L.L. De MARS
FLEUR
Conte pour enfants

Fleur est un conte pour enfant (dont j'avais écrit la première mouture en 1987, et dont la version définitive, c'est-à-dire celle-ci, a été achevée en 1993) , pour lequel j'ai réalisé 30 aquarelles. Elles furent concues pour être présentées, au cours du festival d'art contemporain ACTE (en 1991)  à 1,10m du sol, pendant que le texte se déroulait à hauteur de lecture des adultes; de nombreuse lectures publiques ont été données de ce conte (voir les pages consacrées aux spectacles) à des classes de cours préparatoire au CM2. Franck Laurent (dont vous pouvez découvir et écouter le travail aux index MUSICIENS & SAMPLES) a réalisé, pour ces lectures, une bande son électronique.

 

I

e sont les larmes de Séléné qui mordent la peau céleste jusqu'à la déchirer; ainsi, ces trouées, vois-tu, marquent notre ciel & dévoilent le feu qui pulse derrière lui, en champs jetés d'étoiles.
Mais si Séléné pleure, sache-le, ce n'est ni de douleur, ni de désespoir, non.
        Non; Séléné, comme toutes les lunes, ne peut pleurer qu'une fois au cours de sa longue vie, seulement pour illuminer le ciel qui doit accueillir son enfant. Car, comme toutes les lunes, Séléné ne peut avoir, au cours de sa longue vie, qu'un unique enfant...
Mais j'aurais pu te dire en vérité Séléné pleurait, ou Séléné ne pouvait avoir, car tout ceci se passait il y a si longtemps, qu'il n'était pas même question encore de compter des minutes, des siècles, ni même, car cela n'avait aucune importance à vrai dire, d'essayer de découper le temps en quelques morceaux égaux dans le sens de la longueur, car personne jusqu'alors n'avait jugé utile d'accorder au temps une longueur, ni même une direction.
        Il ne semblait à personne important non plus de savoir ce que la lune pouvait bien cacher derrière son dos...
        & pourtant, ce qu'elle pouvait bien y cacher t'aurait certainement intéressé, toi, ou du moins, beaucoup surpris: car elle n'était pas d'un rond-ballon, ou d'un rond-perle, comme tu pourrais le croire; elle était fendue de haut en bas, tout comme un abricot, avec des bords pareillement bombés.
        & surtout, à l'époque dont je te parle, Séléné était beaucoup plus grosse, disons dix fois plus grosse si tu veux des précisions, qu'elle ne l'est aujourd'hui, car, tu l'avais sans doute déjà compris, elle attendait un enfant.
        & cet enfant était sur le point de naître.

lors même qu'il se dégageait péniblement du corps de sa mère, on pouvait percevoir ses premiers silences s'insinuer en nappes jusqu'à l'autre bout de l'UNIVERS.
        Je sais bien que tu penses qu'on ne peux pas entendre des silences, mais il faut que je te dise qu'à cette époque, l'UNIVERS était constamment agité d'un vacarme épouvantable! Le silence y était si rare, car seuls les bébés de lunes étaient muets, qu'on les percevait de très loin, tant ils étaient remarquables.
        A peine la Lune eut-elle, dans un dernier effort, projeté brusquement son enfant hors de son gigantesque ventre, car c'est ainsi que font les lunes, que l'on vit l'immense ouverture qui barrait jusque là son ventre se mettre à diminuer, diminuer jusqu'à disparaître.
        & Séléné elle-même se mit à diminuer, diminuer jusqu'à devenir plus petite encore que son enfant.Celui-ci était d'un rond-ballon, ou d'un rond-perle, comme tu voudras, & surtout, il était entièrement bleu.
        Du plus beau bleu dont tu puisses rêver.


