L.L. De MARS
Le mauvais costume de deuil II
Abus de poussière v.s. éternel transitoire

Ce texte a été écrit pour le numéro 5636U de la revue Jade (septembre 2006).

« ce ne sont pas les faits mais les bruits qui causent les émotions populaires. Ce qui est cru fait tout. »
J. Joubert

Cher L.C.,

je suis très gêné de devoir te parler aujourd'hui des derniers de tes dessins; j'ai été étonné qu'il y ait une telle parallaxe entre le regard que tu poses avec acuité sur l'art en général, tes exigences à ce sujet, et ta vue brouillée sur les objets de ta propre pratique. Comment ce garçon qui avait su reconnaître autrefois dans les pathétiques agitations de Baselitz — pour reprendre l'expression de Venet — «les dernières tournures de style d'un expressionnisme en faillite», comment ce garçon qui avait ri avec moi dans les années quatre-vingts des bégaiements neo-fauves allemands, des graffiti climatisés américains et français, des retours de pompiérisme italien, comment ce garçon-là peut-il ne pas se rendre compte que ses propres dessins, qu'il destine à ses bandes dessinées, remplissent déjà les carnets d'esquisses des étudiants aux beaux-arts ou les cartons des peintres du dimanche ? C'est cette parallaxe-là qui m'amène aujourd'hui à te faire part de quelques hypothèses de travail, que je pourrais résumer ainsi :si d'aucuns ont pu croire que la bande dessinée s'excluait du fil postmoderne, c'est peut-être tout simplement parce qu'elle n'est pas postmoderne de sa propre modernité mais postmoderne de modernités distantes et quadrillées par l'histoire des autres arts, condition invraisemblable d'apparition qui a une fâcheuse tendance à lui rendre invisible sa propre modernité. Je vais tenter de t'éclairer tout ça, à charge pour toi ensuite, si tu le désires, de l'éclaircir.

Bande dessinée et modernité... On a attendu si longtemps, de ce milieu si réactionnaire, qu'il se penche comme il le fait en ce moment sur sa modernité, que ses auteurs prennent en charge la critique de ses modes d'apparition, de production ; nous devrions être enthousiastes de voir fleurir les projets critiques, éditoriaux, de ne plus voir éclore dans l'isolement le plus complet des oeuvres soucieuses de se donner visiblement aux ambitions de la modernité ; mais j'ai bien peur qu'une vassalité chasse l'autre, que la tutelle de la marchandise passe le témoin à celle de l'histoire : hélas, en effet, il apparaît que le monde de la bande dessinée — pardonne-moi ce raccourci — ne se penche pas sur la modernité comme l' «éternel transitoire» de Baudelaire, comme jeu de tension critique du monde, mais comme moment de l'histoire, comme distance à rattraper sur les fétiches de l'histoire de l'art.
Dans cette affaire, il ne semble pas que ces questions de la modernité soient posées au sein même des objets qui la concernent, mais devant le modèle du grand frère tel qu'il est fantasmé, depuis la hauteur qu'on lui suppose, et, évidemment, depuis le mépris dans lequel on le suppose également tenir la bande dessinée : l'art. Mais l'art en tant qu'il est problématisé par l'histoire de ses morts, je veux dire des morts que l'on compte à la fois dans les rangs des artistes, mais aussi des conditions chimériques qui favorisent l'extrême mobilité du sens de ce mot. Ainsi, le moindre des paradoxes dans lequel se place la plupart des dessinateurs de bandes dessinées n'est-il pas, tout en s'exerçant à faire valoir la nature artistique de leur pratique, à la faire valoir en regard de conceptions si mal choisies que ce sont elles qui le lui interdisent? En effet, coincés entre les dispositifs qualitatifs qui inventorient jusqu'à la nausée les collections d'objets, perdus dans les typologies susceptibles de les élever ou de les déchoir du statut d'oeuvres d'art et les énoncés transcendantaux qui depuis Kant propulsent la question du sujet devant l'art dans l'ontologie, que nous reste-t-il du pari du sujet dans son advention et de l'inconnue qui préside aux conditions d'apparition de ce lieu particulier qu'est une oeuvre d'art ? Car si on s'en tient au tenace poids des objets tels que l'histoire les teinte de l'intérêt collectif où les répudient, alors, nous sommes à la merci des critériologies du plébiscite (donc terriblement, désespérement retardataires par leur train historique) d'un Rochlitz ou du fonctionnalisme imbécile d'un Goodman ; la bande dessinée n'a pas d'autres chances que d'être postmoderne, condamnée à faire les comptes des attributs d'une modernité dont elle n'aura, au passage, même pas pu jouir du prestige puisqu'elle était celle des autres.
Lyotard semble penser que la postmodernité vise principalement à disloquer les principes d'unité historique. On aurait pu l'imaginer si la postmodernité n'était pas fondamentalement le projet d'ensevelir les avant-gardes sous la dalle même du corps pesant qu'elles réfutaient, celui de la positivité associée à la linéarité historique. C'était avoir cru consubstantielles les oeuvres et les idéologies auxquelles leurs créateurs se référaient.
Car il s'agit bien d'une notion historique, et pas d'une notion atistique: la notion de postmodernité comme « implicite » à une pratique artistique ne doit qu'à la superposition des sphères culturelles et artistiques d'exister, alors que l'une n'est que l'écho filtré de l'autre. Un acte artistique ne saurait être « postmoderne » à moins de postuler une étrange redevabilité de l'art à l'histoire qui, pourtant, ne fait que l'inventaire de ses chutes et de ses disparitions. Il y a des moments postmodernes mais il n'y a que des artistes du continu. Le moment artistique n'est pas un moment historique mais un cadrage furtif sur l'historicité du sujet.

