« ce ne sont pas
les faits mais les bruits qui causent les émotions populaires.
Ce qui est cru fait tout. »
J. Joubert
Cher L.C.,
je suis très gêné de devoir te parler
aujourd'hui des derniers de tes dessins; j'ai été étonné
qu'il y ait une telle parallaxe entre le regard que tu poses avec acuité
sur l'art en général, tes exigences à ce sujet, et
ta vue brouillée sur les objets de ta propre pratique. Comment
ce garçon qui avait su reconnaître autrefois dans les pathétiques
agitations de Baselitz — pour reprendre l'expression de Venet — «les
dernières tournures de style d'un expressionnisme en faillite»,
comment ce garçon qui avait ri avec moi dans les années
quatre-vingts des bégaiements neo-fauves allemands, des graffiti
climatisés américains et français, des retours de
pompiérisme italien, comment ce garçon-là peut-il
ne pas se rendre compte que ses propres dessins, qu'il destine à
ses bandes dessinées, remplissent déjà les carnets
d'esquisses des étudiants aux beaux-arts ou les cartons des peintres
du dimanche ? C'est cette parallaxe-là qui m'amène aujourd'hui
à te faire part de quelques hypothèses de travail, que je
pourrais résumer ainsi :si d'aucuns ont pu croire que la bande
dessinée s'excluait du fil postmoderne, c'est peut-être tout
simplement parce qu'elle n'est pas postmoderne de sa propre modernité
mais postmoderne de modernités distantes et quadrillées
par l'histoire des autres arts, condition invraisemblable d'apparition
qui a une fâcheuse tendance à lui rendre invisible sa propre
modernité. Je vais tenter de t'éclairer tout ça,
à charge pour toi ensuite, si tu le désires, de l'éclaircir.
Bande dessinée et modernité... On a attendu
si longtemps, de ce milieu si réactionnaire, qu'il se penche comme
il le fait en ce moment sur sa modernité, que ses auteurs prennent
en charge la critique de ses modes d'apparition, de production ; nous
devrions être enthousiastes de voir fleurir les projets critiques,
éditoriaux, de ne plus voir éclore dans l'isolement le plus
complet des oeuvres soucieuses de se donner visiblement aux ambitions
de la modernité ; mais j'ai bien peur qu'une vassalité chasse
l'autre, que la tutelle de la marchandise passe le témoin à
celle de l'histoire : hélas, en effet, il apparaît que le
monde de la bande dessinée — pardonne-moi ce raccourci — ne se
penche pas sur la modernité comme l' «éternel transitoire»
de Baudelaire, comme jeu de tension critique du monde, mais comme moment
de l'histoire, comme distance à rattraper sur les fétiches
de l'histoire de l'art.
Dans cette affaire, il ne semble pas que ces questions de la modernité
soient posées au sein même des objets qui la concernent,
mais devant le modèle du grand frère tel qu'il est fantasmé,
depuis la hauteur qu'on lui suppose, et, évidemment, depuis le
mépris dans lequel on le suppose également tenir la bande
dessinée : l'art. Mais l'art en tant qu'il est problématisé
par l'histoire de ses morts, je veux dire des morts que l'on compte à
la fois dans les rangs des artistes, mais aussi des conditions chimériques
qui favorisent l'extrême mobilité du sens de ce mot. Ainsi,
le moindre des paradoxes dans lequel se place la plupart des dessinateurs
de bandes dessinées n'est-il pas, tout en s'exerçant à
faire valoir la nature artistique de leur pratique, à la faire
valoir en regard de conceptions si mal choisies que ce sont elles qui
le lui interdisent? En effet, coincés entre les dispositifs qualitatifs
qui inventorient jusqu'à la nausée les collections d'objets,
perdus dans les typologies susceptibles de les élever ou de les
déchoir du statut d'oeuvres d'art et les énoncés
transcendantaux qui depuis Kant propulsent la question du sujet devant
l'art dans l'ontologie, que nous reste-t-il du pari du sujet dans son
advention et de l'inconnue qui préside aux conditions d'apparition
de ce lieu particulier qu'est une oeuvre d'art ? Car si on s'en tient
au tenace poids des objets tels que l'histoire les teinte de l'intérêt
collectif où les répudient, alors, nous sommes à
la merci des critériologies du plébiscite (donc terriblement,
désespérement retardataires par leur train historique) d'un
Rochlitz ou du fonctionnalisme imbécile d'un Goodman ; la bande
dessinée n'a pas d'autres chances que d'être postmoderne,
condamnée à faire les comptes des attributs d'une modernité
dont elle n'aura, au passage, même pas pu jouir du prestige puisqu'elle
était celle des autres.