II
 

e va surtout pas imaginer qu'en ce temps-là Séléné fût seule avec son enfant & les milliers d'étoiles nées de ses larmes, à habiter cette parcelle du très vaste UNIVERS. Non, non, non, non, non...
Je vais te présenter immédiatement les autres planètes qu'elle côtoyait chaque jour:
        Mars, son voisin le plus proche, désespérait Séléné par sa virulente gesticulation continue & son comportement querelleur, volontiers bougon & sauvage.
        Saturne, dont l'âge incalculable avait peu à peu altéré en lui la joie de vivre &, si tu vois ce que je veux dire, la vivacité d'esprit: rendu donc à moitié sourd & idiot par des milliers de millénaires d'inactivité, il était aussi complètement étourdi & dépourvu de la moindre parcelle de mémoire; oubliant jusqu'à son propre nom parfois, tu imagines bien qu'il ne saisissait pas la moitié des choses qu'on lui racontait.
        Mercure était le plus vif, le plus inventif de tous, & donc, de très bonne compagnie: mais son attirance pour les farces d'un goût douteux & l'esbrouffe de champs de foire était si prononcée, qu'il mettait à leur service toute son imagination. Il devenait dans ces conditions très difficile de placer en lui toute sa confiance...
        Jupiter, lui, était si gros qu'il n'avait pas fallu moins de treize lunes pour le mettre au monde, pièce après pièce: cette très curieuse naissance fragmentée avait déterminé chez lui son caractère confus: il était quasi incapable de rassembler toutes ses idées lorsque c'était nécessaire, même dans un état d'urgence. Comme il fallait bien qu'il assurât le mieux possible sa royale situation, car c'était lui qui gouvernait cette galaxie, il pensait tout le temps, & semblait être éternellement préoccupé par quelqu'affaire, d'apparence capitale, marmonnant ou déclamant à haute voix ...Son infatigable verbiage aurait fait fuir, s'ils avaient existé, les plus assidus maîtres d'école!
        & enfin, Vénus, planète brûlante & toute d'excès, était si dépourvue d'intérêt que Séléné elle-même, malgré son habituelle indulgence, n'était pas parvenu à lui appliquer un autre qualificatif que "ravissante idiote".
Je peux aussi t'affirmer que les gloussements de Vénus étaient pour une large part responsables de la céleste cacophonie.
        Bon. Il y avait donc tout ce petit monde vivant en perpétuelle agitation autour de Séléné, MAIS...
        Mais il y avait aussi, à peine discernable tant elle était noire, une immense, une INIMAGINABLE SPHERE D'OMBRE, des milliers de fois plus grosse, disait-on, que Jupiter lui-même.
        & de cette énorme boule de ténèbres, personne, à vrai dire, ne savait rien...

e t'ai dit tout-à l'heure que seuls les enfant de lunes étaient muets.Ce n'était pas tout-à fait vrai. Car de cette ombre immense, née d'aucune lune, on ne connaissait ni de voix, ni de murmure. D'aucuns la tenaient pour une inquiétante observatrice, d'autres pour un monstre taciturne...  mais tous, en tous cas, semblaient s'inquiéter du fait qu'elle fût la seule à ne jamais avoir briller d'aucune lumière.


III

l est inutile de te préciser, je pense, à quel point la naissance de l'enfant de la lune, avait attiré l'attention de tous ses voisins.
        A cette époque, personne n'aurait eu l'idée d'appeler l'enfant "la Terre", bien entendu; car sa surface, & c'est pourquoi l'enfant était bleu, baignait dans les larmes de sa mère qui n'avaient pas donné d'étoiles, & c'est d'ailleurs pour cette même raison que la mer brille, aujourd'hui encore, de mille feux.
        Alors on l'appelait "la fille bleue de la Lune", "l'enfant de Séléné" ou, tout simplement, "Bleue".Ou même, "la boulette d'eau"... enfin, ce sont surtout les très vieux & gras Jupiter & Saturne qui, par raillerie, lui donnèrent ce dernier surnom. Vénus, elle, trouvait la fille de Séléné fort laide, uniforme & sans relief.
        Mercure, à qui toute forme de pureté semblait suspecte, la trouvait trop austère. Saturne, fièrement enrubanné dans ses lacets de glace, non content de la juger trop petite, la trouvait aussi trop nue.
        & Mars, qui n'avait d'yeux que pour les couleurs guerrières, mouvantes & flamboyantes, était irrité au plus haut point d'avoir dans son champ de vision une planète qu'il jugeait, évidemment, trop bleue.
        & voici ce qu'il fit:
        Un jour que Séléné, tournant comme à son habitude autour de son enfant pour le surveiller, fut cependant suffisamment hors de portée du regard, Mars s'approcha doucement de la petite sphère bleue, &, d'un geste ample mais très rapide, projeta violemment une nuée multicolore & lumineuse qui vint enrober sa surface d'arabesques aériennes virevoltantes.
        & tu sais ce que l'on vit alors?

        & bien, de sous l'écorce liquide bleue qui se gonflait en nappes, comme se dresse le dos d'un animal en colère, on vit émerger de toutes parts d'immenses étendues de terre agitée qui colorèrent, par intervalles, le petit boulet de larme d'un rouge éclatant; du plus terrible rouge dont tu puisses rêver...