Une étrange fatalité semble alors planer au-dessus de la bande dessinée qui la condamne, semble-t-il, systématiquement à la secondarité en toutes choses dès que ses acteurs s'arrêtent pour la penser : en effet, alors même qu'elle naît dans le plein éclat de sa modernité — de Winsor Mac Kay à Herriman — il semblerait que tout retour critique ait sur elle l'effet désastreux d'un retour en arrière qui l'enferme dans des typologies étrangères : qu'il s'agisse des illusoires motifs plastiques qui conditionneraient ou accompagneraient la modernité, qu'il s'agisse de la pensée en marche et des effets saisissables de cette pensée sur le langage, le choix semble régulièrement s'échouer dans une version frelatée, éteinte, un produit dévoyé de l'histoire des autres arts : moderne, on le sera avec le cachet du patrimoine. Brillant, on le sera avec la garantie d'une version allégée. Nous serions ainsi passés directement de la case inculte à la case gadgétaire, celle du produit dérivé culturel, passés du ratage de la source historico-artistique à sa version périmée, embarqués dans le train d'un autre art, des autres arts ; ce n'est pas une victoire de l'art, mais de la marchandise culturelle. C'est l'imitation des valeurs fonctionnelles de l'histoire des arts, qui veut ignorer que toute histoire est une idéologie («un physionomie», disait W. Benjamin). Il n'y a guère que dans le monde de la bande dessinée qu'on peut encore avec complaisance s'émerveiller de la liberté telle qu'on la pense représentée, incarnée, dans une portion de trait fiévreux tout droit sorti des premiers élans de l'Art moderne. Il faut ausculter l'engouement avec lequel les auteurs de bandes dessinées vérifient timidement, avec quinze ans de retard, le pouvoir de l'illusionisme autobiographique; des années passées dans l'ombre de cette fièvre autobiographique misérable qui a emporté le petit monde littéraire dans la première personne du sujet — simulant de façon chétive et superstitieuse l'espoir enfantin d'échapper au Spectacle du « monde idéalement renversé où le vrai n'est qu'un moment du faux», quelque chose qui réunirait, enfin, vrai et réel — avec une touchante servilité littérale aux formes prises par l'autobiographisme dans ces livres-là...Dans l'autobiographie le monde se rétrécit brutalement à la périphérie d'un jardinet, et les risques d'y toucher à la vérité sont de nature à vous brouiller avec votre chien ou votre mère ; autant dire que les enjeux y sont grands.
Mais pour faire la mesure de l'histoire, il faut se donner une histoire à saisir : inlassablement, nous le savons bien, les livres de bandes dessinées se perdent. Ils ne sont pas, à de très rares exceptions près, republiés. Alors que Pierre Vidal-Naquet dispose de dix sources antiques pour suivre les traces du chasseur noir, il faut que tu viennes chez moi pour constater l'existence de «Carpet's Baazar» qui n'a même pas trente ans. Pour un lecteur de bande dessinée, c'est comme si l'histoire, génération après génération, était tout entière a recommencer. Est-ce parce que — moins à même que n'importe quelle autre production artistique de s'équiper d'un appareil de mesure adéquat— la bande dessinée s'outille dans la vieille trousse de typologies lointaines qu'elle se condamne à une éternelle postmodernité ?
On pourrait imaginer que cette impermanence soit une aubaine : la bande dessinée serait, malgré elle, toujours logée dans un singulier éternel transitoire ... Mais si dans l'éternel transitoire se superposent inextricablement art, beauté et modernité, c'est en tant que «l'art c'est l'aujourd'hui, encore aujourd'hui demain» (Artaud), le « maintenant » du livre quatre de la physique d'Aristote. Voilà qui ne nous arrache à l'histoire qu'au prix d'en être le critique, critique de l'idéologie quand elle se présente comme collection de faits pour donner un fondement au dernier état du monde. Faute de collection, il semblerait bien que le monde de la bande dessinée louche sur les collections voisines, quitte à engendrer une bienveillante armée de faussaires... Bien triste modèle de destinée déjà aperçu avec cette pauvre photographie qui galope encore après la peinture et ne sait s'exposer que dans le monumentalisme dont elle lui emprunte le cadre et la dorure (notons qu'au Palais de Tokyo, c'est en tant qu'affiche publicitaire qu'elle trouve désormais son épanouissement; rien d'étonnant à ce que la bande dessinée, de son côté, finisse en case débitées agrandies sur les murs des galeries bourgeoises).