Lyotard semble penser que la postmodernité vise principalement
à disloquer les principes d'unité historique. On aurait
pu l'imaginer si la postmodernité n'était pas fondamentalement
le projet d'ensevelir les avant-gardes sous la dalle même du corps
pesant qu'elles réfutaient, celui de la positivité associée
à la linéarité historique. C'était avoir cru
consubstantielles les oeuvres et les idéologies auxquelles leurs
créateurs se référaient.
Car il s'agit bien d'une notion historique, et pas d'une notion atistique:
la notion de postmodernité comme « implicite » à
une pratique artistique ne doit qu'à la superposition des sphères
culturelles et artistiques d'exister, alors que l'une n'est que l'écho
filtré de l'autre. Un acte artistique ne saurait être «
postmoderne » à moins de postuler une étrange redevabilité
de l'art à l'histoire qui, pourtant, ne fait que l'inventaire de
ses chutes et de ses disparitions. Il y a des moments postmodernes mais
il n'y a que des artistes du continu. Le moment artistique n'est pas un
moment historique mais un cadrage furtif sur l'historicité du sujet.
Une étrange fatalité semble alors planer
au-dessus de la bande dessinée qui la condamne, semble-t-il, systématiquement
à la secondarité en toutes choses dès que ses acteurs
s'arrêtent pour la penser : en effet, alors même qu'elle naît
dans le plein éclat de sa modernité — de Winsor Mac Kay
à Herriman — il semblerait que tout retour critique ait sur elle
l'effet désastreux d'un retour en arrière qui l'enferme
dans des typologies étrangères : qu'il s'agisse des illusoires
motifs plastiques qui conditionneraient ou accompagneraient la modernité,
qu'il s'agisse de la pensée en marche et des effets saisissables
de cette pensée sur le langage, le choix semble régulièrement
s'échouer dans une version frelatée, éteinte, un
produit dévoyé de l'histoire des autres arts : moderne,
on le sera avec le cachet du patrimoine. Brillant, on le sera avec la
garantie d'une version allégée. Nous serions ainsi passés
directement de la case inculte à la case gadgétaire, celle
du produit dérivé culturel, passés du ratage de la
source historico-artistique à sa version périmée,
embarqués dans le train d'un autre art, des autres arts ; ce n'est
pas une victoire de l'art, mais de la marchandise culturelle. C'est l'imitation
des valeurs fonctionnelles de l'histoire des arts, qui veut ignorer que
toute histoire est une idéologie («un physionomie»,
disait W. Benjamin). Il n'y a guère que dans le monde de la bande
dessinée qu'on peut encore avec complaisance s'émerveiller
de la liberté telle qu'on la pense représentée, incarnée,
dans une portion de trait fiévreux tout droit sorti des premiers
élans de l'Art moderne. Il faut ausculter l'engouement avec lequel
les auteurs de bandes dessinées vérifient timidement, avec
quinze ans de retard, le pouvoir de l'illusionisme autobiographique; des
années passées dans l'ombre de cette fièvre autobiographique
misérable qui a emporté le petit monde littéraire
dans la première personne du sujet — simulant de façon
chétive et superstitieuse l'espoir enfantin d'échapper au
Spectacle du « monde idéalement renversé où
le vrai n'est qu'un moment du faux», quelque chose qui réunirait,
enfin, vrai et réel — avec une touchante servilité
littérale aux formes prises par l'autobiographisme dans ces livres-là...Dans
l'autobiographie le monde se rétrécit brutalement à
la périphérie d'un jardinet, et les risques d'y toucher
à la vérité sont de nature à vous brouiller
avec votre chien ou votre mère ; autant dire que les enjeux y sont
grands.
Mais pour faire la mesure de l'histoire, il faut se donner une histoire
à saisir : inlassablement, nous le savons bien, les livres de bandes
dessinées se perdent. Ils ne sont pas, à de très
rares exceptions près, republiés. Alors que Pierre Vidal-Naquet
dispose de dix sources antiques pour suivre les traces du chasseur noir,
il faut que tu viennes chez moi pour constater l'existence de «Carpet's
Baazar» qui n'a même pas trente ans. Pour un lecteur de bande
dessinée, c'est comme si l'histoire, génération après
génération, était tout entière a recommencer.
