L.L. De MARS
Politique de l'art 2.2

Ce texte a été écrit dans sa première version pour les éditions Les Perséides, dans le cadre d'un ouvrage publié avec Jean-Marie Goater, «Question orale», en septembre 2005; il est ici légèrement remanié et augmenté.

à J.F. Savang

 

ire que l'art est essentiellement critique revient simplement à formuler sa nature interrogative et à placer cette interrogation devant toutes les formes illusoires de la certitude et de la positivité; il s'agit bien moins d'établir une échelle du jugement ordonnant celui-ci en valeurs négatives ou positives que de faire vaciller la lumière éclairant le dernier état du monde, que de ruiner en cet état tout ce qui prétend à l'évidence.
Confondre le dernier état du monde avec son ordre, c'est se donner entièrement aux superpositions qui balisent le bavardage de la domination : la séquelle avec la règle, la notoriété avec la valeur, l'intelligible avec le compris, le pouvoir avec la puissance, le connu avec le réel, l'actuel avec le moderne. Penser que le dernier état du monde est sa fin logique et mieux encore sa fin désirable, c'est s'acclimater aux colmatages à la truelle des modélisations dominantes dont le travail inlassable consiste à repeindre la nature aux couleurs de l'idéologie.
Ce qui découle des opérations critiques striant la production des oeuvres d'art? Rendre inévident le pouvoir de définition de la dernière parole prononcée (quand le jeu dominant a depuis très longtemps ordonné les lieux d'émission de cette parole), rendre plus inévidente encore sa subsomption à ce qui est donné de sa perception (perception absurdement rendue possible par les instruments du culte voué au dernier état du monde, rebaptisés instruments de mesure par soucis de positivité), réduire l'étendue de ce pouvoir par la prolifération des discours inattendus (qui n'auront pas plus besoin de s'y reférer que de le contrer; qu'ils ne lui soient pas consubstantiels est suffisant), dérouter les typologies — violemment — raisonnables qui ajustent les activités humaines à des circuits de besoins et de services (ce sont ces cloisons qui autorisent la superposition de l'art à la culture en offrant à la second l'iconographie qui prétend dissèquer le premier); reconduire l'arrogance du pragmatisme au babil et les carrières politiques à l'enfantillage.
Henri Meschonnic s'attèle depuis des décennies à faire apparaître la fonction critique du poème devant les multiples formes de superstition linguistique qui tendent à radicaliser l'idéal de communication; les fantasmes de cette radicalisation — stabilité du sens, découpage entre fond et forme, entre pensée et action, principe de finalité pragmatique, quantification de toute chose — sont les fétiches du capitalisme. Ces fétiches sont à la pratique de l'art — et pas seulement au poème — ce que les bibelots bourgeois sont aux oeuvres : des grimaces de singes habillés condamnés à parodier ce qui à jamais leur échappera.
La souplesse, la fluidité du continu échappe aux transactions du discontinu qui est le seul territoire habitable par le capitalisme.
Le continu est le territoire de l'art, de sa pratique, de son histoire, de sa critique.
Si l'on entend que la fonction critique du poème devant le langage (celle qui fait apparaître l'inattendu) est à l'oeuvre dans toute pratique artistique devant les idéaux de maîtrise du sens, on touche déjà à un des aspects intériorisés de ce qu'est la politique de l'art ; voilà qui nous tient loin de la criminelle pensée journalistique qui en bricolant à l'infini les boîtes noires de la communication destine les artistes à une quête éperdue de récepteurs, d'antennes ajustées et de signe idéal pour un morse universel, la singularité ne s'y portant qu'en accessoire décoratif (vague manière permettant du premier coup d'oeil de savoir de quelle main est ce trait long ou ce trait court, l'essentielé tant la préservatino et la transmission du message) ; en effet, lorsqu'est posée la question d'une politisation de l'art, c'est en général simultanément à l'extériorisation du politique dans la sphère des objets conceptuels, sociaux, moraux, idéologiques que l'on suppose véhiculée par l'oeuvre ; l'interrogation ainsi énoncée suppose le militantisme avant de soupçonner une essentialité politique à la pratique elle-même...
Ceci postule une fonction instrumentale dessinant un monde de problèmes auxquels s'attèlerait, dans l'unique possibilité de le commenter, un monde de la production.
Ceci suppose que l'art, arpentant le territoire connu, aurait une destination — à laquelle on concède poliment un déploiement dans des formes singulières — celle d'un éclairage, d'un commentaire des catégories existantes de l'entendement.
Mais l'art ne répond pas à un besoin de formuler le connu : c'est en tant qu'il crée des situations (des lieux, nous dit Didi-Huberman), des conditions, des propositions inconnues, qu'il se distingue des autres activités humaines et qu'il révèle sa fonction proprement critique, sa nature violemment politique.
Devant un ensemble de conventions, ce n'est pas en tant qu'une oeuvre est susceptible d'en révéler la nature bonne ou mauvaise que se joue cette fonction critique, mais bien en tant qu'elle s'exclut des conventions et fragilise leur prétention à couvrir tout le champ de la pensée. L'art rend manifeste l'impensé.
S'évertuer à chercher dans l'oeuvre ce qu'elle soutient, s'obstiner à y ordonner le sens gelé dans des signes, traquer sa polarité politique en dehors d'elle-même, c'est la rabattre dans le champs des conventions politiques, de la propagande, de la publicité, la réduire au combat usuel et artificiel dans lequel s'opposent ces polarités politiques : leur spectacularisation par les politiciens.
Moi, artiste, je n'ai pas à me rendre intelligible à mes amis, pas plus qu'à séduire mes ennemis.
Moi, artiste, j'affirme — par le seul fait de ne me livrer qu'à l'incomputabilité — la puissance du continu, la fluidité de mon rapport au monde et le refus de penser le discours comme une transaction ou une fonction instrumentale. Le discours (entendu comme «langage où s'inscrit celui qui s'y énonce») est la vie-même moins le discours sur la vie.