Tu as ri lorsque je me suis renfrogné devant certaines des planches en ne trouvant pas tout ça très nouveau : « mais pourquoi devrait-on faire toujours quelque chose de nouveau ? » Lorsque je t'ai dit que la nouveauté n'était pas un projet mais une condition propre à l'advention du sujet qu'est la pratique de l'art, tu m'as trouvé, comme souvent, inutilement obscur et dogmatique. Je vais profiter de ce courrier pour t'aiguiller un peu...

S'accommoder des formes existantes, constituées, épargne l'intranquillité d'avoir à affronter la solitude non pas du chercheur (qui s'assigne une fonction) mais du marcheur. L' académie, c'est la fixation du recommencement, et pas seulement de l'école, mais des écoles qui en découlent : chasse l'académie par la porte du pompiérisme elle rentrera par la fenêtre de l'illusion de spontanéité : ce qui se joue dans cette typologie, c'est le rapport du fertile et de l'infécond.
Mettre à l'épreuve les limites de ce qui est connu, nécessite une certaine violence opiniâtre sans laquelle ces limites deviennent l'enclos où l'on reproduit infiniment les échanges de l'histoire. Seul le poète dispose sans doute de ce pouvoir sur son matériau qui serait au fond d'élever tout signifiant au statut de nom propre, à cette puissance autotélique (imaginons que j'aie bien compris la leçon de Meschonnic). Mais si la question du style à un sens, c'est ici qu'elle prend corps, a fortiori en tant que ceci inclut comme condition impérieuse la notion du présent (toujours le « maintenant » d'Aristote).