Est-ce parce que — moins à même que n'importe quelle
autre production artistique de s'équiper d'un appareil de mesure
adéquat— la bande dessinée s'outille dans la vieille
trousse de typologies lointaines qu'elle se condamne à une éternelle
postmodernité ?
On pourrait imaginer que cette impermanence soit une aubaine : la bande
dessinée serait, malgré elle, toujours logée dans
un singulier éternel transitoire ... Mais si dans l'éternel
transitoire se superposent inextricablement art, beauté et modernité,
c'est en tant que «l'art c'est l'aujourd'hui, encore aujourd'hui
demain» (Artaud), le « maintenant » du livre quatre
de la physique d'Aristote. Voilà qui ne nous arrache à l'histoire
qu'au prix d'en être le critique, critique de l'idéologie
quand elle se présente comme collection de faits pour donner un
fondement au dernier état du monde. Faute de collection, il semblerait
bien que le monde de la bande dessinée louche sur les collections
voisines, quitte à engendrer une bienveillante armée de
faussaires... Bien triste modèle de destinée déjà
aperçu avec cette pauvre photographie qui galope encore après
la peinture et ne sait s'exposer que dans le monumentalisme dont elle
lui emprunte le cadre et la dorure (notons qu'au Palais de Tokyo, c'est
en tant qu'affiche publicitaire qu'elle trouve désormais son épanouissement;
rien d'étonnant à ce que la bande dessinée, de son
côté, finisse en case débitées agrandies sur
les murs des galeries bourgeoises).
Tu as ri lorsque je me suis renfrogné devant certaines
des planches en ne trouvant pas tout ça très nouveau : «
mais pourquoi devrait-on faire toujours quelque chose de nouveau ? »
Lorsque je t'ai dit que la nouveauté n'était pas un projet
mais une condition propre à l'advention du sujet qu'est la pratique
de l'art, tu m'as trouvé, comme souvent, inutilement obscur et
dogmatique. Je vais profiter de ce courrier pour t'aiguiller un peu...
S'accommoder des formes existantes, constituées,
épargne l'intranquillité d'avoir à affronter la solitude
non pas du chercheur (qui s'assigne une fonction) mais du marcheur. L'
académie, c'est la fixation du recommencement, et pas seulement
de l'école, mais des écoles qui en découlent : chasse
l'académie par la porte du pompiérisme elle rentrera par
la fenêtre de l'illusion de spontanéité : ce qui se
joue dans cette typologie, c'est le rapport du fertile et de l'infécond.
Mettre à l'épreuve les limites de ce qui est connu, nécessite
une certaine violence opiniâtre sans laquelle ces limites deviennent
l'enclos où l'on reproduit infiniment les échanges de l'histoire.
Seul le poète dispose sans doute de ce pouvoir sur son matériau
qui serait au fond d'élever tout signifiant au statut de nom propre,
à cette puissance autotélique (imaginons que j'aie bien
compris la leçon de Meschonnic). Mais si la question du style à
un sens, c'est ici qu'elle prend corps, a fortiori en tant que ceci inclut
comme condition impérieuse la notion du présent (toujours
le « maintenant » d'Aristote).
L'écueil de la pensée du nouveau lorsque
sa catégorie est donnée depuis la collectivité c'est
qu'elle fait l'épargne de la véritable question qui se loge
au coeur du nouveau, à savoir celle d'en faire l'épreuve
comme sujet-même des transformations: ceci nous replace dans la
perspective d'une théorie du sujet, c'est—dire, au fond,
d'une théorie de l'art qui ne soit pas une théorie de l'histoire
de l'art; la question du nouveau ne touche plus du tout à celles
des signes visibles et déjà socialisés par l'histoire
de ce que l'on prendrait pour la modernité, mais bien à
celle essentielle de l'inconnu qui est la condition même de production
des oeuvres d'art. Ce n'est même pas se tromper de nouveauté
en tant que l'on se tromperait d'histoire, c'est se tromper dans la substance
même du travail artistique de ce qui le radicalise comme critique
de la société et de l'histoire*.
