à J.F. Savang
ire
que l'art est essentiellement critique revient simplement à formuler
sa nature interrogative et à placer cette interrogation devant
toutes les formes illusoires de la certitude et de la positivité;
il s'agit bien moins d'établir une échelle du jugement ordonnant
celui-ci en valeurs négatives ou positives que de faire vaciller
la lumière éclairant le dernier état du monde, que
de ruiner en cet état tout ce qui prétend à l'évidence.
Confondre le dernier état du monde avec son ordre, c'est se donner
entièrement aux superpositions qui balisent le bavardage de la
domination : la séquelle avec la règle, la notoriété
avec la valeur, l'intelligible avec le compris, le pouvoir avec la puissance,
le connu avec le réel, l'actuel avec le moderne. Penser que le
dernier état du monde est sa fin logique et mieux encore sa fin
désirable, c'est s'acclimater aux colmatages à la truelle
des modélisations dominantes dont le travail inlassable consiste
à repeindre la nature aux couleurs de l'idéologie.
Ce qui découle des opérations critiques striant la production
des oeuvres d'art? Rendre inévident le pouvoir de définition
de la dernière parole prononcée (quand le jeu dominant a
depuis très longtemps ordonné les lieux d'émission
de cette parole), rendre plus inévidente encore sa subsomption
à ce qui est donné de sa perception (perception absurdement
rendue possible par les instruments du culte voué au dernier état
du monde, rebaptisés instruments de mesure par soucis de positivité),
réduire l'étendue de ce pouvoir par la prolifération
des discours inattendus (qui n'auront pas plus besoin de s'y reférer
que de le contrer; qu'ils ne lui soient pas consubstantiels est suffisant),
dérouter les typologies — violemment — raisonnables
qui ajustent les activités humaines à des circuits de besoins
et de services (ce sont ces cloisons qui autorisent la superposition de
l'art à la culture en offrant à la second l'iconographie
qui prétend dissèquer le premier); reconduire l'arrogance
du pragmatisme au babil et les carrières politiques à l'enfantillage.
Henri Meschonnic s'attèle depuis des décennies à
faire apparaître la fonction critique du poème devant les
multiples formes de superstition linguistique qui tendent à radicaliser
l'idéal de communication; les fantasmes de cette radicalisation
— stabilité du sens, découpage entre fond et forme, entre
pensée et action, principe de finalité pragmatique, quantification
de toute chose — sont les fétiches du capitalisme. Ces fétiches
sont à la pratique de l'art — et pas seulement au poème
— ce que les bibelots bourgeois sont aux oeuvres : des grimaces de singes
habillés condamnés à parodier ce qui à jamais
leur échappera.
La souplesse, la fluidité du continu échappe aux transactions
du discontinu qui est le seul territoire habitable par le capitalisme.
Le continu est le territoire de l'art, de sa pratique, de son histoire,
de sa critique.
Si l'on entend que la fonction critique du poème devant le langage
(celle qui fait apparaître l'inattendu) est à l'oeuvre dans
toute pratique artistique devant les idéaux de maîtrise du
sens, on touche déjà à un des aspects intériorisés
de ce qu'est la politique de l'art ; voilà qui nous tient loin
de la criminelle pensée journalistique qui en bricolant à
l'infini les boîtes noires de la communication destine les artistes
à une quête éperdue de récepteurs, d'antennes
ajustées et de signe idéal pour un morse universel, la singularité
ne s'y portant qu'en accessoire décoratif (vague manière
permettant du premier coup d'oeil de savoir de quelle main est ce trait
long ou ce trait court, l'essentielé tant la préservatino
et la transmission du message) ; en effet, lorsqu'est posée la
question d'une politisation de l'art, c'est en général simultanément
à l'extériorisation du politique dans la sphère des
objets conceptuels, sociaux, moraux, idéologiques que l'on suppose
véhiculée par l'oeuvre ; l'interrogation ainsi énoncée
suppose le militantisme avant de soupçonner une essentialité
politique à la pratique elle-même...
Ceci postule une fonction instrumentale dessinant un monde de problèmes
auxquels s'attèlerait, dans l'unique possibilité de le commenter,
un monde de la production.
Ceci suppose que l'art, arpentant le territoire connu, aurait une destination
— à laquelle on concède poliment un déploiement dans
des formes singulières — celle d'un éclairage, d'un commentaire
des catégories existantes de l'entendement.
Mais l'art ne répond pas à un besoin de formuler le connu
: c'est en tant qu'il crée des situations (des lieux, nous dit
Didi-Huberman), des conditions, des propositions inconnues, qu'il se distingue
des autres activités humaines et qu'il révèle sa
fonction proprement critique, sa nature violemment politique.