es oeuvres sont des nouvelles conditions d'apparition du politique et s'inventent avec elles, et pour elles-mêmes, des champs insoupçonnés d'interprétation. Laisser s'immiscer les tentatives de lecture instrumentale d'une oeuvre — "Quel discours sert-elle?" — c'est ouvrir la porte aux exigences d'intelligibilité imposées par la plus violente des pensées instrumentales, le capitalisme, la publicité.
Le lancinant appel à la compréhension devant les oeuvres trahit une parfaite inaptitude à saisir ce qui s'y joue, c'est — dire l'advention du sujet au monde : la mémoire de l'enfance est traversée par ces grands moments d'obstruction, ces oeuvres obscures, les plus résistantes à l'explication; ce sont ces oeuvres qui offrent de la plénitude pour longtemps, cette plénitude qui conserve intact le souvenir d'avoir grandi un jour par l'inquiétude, le trouble, l'étrangeté, la question ; purgez l'art de l'inconnu nécessaire à cette advention, et c'est l'art-même qui s'émiette entre vos doigts.
Devant les exigences d'intelligibilité, de simplicité, de simplification, il ne faut jamais céder. Car ça ne sera jamais assez.
Il n'y a que du mépris dans cette demande. L'étalon de la simplicité pourra toujours être abaissé, le but étant d'atteindre l'abaissement jusqu'au silence.
Qui doit comprendre, au juste? Mon associé? Son suppléant? Mon voisin? Son fils? Le chien de son fils? Combien doivent comprendre? Nous? Eux? Tous? Vos interlocuteurs? Une assemblée? Une nation? Ce que vous pensiez se sera désintégré à un point tel que vous ne vous y reconnaitriez même plus et que que le plus petit vent de réfutation emporterait sans résistance ce fétu d'idée, fétu que de toute façon vous ne trouveriez plus le goût de défendre; si une réponse peut être donnée en deux mots, alors la question n'est pas intéressante. Toute question dont la réponse tient en deux mot est une question sans intérêt.
Voilà qui revient à formuler ceci: s'il peut exister une propagande capitaliste, il ne peut exister de pratique capitaliste de l'art. Et voilà qui revient à dire qu'une propagande de gauche voit également la fonction critique de l'art réduite à son stade machinique capitaliste. L'instrumentalisation de l'art excède les polarités au service desquelles il se range pour le réduire à l'état de machine capitaliste.
L'art ne répond pas à un besoin social contrairement à ce que tend à laisser croire sa superposition à la notion de culture: ses conditions d'apparition sociale sont l'avènement de sa parfaite nouveauté et marquent sa rupture avec les fétiches du patrimoine, de la publicité, de la communication.
Accoler le mot art à n'importe quel reflet de la marchandise simule un entretiens courtois entre les deux : c'est le dernier recours du capitalisme tel qu'il s'exprime au Palais de Tokyo où des domestiques singent une rebellion intelligible et vendable au mètre carré par des parfumeurs. Cette courtoisie est imaginaire. C'est même l'expression de toute l'imagination possible capitaliste, une imagination de garçon-boucher au Salon du tablier.
Si la crainte d'être rattrapés par la machine est trop forte, rien de plus simple à conjurer: soyons violents, sales, impénétrables, obscènes, irrécupérables, indésirables, tout simplement impensables.

L.L.de Mars Aout/Novembre 2006