Penser le nouveau dans ce cadre, ce n'est plus faire l'inventaire de ce
que l'on a cru être les signes distinctifs de sujets recollectivisés
par l'histoire, ce n'est plus séparer les signes muséographiés
des signes encore possiblement valides pour produire l'illusion de la
modernité, non: penser le nouveau dans ce cadre, c'est—dire
comme manifestation de la singularité absolue de toute démarche
du sujet, c'est enfin supposer à la nouveauté d'être
tout autre chose qu'une question d'historien. C'est aussi la manière
la plus sûre de mettre à nu l'imposture qui consiste à
déplacer les signes visibles d'une modernité dont on a pu
faire l'inventaire quelque part entre art et histoire, pour prétendre
qu'un petit dépaysement suffit à revitaliser l'aventure
moderne : ainsi, le spectacle pathétique d'un vieux nouveau installé
sur le trône bricolé d'un art qu'on croit assez distant pour
rendre invisible le trucage est probablement le plus mauvais tour que
l'on puis jouer à la nouveauté, à l'art, au sujet.
On n'en finirait pas de repérer, dans l'usage qu' en fait la bande
dessinée, le pillage aussi méthodique qu'absurde des collections
de signes mal vues dans les musées... Combien de mauvaises peintures
du début du XXe siècle enquillées sur des pages insouciantes
de toute problématique narrative? Combien de dialogues, de personnages,
de conditions d'installation narrative bégayant dans des cadres
prétendument adultes un univers mignon jusqu'à l'écoeurement
dont seul le dessin est censé masquer l'irréductible immaturité
? Car si les dessinateurs de bandes dessinées ont leurs quartiers
parmi les tombes de Bonnard ou de Matisse, quand ils se font rédacteurs
c'est sur la piste qui dandine de la bibliothèque rose à
Alexandre Jardin.
Je vais reprendre pour toi l'exemple dont tu sais qu'il est celui qui
m'agace le plus ces temps-ci, celui de ceux que j'ai appelé un
soir les «dessinateurs vite», faute de mieux; je n'ai jamais
été très précis sur les raisons de mon agacement...
Hé bien voilà : on chercherait vainement des fulgurances
dans un jeu de conventions qui ne sont que les traces historiées
de vieilles fulgurances. Pour nous faire la démonstration par le
signe d'une vitalité toute conventionnelle de ceux qui s'imaginent
être leur grande liberté, ils n'exhibent que les cloisons
de leur prison stylistique ; le signe : un singe. Babioles encrées
à la va comme je te danse, un tortillon, une courbe rapide, rabâchant
la foi représentative gelée dans les grammaires de formes.
Il ne s'agit pas à mon avis d'autre chose comme valeur du signe
que celle que je t'évoquais pour l'autobiographie ; c'est encore
le grigri de la Vérité. Identifier style et authenticité
à une grammaire de formes, c'est réduire la médecine
à la symptomatologie, la zoologie aux boîtes vitrées
des collectionneurs de cétoines épinglées; c'est
aussi ne pas faire l'épreuve de la transformation, de l'espace
critique qui s'en dégage, c'est faire l'économie de son
temps à venir dans son temps présent, une prévarication.
Et pourtant... Comme il serait simple d'établir une théorie
des exceptions et de faire reposer sur elle les bases d'une réflexion
sur une modernité de la bande dessinée dans ses oeuvres
; de Vaughn-James à Bertoyas en passant par Varlez ou le Major
Fatal de Moebius, nous ne manquerions pas d'objet qui la formulent inlassablement;
mais à les penser comme des accidents, dans les marges de l'impensé
historique, gageons qu'invariablement nos têtus amoureux de l'art
ne leurs fourniront aucune descendance, sinon aucune postérité
critique...Il semblerait que rien ne puisse interrrompre cette poursuite
effrénée des «signes» de la modernité
des autres arts; dans cette course, la bande dessinée rate la sienne,
ne rattrape une modernité morte en tant que telle pour avoir pu
être chapitrée, inventoriée, disséquée
dans le patrimoine, reconnue comme telle par tous... par cette dévotion
copiste, veut-elle racheter l'infamie qui planerait sur son histoire propre,
sur son medium même?
Il serait assez intéressant de discerner, en regard
du biotope du postmodernisme, son temps ; la condition nécessaire
à l'épanouissement général du postmodernisme
au début années quatre-vingts fut, probablement, l'étouffement
de l'école de Francfort sous les coussins moelleux d'un libéralisme
installé, plein d'une légitimité lisse, rose et terminale,
pour ne plus entendre les soupirs d'Auschwitz derrière les slogans
du cynisme marchand. C'était, clamait-on, la victoire du bonheur
contre l'histoire. Le recyclage pouvait commencer, la légèreté
foisonner, le temps des névralgies modernes était achevé.