Devant un ensemble de conventions, ce n'est pas en tant qu'une oeuvre
est susceptible d'en révéler la nature bonne ou mauvaise
que se joue cette fonction critique, mais bien en tant qu'elle s'exclut
des conventions et fragilise leur prétention à couvrir tout
le champ de la pensée. L'art rend manifeste l'impensé.
S'évertuer à chercher dans l'oeuvre ce qu'elle soutient,
s'obstiner à y ordonner le sens gelé dans des signes, traquer
sa polarité politique en dehors d'elle-même, c'est la rabattre
dans le champs des conventions politiques, de la propagande, de la publicité,
la réduire au combat usuel et artificiel dans lequel s'opposent
ces polarités politiques : leur spectacularisation par les politiciens.
Moi, artiste, je n'ai pas à me rendre intelligible à mes
amis, pas plus qu'à séduire mes ennemis.
Moi, artiste, j'affirme — par le seul fait de ne me livrer qu'à
l'incomputabilité — la puissance du continu, la fluidité
de mon rapport au monde et le refus de penser le discours comme une transaction
ou une fonction instrumentale. Le discours (entendu comme «langage
où s'inscrit celui qui s'y énonce») est la vie-même
moins le discours sur la vie.
es
oeuvres sont des nouvelles conditions d'apparition du politique et s'inventent
avec elles, et pour elles-mêmes, des champs insoupçonnés
d'interprétation. Laisser s'immiscer les tentatives de lecture
instrumentale d'une oeuvre — "Quel discours sert-elle?" — c'est
ouvrir la porte aux exigences d'intelligibilité imposées
par la plus violente des pensées instrumentales, le capitalisme,
la publicité.
Le lancinant appel à la compréhension devant les oeuvres
trahit une parfaite inaptitude à saisir ce qui s'y joue, c'est —
dire l'advention du sujet au monde : la mémoire de l'enfance est
traversée par ces grands moments d'obstruction, ces oeuvres obscures,
les plus résistantes à l'explication; ce sont ces oeuvres
qui offrent de la plénitude pour longtemps, cette plénitude
qui conserve intact le souvenir d'avoir grandi un jour par l'inquiétude,
le trouble, l'étrangeté, la question ; purgez l'art de l'inconnu
nécessaire à cette advention, et c'est l'art-même
qui s'émiette entre vos doigts.
Devant les exigences d'intelligibilité, de simplicité, de
simplification, il ne faut jamais céder. Car ça ne sera
jamais assez.
Il n'y a que du mépris dans cette demande. L'étalon de la
simplicité pourra toujours être abaissé, le but étant
d'atteindre l'abaissement jusqu'au silence.
Qui doit comprendre, au juste? Mon associé? Son suppléant?
Mon voisin? Son fils? Le chien de son fils? Combien doivent comprendre?
Nous? Eux? Tous? Vos interlocuteurs? Une assemblée? Une nation?
Ce que vous pensiez se sera désintégré à un
point tel que vous ne vous y reconnaitriez même plus et que que
le plus petit vent de réfutation emporterait sans résistance
ce fétu d'idée, fétu que de toute façon vous
ne trouveriez plus le goût de défendre; si une réponse
peut être donnée en deux mots, alors la question n'est pas
intéressante. Toute question dont la réponse tient en deux
mot est une question sans intérêt.
Voilà qui revient à formuler ceci: s'il peut exister une
propagande capitaliste, il ne peut exister de pratique capitaliste de
l'art. Et voilà qui revient à dire qu'une propagande de
gauche voit également la fonction critique de l'art réduite
à son stade machinique capitaliste. L'instrumentalisation de l'art
excède les polarités au service desquelles il se range pour
le réduire à l'état de machine capitaliste.
L'art ne répond pas à un besoin social contrairement à
ce que tend à laisser croire sa superposition à la notion
de culture: ses conditions d'apparition sociale sont l'avènement
de sa parfaite nouveauté et marquent sa rupture avec les fétiches
du patrimoine, de la publicité, de la communication.
Accoler le mot art à n'importe quel reflet de la marchandise simule
un entretiens courtois entre les deux : c'est le dernier recours du capitalisme
tel qu'il s'exprime au Palais de Tokyo où des domestiques singent
une rebellion intelligible et vendable au mètre carré par
des parfumeurs. Cette courtoisie est imaginaire. C'est même l'expression
de toute l'imagination possible capitaliste, une imagination de garçon-boucher
au Salon du tablier.
Si la crainte d'être rattrapés par la machine est trop forte,
rien de plus simple à conjurer: soyons violents, sales, impénétrables,
obscènes, irrécupérables, indésirables, tout
simplement impensables.
L.L.de Mars Aout/Novembre 2006
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