IV

orsque Séléné remarqua les nappes rouges bosselées qui barbouillaient la peau bleue scintillante de sa fille, elle en fut immédiatement paniquée, terrorisée même:
        elle pensa tout d'abord  que l'enfant, souffrant sans doute de quelque maladie dévorante, en était boursouflée & meurtrie, & que l'apparition subite de ces plaques effrayantes annonçait une épouvantable agonie; mais en s'approchant suffisamment de l'enfant afin de juger de la gravité de son mal, Séléné remarqua combien ce qu'elle avait, sur le coup, pris pour la morsure d'une lèpre cruelle, était d'un aspect poudreux... paradoxalement calme & agité à la fois, comme d'un seul bloc constitué de millions de particules solidaires, soudées... il lui sembla bien en fait, avoir déjà vu quelque chose de semblable...
        ...Soudain, elle réalisa ce à quoi ce sédiment de gravillons rougeoyant comme une flamme lui faisait songer: vois-tu, la peau toute entière de Mars était empourprée & granuleuse de la sorte, & Séléné ne fut pas longue à comprendre, sinon ce qui était arrivé à son enfant, du moins qui était le coupable de cette terrible plaisanterie!
        Mars! Mars! Mars! Mars!...MARS!
        Emportée par une très violente colère, elle décida de débarrasser sur le champ la petite planète bleue de ces scories serpentines, & elle se mit à souffler, souffler avec une force inouie sur les grandes plages rouges. Tu ne sais peut-être pas que l'on ne peut imaginer dans tout l'UNIVERS de courant plus puissant que le souffle d'une lune: ce sont en effets les soubresauts de leur respiration qui régulent dans tout le cosmos le flux des marées... & bien je peux t'affirmer que, malgré les tourbillons effroyables qui les agitaient , les flamboyantes étendues sablonneuses  n'en furent pas pour autant balayées, non! Elles s'en trouvèrent simplement dé-pla-cées!
        & pire encore, s'étendirent jusqu'à couvrir encore un peu plus du bleu de l'enfant.

éléné en fut si affligée, que la colère & le désespoir qui secouaient ses traits se crispèrent en un masque de désolation qui n'allait plus jamais la quitter; en effet, les efforts terribles qu'elles avait déployés en soufflant ainsi l'avaient tant épuisée & meurtrie, qu'elle en était morte.
        & c'est pourquoi, aujourd'hui encore, tu peux lire sur le visage pétrifié de la Lune, cette expression d'infinie douleur.
        & depuis lors, vois-tu, en souvenir de la naissance dans les larmes, les pluies n'ont jamais cessé de lécher la petite sphère bleue, ni de mouiller tes joues rosies par l'Avril.
        & depuis lors, en souvenir de la-Lune-qui-mourut-pour-son-enfant, les vents n'ont jamais cessé de chanter en peignant maternellement la Mer, tourbillonnant souvent dans tes cheveux.
        & depuis lors, Monsieur Lamort a entraîné le corps de la Lune dans un cycle éternel tout autour de l'enfant, afin qu'elle ne le quitte plus jamais du regard.


V

u ne peux pas savoir à quel point Mercure, plus encore que quiconque, fut bouleversé lorsqu'il apprit (de la bouche de Vénus qui savait toujours toute chose avant le reste de l'UNIVERS), la mort de Séléné.
Je peux même te confier qu'il faillit en mourir de désespoir...A vrai dire, la bruyante & joyeuse humeur de tous ses voisins & amis en fut aussi terriblement affectée...
        Mars lui-même, souffrait d'un tel ressentiment de honte coupable, qu'il s'était effondré en larmes; mais ses larmes brûlantes ne vinrent jamais se fixer, parmis les autres étoiles,  pour orner le ciel. Non; zébrant parfois la nuit, tu verras peut-être leurs longs filaments lumineux poursuivre leur course infinie à travers l'UNIVERS, car elles portent en elles la mortification éternelle de Mars...
        & toujours, elles cisailleront tous les cieux de tous les mondes afin que partout l'on sache qu'il se morfond encore.
Mais je te faisais remarquer plus particulièrement tout-à l'heure la peine immense de Mercure plus que tout autre, & je vais t'expliquer pourquoi sa douleur était si grande: de temps en temps, la céleste pénombre s'illuminait de bien curieuse manière, &, bien souvent, on se questionnait fort parmis nos célestes amis, sur l'origine de ces étranges fuseaux de lumière qui pouvaient passer sans préambule au-dessus de votre tête, comme de furtives caresses. Mais bien sûr, nul n'avait jamais pu expliquer ce mystère...
        En fait, Séléné & Mercure, eux, savaient très bien de quoi il s'agissait; je t'explique:si l'on avait pu observer de près ces rapides fuseaux éclatants, la solution de l'énigme serait d'un seul coup devenue évidente, car, malgré leur aspect lointainement blanc & uniforme, ils se divisaient en sept rayons de couleurs différentes: rouge barbare de morsure, jaune stellaire en coulée de vieil or, vert alangui de l'heure du thé, bleu paternel & enlaçant, bleu creusé des pluies tièdes du soir, & violet hésitant d'aurores fatiguées.
        OR, seul Mercure possédait le secret des couleurs.
        Par exemple, c'est lui, tu sais, qui avait offert à chacune des planètes, selon son propre caractère, une couleur pour sa peau; mais avec le temps, leurs vives couleurs se sont beaucoup ternies. Exceptées le jaune de la Lune, le rouge de Mars, & le bleu de la Terre.

