
des scrupules, un choix de peau extrêmement précis/ et passer par
toutes ses exigences/ fallait subir le supplice de ses aiguilles/ Au plus, la
pointe/ pénétrait les tissus/ chairs gorgées/ tuméfiées/
traversées d'élancements/ à bout de force/ à geindre/
plus vive que la plainte/ plus déchirante/ il pratiquait avec délectation/
le
cinabre/ à nuance/ à dégradés/ une journée:
on avait enduré de 5 à 600 aiguilles/ puis il fallait prendre
un bain chaud/ terrible et dernière épreuve, finir aux pieds de
Junichiro/ rester un bon moment/ d'un oeil glacé
La forme misérable/ Qui serrait les mâchoires/ tordait la bouche/
les aiguilles de Junichiro/ un regard sur les yeux embués/ poursuivait
ses patientes perforations/ Riait en découvrant ses dents/