L'écueil de la pensée du nouveau lorsque sa catégorie est donnée depuis la collectivité c'est qu'elle fait l'épargne de la véritable question qui se loge au coeur du nouveau, à savoir celle d'en faire l'épreuve comme sujet-même des transformations: ceci nous replace dans la perspective d'une théorie du sujet, c'est—dire, au fond, d'une théorie de l'art qui ne soit pas une théorie de l'histoire de l'art; la question du nouveau ne touche plus du tout à celles des signes visibles et déjà socialisés par l'histoire de ce que l'on prendrait pour la modernité, mais bien à celle essentielle de l'inconnu qui est la condition même de production des oeuvres d'art. Ce n'est même pas se tromper de nouveauté en tant que l'on se tromperait d'histoire, c'est se tromper dans la substance même du travail artistique de ce qui le radicalise comme critique de la société et de l'histoire*.
Penser le nouveau dans ce cadre, ce n'est plus faire l'inventaire de ce que l'on a cru être les signes distinctifs de sujets recollectivisés par l'histoire, ce n'est plus séparer les signes muséographiés des signes encore possiblement valides pour produire l'illusion de la modernité, non: penser le nouveau dans ce cadre, c'est—dire comme manifestation de la singularité absolue de toute démarche du sujet, c'est enfin supposer à la nouveauté d'être tout autre chose qu'une question d'historien. C'est aussi la manière la plus sûre de mettre à nu l'imposture qui consiste à déplacer les signes visibles d'une modernité dont on a pu faire l'inventaire quelque part entre art et histoire, pour prétendre qu'un petit dépaysement suffit à revitaliser l'aventure moderne : ainsi, le spectacle pathétique d'un vieux nouveau installé sur le trône bricolé d'un art qu'on croit assez distant pour rendre invisible le trucage est probablement le plus mauvais tour que l'on puis jouer à la nouveauté, à l'art, au sujet. On n'en finirait pas de repérer, dans l'usage qu' en fait la bande dessinée, le pillage aussi méthodique qu'absurde des collections de signes mal vues dans les musées... Combien de mauvaises peintures du début du XXe siècle enquillées sur des pages insouciantes de toute problématique narrative? Combien de dialogues, de personnages, de conditions d'installation narrative bégayant dans des cadres prétendument adultes un univers mignon jusqu'à l'écoeurement dont seul le dessin est censé masquer l'irréductible immaturité ? Car si les dessinateurs de bandes dessinées ont leurs quartiers parmi les tombes de Bonnard ou de Matisse, quand ils se font rédacteurs c'est sur la piste qui dandine de la bibliothèque rose à Alexandre Jardin.
Je vais reprendre pour toi l'exemple dont tu sais qu'il est celui qui m'agace le plus ces temps-ci, celui de ceux que j'ai appelé un soir les «dessinateurs vite», faute de mieux; je n'ai jamais été très précis sur les raisons de mon agacement... Hé bien voilà : on chercherait vainement des fulgurances dans un jeu de conventions qui ne sont que les traces historiées de vieilles fulgurances. Pour nous faire la démonstration par le signe d'une vitalité toute conventionnelle de ceux qui s'imaginent être leur grande liberté, ils n'exhibent que les cloisons de leur prison stylistique ; le signe : un singe. Babioles encrées à la va comme je te danse, un tortillon, une courbe rapide, rabâchant la foi représentative gelée dans les grammaires de formes. Il ne s'agit pas à mon avis d'autre chose comme valeur du signe que celle que je t'évoquais pour l'autobiographie ; c'est encore le grigri de la Vérité. Identifier style et authenticité à une grammaire de formes, c'est réduire la médecine à la symptomatologie, la zoologie aux boîtes vitrées des collectionneurs de cétoines épinglées; c'est aussi ne pas faire l'épreuve de la transformation, de l'espace critique qui s'en dégage, c'est faire l'économie de son temps à venir dans son temps présent, une prévarication.
Et pourtant... Comme il serait simple d'établir une théorie des exceptions et de faire reposer sur elle les bases d'une réflexion sur une modernité de la bande dessinée dans ses oeuvres ; de Vaughn-James à Bertoyas en passant par Varlez ou le Major Fatal de Moebius, nous ne manquerions pas d'objet qui la formulent inlassablement; mais à les penser comme des accidents, dans les marges de l'impensé historique, gageons qu'invariablement nos têtus amoureux de l'art ne leurs fourniront aucune descendance, sinon aucune postérité critique...Il semblerait que rien ne puisse interrrompre cette poursuite effrénée des «signes» de la modernité des autres arts; dans cette course, la bande dessinée rate la sienne, ne rattrape une modernité morte en tant que telle pour avoir pu être chapitrée, inventoriée, disséquée dans le patrimoine, reconnue comme telle par tous... par cette dévotion copiste, veut-elle racheter l'infamie qui planerait sur son histoire propre, sur son medium même?