        Les rayons dont je te parlais tout-à l'heure, étaient en fait envoyés par Mercure... à Séléné! Car, vois-tu, il en était secrètement amoureux, & ces couleurs lumineuses étaient un peu, si tu veux, sa manière de lui offrir des messages amoureux;
& Séléné, bien qu'elle ne fut pas éprise de Mercure, était si touchée par la sincère beauté de ces présents, qu'elle ne se sentait pas le coeur de les refuser.
        Elle les acceptait donc en son sein, les dissimulant précautionneusement dans l'immense fente dont je t'ai déjà parlé & qui s'est désormais effacée.
        & c'est de cette incroyable union lumineuse que naquit la Terre. & c'est aussi, sache-le, de cette union magique que la petite planète reçut le pouvoir de faire apparaître pour toi, lorsque la pluie & le soleil se rencontrent, l'Arc-en-ciel.
        Tu comprendras mieux je pense, maintenant que l'étonnant secret qui entourait l'intimité de Mercure & de Séléné t'a été dévoilée, le profond malheur dont la mort de la Lune accablait l'inconsolable Mercure.
        Tout ceci pourrait dès lors te sembler tragique, irrémédiablement tragique, mais cependant, voici ce que Mercure entreprit de faire:
        Pour effacer à jamais l'horrible ouvrage de Mars de la mémoire de l'UNIVERS, il décida d'user pour la dernière fois du pouvoir de ses couleurs, & d'en faire don à l'enfant de Séléné:
        & l'on vit ce jour-là traverser les cieux, la plus incroyable, la plus gigantesque des explosions colorées, se dirigeant droit vers la petite planète. On eût dit que l'UNIVERS tout entier s'embrasait: & ça vrillait rouge, ça fusait bleu, ça éclatait orange, vert, & tout ceci était si impressionnant, que pour la première fois, oui, pour la première fois dans l'UNIVERS, tout le monde se tut.
        On vit cette multitude rayonnante & chamarrée faire disparaître la Terre sous un cocon  de panachures éclatantes. Puis, très doucement, les volutes aux couleurs changeantes se dissipèrent, laissant de nouveau percevoir sous le taffetas bigarré le doux bleu des larmes...
        Mais les nappes de terre rouge, elles, avaient bien disparu. Ou plutôt, elle s'étaient tiquetées, apparaissant désormais parsemées de franges chatoyantes. Comme en une lente renaissance, la Terre avait pris peu à peu toutes les couleurs imaginables.
        & C'est ainsi que l'enfant de la Lune abrita les premières fleurs de tout l'UNIVERS.


