"Il ne serait pas étonnant -fatigué avant d'avoir
entamé le voyage- qu'en se reposant sur ses cinq sens, l'homme finisse
par croire que le monde a cinq facettes"
L.L. De Mars, in "Le lecteur".
"Palpes filiformes, d'inégales longueurs; antennes à articles légèrement perfoliées, terminées par une massue allongée, composée de quatre articles; mandibules courtes, fortes, aiguës; tête inclinée, cachée sous le corselet, rétrécie en arrière; élytres plus ou moins convexes, se rétrécissant en arrière, arrondis à l'extrémité: leur bord extrême relevé et formant une gouttière profonde; pattes courtes et fortes; tarses antérieurs des mâles à quatre premiers articles dilatés"
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le lieu d'où parle cette taxinomie est bien un lieu de mort, ce n'est
pas le Silpha évoqué ici, noir nécrophage luisant, qui
prononce l'oraison; c'est la sienne, ainsi que celle de tout autre animalcule
ou animal, qui est prononcée; un élan téléologique
irréparable aura permis à l'homme le débarras désinvolte
et orgueilleux des idiosyncrasies animales, que le vacarme de sa langue aura
couvert pour les réfuter, l'abasourdissant lui-même...
Je ne parle pas de cette romantique et invraisemblable animalité supposée
tapie chez lui, mais bien de cette altérité agitée et protéiforme
à laquelle il avait autrefois voué d'innombrables cultes ignorants,
celle-là même qu'il s'est paradoxalement rendue incompréhensible
ET inoffensive en la repoussant hors de son corps parlant.
"Sans
doute, on aura pourvu de noms presque tous les objets, et une part assez considérable
des êtres vivants. Après quoi, fatigué de cet interminable
dénombrement et convaincu que, puisqu'il appelait les choses par leur
nom, il les tenait en son pouvoir, l'homme a estimé qu'il avait rempli
sa mission. Il a cru l'Univers devenu assez humain, pour ne plus avoir à
s'occuper que de lui-même et des autres hommes.*"
Jusqu'où se dépossède-t'il?
De quoi exactement?
Comment sa manière d'abattage
sourd a-t'elle fini par lui faire apparaître comme dans l'ordre des choses,
comme légitime et de toute évidence, l'absorption quotidienne
de la chair de l'animal, sans jamais y déceler sa présence? ceci
au point d'observer désormais comme incongrue, ou inutilement barbare,
l'égorgement rural du mouton?
Mais nul ne doutera cependant, qu'au sein même de ce rituel raréfié,
la millénaire distanciation de la pratique aura enfoui le peu d'entente
qui eût pu nous ramener à ce monde qui à des droits sur
nous et les fera valoir un jour.
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les travaux présentés ici ont pour objet l'insecte plutôt
que tout autre participant au monde, ce n'est ni l'inévitable fascination
morbide que suscite le grouillement, ni un problème évident de
logistique que poserait la présentation, à l'échelle, de
mammifères, que j'invoquerai ici: ces innombrables et hétérogènes
caparaçons chitineux, par leur immuabilité évolutives,
par la représentation qu'ils en suggèrent du moins, proposent
l'éradication de nos fantasmes évolutionnistes présomptueux;
l'insecte, immémorial guerrier, immémorial affamé, n'autorise
pas le jeu de notre prétendu accomplissement métamorphique: plus
que tout autre, par sa stabilité et son échelle, par sa résistance
et sa résolue singularité, il fait s'effondrer le lyrisme anthropocentriste
qui croit voir devant lui le jour se lever ou la nuit tomber, celui-là
pour qui l'horizon n'est que la courbe parfaite que son érection laborieuse
a offert à l'Étalon de son regard.
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j'ai choisi certains coléoptères parmi les innombrables familles
des autres, c'est dans le dessein, une fois encore, de congédier cet
étalon prospectif qui ne se penche vers l'animal que lorsqu'il croit
y déceler le reflet d'une humanité encore à venir, par
le jeu des analogismes anthropomorphiques: royauté des abeilles, prolétariat
des fourmis ou termites, mais aussi eldorados des oiseaux migrateurs, sociabilité
des dauphins, ou urbanisme des castors...
Cette odieuse inconséquence
qui veut voir s'ériger la tutelle d'un organisme définitif, pour
lequel tout autre mouvement de participation vitale au monde ne serait que le
dérisoire reflet d'une tentative avortée dans sa direction, condamne
à elle-seule l'humain à n'être que l'unique exemplaire vivant
à côté d'un monde où tout, hormis lui, semble avoir
une place décisive et nécessaire. Pensant et se posant contre
le monde, et non parmi lui, l'homme peut bien s'évanouir sans, autour
de lui, que ne s'élève le moindre murmure de protestation ou de
crainte, sans qu'aucune feuille ne frémisse.
"Depuis que le scarabée roule sa boule sous la calotte
du ciel, je suis probablement le premier à tracasser sa famille pour
la faire parler et m'instruire; après moi d'autres viendront peut-être,
mais si peu nombreux! Non, la ruineuse intervention de l'homme ne vaut pas la
peine de se munir de truelle et de ciment. Alors à quoi bon l'art de
boucher les fissures? *"
*Jacques Brosse, L'ordre des choses. retour au texte