Il serait assez intéressant de discerner, en regard du biotope du postmodernisme, son temps ; la condition nécessaire à l'épanouissement général du postmodernisme au début années quatre-vingts fut, probablement, l'étouffement de l'école de Francfort sous les coussins moelleux d'un libéralisme installé, plein d'une légitimité lisse, rose et terminale, pour ne plus entendre les soupirs d'Auschwitz derrière les slogans du cynisme marchand. C'était, clamait-on, la victoire du bonheur contre l'histoire. Le recyclage pouvait commencer, la légèreté foisonner, le temps des névralgies modernes était achevé. Il est évident que ce biotope là suppose un entretien avec l'histoire qui n'a pas grand-chose à voir avec celui de la bande dessinée; il serait de toute façon absurde, à mon avis, de chercher dans un art dont les acteurs se sont tenus dans une distance tenace devant les problèmes philosophiques de leur temps — distance garantie par son enclos «populaire», qui n'est vécu comme une malédiction par les dessinateurs que pour être mieux réérigé dès que se pointe l'accusation d'une paresse intellectuelle généralisée — l'écho de ces enjeux artistiques et anthropologiques-là; au mieux, c'est leur digestion tardive qui sera mise en scène par l'exécration (consubstantielle pendant si longtemps à la bande dessinée) ou la fétichisation (des années «Atomium» à l'Oubapo) de l'art moderne. Où se situerait donc la spécificité de la bande dessinée dans sa condition postmoderne? Si ce temps postmoderne-là, celui au fond de la victoire libérale de la communication contre l'histoire et le langage, n'est pas le temps postmoderne de la bande dessinée dont je crois t'avoir dessiné à peu près la géographie, quel est-il? Hé bein je pense que se loge sous toute les couches du vernis dialectique postmoderne une pensée mythologique, celle d'un âge d'or. Et tout âge d'or suppose un crépuscule qui nous condamne à vivre dans ses décombres. Dans le monde de la bande dessinée se chante l'oraison de prodigieuses années 70 (qui le furent effectivement), et cette pensée crépusculaire ne se contente pas de fixer son rêve morbide d'apothéose dans les années 70, feignant d'ignorer au passage que les années 80 sont entre autres choses celles de Masse, Cathy Millet, Eberoni, Tante Lenny, Chaland, Munõs et Sampayo, Elles sont de sortie, mais elle exempte systématiquement les dessinateurs du poids de cette chute fantasmée.
Le coupable serait le marché. Que ce ne soit pas le marché qui fait les oeuvres mais les artistes est une vérité rudimentaire que la litanie crépusculaire réfute devant les exceptions, les fameuses exceptions contre lesquels on oppose un monde fantasmé dans lequel Crumb et Bodé aurait été aussi lu que le Journal de Spirou... Mais le marché n'a pas le pouvoir d'empêcher ou de favoriser l'éclosion des oeuvres, tout au plus celui d'en brider la publicité ou d'en restreindre la visibilité; les zones d'ombre momentanées ont toujours accompagné la production des oeuvres d'art sans réduire leur puissance ni étriquer le champs de leurs inventions, évidemment : ces discontinuités dans l'économie du visible quand elle plie sous l'économie marchande se voient opposer la fluidité historique de la création, commes elles se voient opposer la continuité du sujet à l'oeuvre. Tenir pour vraie la puissance du marché quand il n'a que du pouvoir, c'est accepter les échantillons utiles présentés par celui-ci comme dernier état du monde, de l'art, de la société; c'est s'enrager de la plus mauvaise rage, celle qu'instrumentalisent et encadrent ceux-là même contre le pouvoir de qui se pose toute oeuvre d'art, le pouvoir de définition. Tu l'as pourtant crû toi-même assez vraie, cette puissance, pour arrêter de dessiner pendant plus de quinze ans...
Je pourrais également t'évoquer l'étrange manège qui se joue actuellement entre les revues consacrées à l'art contemporain et des dessinateurs qui, tout à frétiller de joie d'être dragués par ceux-là mêmes qui ont méprisé la bande dessinée pendant si longtemps, ne se demandent pas assez de quel quiproquo ces tardives et pauvres transactions sont la conséquence; je préfère imaginer que de la mise en lumière de ce malentendu — qui suivra fatalement ces enthousiasmes artificiels — la critique et l'histoire de la bande dessinée par ses acteurs sortiront renforcées, débarrassées, peut-être, de leurs dernières vassalités aux fantômes de l'art.
Je n'ai pas su éviter les généralités abusives, les raccourcis, les analogies, mais j'espère que ces quelques hypothèses t'auront aidé à aérer tes cartons à dessin. Pour ma part, s'il fallait résumer tout ça, je pourrais bien rayer la totalité de ces lignes pour ne conserver que celle d'Artaud: «L'art, c'est l"aujourd'hui, encore aujourd'hui demain ».
Je t'embrasse,

L.L.d.M.

*je te renvoie aux travaux de Jean-François Savang, disponible ici sur et polartnet.free.fr à qui je dois devant mes propres pauvres idées d'avoir si souvent troqué mon vieux 50mm contre un grand angle.