Il est évident que ce biotope là suppose un entretien avec
l'histoire qui n'a pas grand-chose à voir avec celui de la bande
dessinée; il serait de toute façon absurde, à mon
avis, de chercher dans un art dont les acteurs se sont tenus dans une
distance tenace devant les problèmes philosophiques de leur temps
— distance garantie par son enclos «populaire», qui
n'est vécu comme une malédiction par les dessinateurs que
pour être mieux réérigé dès que se pointe
l'accusation d'une paresse intellectuelle généralisée
— l'écho de ces enjeux artistiques et anthropologiques-là;
au mieux, c'est leur digestion tardive qui sera mise en scène par
l'exécration (consubstantielle pendant si longtemps à la
bande dessinée) ou la fétichisation (des années «Atomium»
à l'Oubapo) de l'art moderne. Où se situerait donc la spécificité
de la bande dessinée dans sa condition postmoderne? Si ce temps
postmoderne-là, celui au fond de la victoire libérale de
la communication contre l'histoire et le langage, n'est pas le temps postmoderne
de la bande dessinée dont je crois t'avoir dessiné à
peu près la géographie, quel est-il? Hé bein je pense
que se loge sous toute les couches du vernis dialectique postmoderne une
pensée mythologique, celle d'un âge d'or. Et tout âge
d'or suppose un crépuscule qui nous condamne à vivre dans
ses décombres. Dans le monde de la bande dessinée se chante
l'oraison de prodigieuses années 70 (qui le furent effectivement),
et cette pensée crépusculaire ne se contente pas de fixer
son rêve morbide d'apothéose dans les années 70, feignant
d'ignorer au passage que les années 80 sont entre autres choses
celles de Masse, Cathy Millet, Eberoni, Tante Lenny, Chaland, Munõs
et Sampayo, Elles sont de sortie, mais elle exempte systématiquement
les dessinateurs du poids de cette chute fantasmée.
Le coupable serait le marché. Que ce ne soit pas le marché
qui fait les oeuvres mais les artistes est une vérité rudimentaire
que la litanie crépusculaire réfute devant les exceptions,
les fameuses exceptions contre lesquels on oppose un monde fantasmé
dans lequel Crumb et Bodé aurait été aussi lu que
le Journal de Spirou... Mais le marché n'a pas le pouvoir d'empêcher
ou de favoriser l'éclosion des oeuvres, tout au plus celui d'en
brider la publicité ou d'en restreindre la visibilité; les
zones d'ombre momentanées ont toujours accompagné la production
des oeuvres d'art sans réduire leur puissance ni étriquer
le champs de leurs inventions, évidemment : ces discontinuités
dans l'économie du visible quand elle plie sous l'économie
marchande se voient opposer la fluidité historique de la création,
commes elles se voient opposer la continuité du sujet à
l'oeuvre. Tenir pour vraie la puissance du marché quand il n'a
que du pouvoir, c'est accepter les échantillons utiles présentés
par celui-ci comme dernier état du monde, de l'art, de la société;
c'est s'enrager de la plus mauvaise rage, celle qu'instrumentalisent et
encadrent ceux-là même contre le pouvoir de qui se pose toute
oeuvre d'art, le pouvoir de définition. Tu l'as pourtant crû
toi-même assez vraie, cette puissance, pour arrêter de dessiner
pendant plus de quinze ans...
Je pourrais également t'évoquer l'étrange manège
qui se joue actuellement entre les revues consacrées à l'art
contemporain et des dessinateurs qui, tout à frétiller de
joie d'être dragués par ceux-là mêmes qui ont
méprisé la bande dessinée pendant si longtemps, ne
se demandent pas assez de quel quiproquo ces tardives et pauvres transactions
sont la conséquence; je préfère imaginer que de la
mise en lumière de ce malentendu — qui suivra fatalement
ces enthousiasmes artificiels — la critique et l'histoire de la
bande dessinée par ses acteurs sortiront renforcées, débarrassées,
peut-être, de leurs dernières vassalités aux fantômes
de l'art.
Je n'ai pas su éviter les généralités abusives,
les raccourcis, les analogies, mais j'espère que ces quelques hypothèses
t'auront aidé à aérer tes cartons à dessin.
Pour ma part, s'il fallait résumer tout ça, je pourrais
bien rayer la totalité de ces lignes pour ne conserver que celle
d'Artaud: «L'art, c'est l"aujourd'hui, encore aujourd'hui demain
».
Je t'embrasse,
L.L.d.M.
*je te renvoie aux travaux de Jean-François Savang,
disponible ici sur et polartnet.free.fr
à qui je dois devant mes propres pauvres idées d'avoir si
souvent troqué mon vieux 50mm contre un grand angle.
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