VI

h,  si tu avais pu voir tout le remue-ménage qui agitait l'UNIVERS, après ça!
Si  tu pouvais savoir tout ce qui a bien pu se passer durant les trois jours qui suivirent... IN-CROY-ABLE !
        Tout d'abord, Jupiter, comme tous les autres, avait été très impressionné, bien sûr, par ce que Mercure avait fait. Puis il en fut chagriné.A vrai dire, il aurait bien aimé être le premier à manifester, & ostentiblement, sa compassion pour la planète orpheline: il songeait, sans doute, que cette magnifique gerbe de couleurs qui était rapidement devenue le centre d'intérêt de toutes les conversations, allait tout autant nuire à sa souveraineté; bon. Pour ne pas être en reste, & pour ne rien perdre du respect & du pouvoir qu'on lui accordait, il se devait de faire lui aussi un don très remarquable à la "boulette d'eau".Il faut avouer que son cadeau ne fut pas des moindres: il offrit aux fleurs de la Terre, la Conscience du Monde.
        Je ne sais pas si tu te rends compte... d'un seul coup, de fleur unique sans le savoir, une tulipe par exemple, allait devenir fleur parmi tant d'autres, en le sachant. Toute fleur percevant désormais autour d'elle l'immensité inquiétante du Cosmos, la présence de la Terre au coeur de cette immensité, sa propre présence de  fleur sur cette terre, & celle des millions d'autres fleurs; qu'elle ne pouvait bien sûr, ni sentir, ni toucher.Toutes ces fleurs, saisies par la soudaine révélation qui leur était faite de ce Monde immanent, se mirent alors, bien malgré elles, à réfléchir intensément à toutes sortes de choses: leur situation sur la Terre, dans l'UNIVERS, commença à les préoccuper, & les questions les plus abstraites, tout comme les réflexions les plus anodines, accaparèrent pleinement leur pensée toute neuve. Certaines anémones, plus enclines à la mélancolie, se mirent immédiatement à rêver.

e cadeau de Jupiter, s'il semblait à tous très généreux, n'en risquait pas moins de prendre des allures inquiétantes. Pour les fleurs, &, selon les planètes, pour l'univers tout entier.
        Alors même que l'inquiétude gagnait peu à peu les esprits, échauffés par les récentes métamorphoses du Monde, Vénus, inapte à l'anxiété par nature, semblait s'intéresser à tout autre chose.
        Devenue jalouse à son tour de l'extrème attention que le don de Jupiter avait attiré à lui, il semblait à Vénus de toute urgence nécessaire de faire valoir, elle-aussi, son importance, tu comprends. Elle décida donc, afin d'être certaine de mobiliser toutes les conversations à venir, d'offrir généreusement aux fleurs la seule chose qu'elle possédât: le goût passionné pour les choses belles & inutiles.
        Les fleurs se trouvèrent désormais emprisonnées entre la Conscience du Monde (c'est-à-dire, surtout des autres fleurs) doublée de la conscience délicieuse de l'inutile beauté (c'est-à-dire surtout des fleurs, car il n'y avait rien à l'époque qui fût plus beau ni moins utile)...
        ...& l'incapacité totale d'en jouir.
        Tu sais, en fait beaucoup s'en accommodèrent très bien, & tu peux encore les voir, mollement satisfaites, autour de toi dans les jardins.
        Or il advint quelque chose de tout-à fait extraordinaire: on vit un petit myosotis bleu comme l'enfant de la lune, sans doute insatisfait de sa condition de fleur devenue inconfortable, disons, si tu veux, comme le sont des habits trop étroits, se métamorphoser lentement:
        ses pétales minuscules s'allongèrent souplement en rubans diaphanes, se courbèrent, ployèrent vers le sol comme les branches d'un saule. Puis ils rejoignirent graduellement la tige à mi-hauteur à peu près, formant ainsi une curieuse sphère. L'enveloppe translucide pulsa, se mit à battre comme un coeur, & devint alors opaque, jusqu'à ressembler à une infiniment petite lune, ne laissant transparaître à son sommet, que l'auréole formée par la base bleutée des pétales.
        & ce premier oeil vit pour la première fois des milliers de fleurs.
        & des milliers d'autres fleurs suivirent alors ses traces. Ce n'est que bien plus tard, tu peux me croire, que l'on vit se rassembler successivement autour de l'oeil les autres organes qui constituent les hommes.


VII

a nouvelle alarma beaucoup Saturne. &, inquiété par l'ampleur que risquait de prendre le pouvoir de ces fleurs, (n'était-il pas envisageable de voir ainsi se briser le Grand Ordre Universel?) il décida dès le lendemain, d'offrir à ces nouvelles venues leur tout dernier présent: la mortalité.
& dès lors les fleurs portèrent la mort en elles, & avec cette mort, tout le temps nécéssaire pour ne penser qu'à elle.
Sais-tu ce qui arriva alors, sept jours après la naissance de la fille de la Lune?...Tu te souviens de cette immense boule noire dont personne ne savait rien?
& bien, comme si elle avait attendu ce moment depuis toujours...
Elle s'enflamma, d'un seul coup, illuminant toutes les autres planètes!
& depuis ce jour, elles se sont toutes éteintes, & personne ne les a jamais plus entendu parler.
 
 



Ce conte est né d'une des nombreuses conversations avec mon défunt ami Michel Vachey. C'est donc à lui, une fois encore, que je rends hommage.