VII
"
Aucune œuvre n’est définitive. Chaque siècle
est obligé de les refaire pour pouvoir lire ".
Rémy
de Gourmont.
e
post-it claque sèchement déplié par le vent.
L’encre est soufflée par la détonation dans un nuage
de poudre, Gloria les deux jambes puissamment plantées au
sol se détache de cette nuée de lucioles : Gloria,
toute entière abandonnée au verbe aller, pétrifiée
par la brutale irruption du verbe aller à l’endroit où
elle se pensait être, a tiré sur ses mauvaises
fréquentations d’hier comme on traverse un rêve brutal…
un bout de sommeil éveillé, retour du métronome
à zéro, irréparablement, pour un môme
dont elle pensait menteusement n’avoir que foutre cinq minutes plus
tôt. La gueule hébétée d’un chien tout
étonné d’avoir mordu son maître adoré
pris en faute… Ma Liseuse n’a pas grand-chose de la grassouillette
beauté triste de Gena Rowlands, pourtant, derrière
l’écho de la litanie en a, il y a peut-être
ces jambes en V renversé que figea le coup de feu… Et la
pupille affolée qui s’arrête jamais, qui épuise
l’espace, peut-être bien ça, fouillant d’un livre à
l’autre la librairie par-dessus nos têtes dans un décompte
infini… Liseuse allant sans un œil pour elle-même.
C’était
agaçant : la lumière pleine du soleil blanc d’hiver
bataillait — et terrassait — celle de l’écran (la lumière
rendait le film invisible), et Lawrence m’avait demandé de
baisser le store. La lumière segmentée par les fines
meurtrières des volets mécaniques dessinait sur l’écran
de la télévision les lignes de flottaison de halos
rectangulaires, carte perforée par les trajectoires des tirs
de Gloria sur la bande filmique. 24 balles seconde. Finalement,
après l’avoir vu plusieurs fois, j’avais avoué à
Lawrence que seul ce happy end d’obédience hollywoodienne
m’avait si longtemps persuadé que Gloria était
un Cassavetes mineur. Quelques minutes emportant deux heures dans
la ruine, les gommant dans le souvenir pour les représenter.
Une fin trop petite pour un grand réalisateur… ce n’est pas
le plus hypothétique des chemins que prend un spectateur
toujours aussi prompt que moi à dresser des idoles les unes
contre les autres, plus encombrantes que l’écran, moi étirant
le fil discontinu de boucles happées d’un film à l’autre,
moi faisant l’inventaire de tous les ratages supposés aperçus
dans l’œil d’un microscope à regarder les étoiles,
flèche de Zenon imbécile qui coupe le temps qui passe
en centimètres, et mesure une distance avec sa respiration.
Par exemple, j’avais longtemps cru Sue Lyon trop petite (trop vieille
pour jouer la petite ?) pour un grand film, avant de la revoir
dans la nuit de l’iguane (pendant tout ce temps, je m’interdisais
de penser le cinéma trop petit pour un grand livre) ; c’est
donc curieusement un autre film qui me l’a redonnée dans
Lolita. Je suis l’homme du trop tard, de l’après coup.
Alors je ne vois rien, ou, en fait, jamais au moment voulu. De cette
Lolita de cinoche j’ai pour ma Liseuse l’embrouillamini des explications
foireuses que j’ai du fournir pour me l’aliénéer un
peu (il y a plus de Mason en moi que de Lyon en elle, voilà
la vérité, plus de Humbert que de Dolores Haze). J’ai
obtenu de sa part un consentement à une chose en lui laissant
croire qu’elle acquiesçait à une autre. Tiens, en
voilà un beau jeu de con, encore : en obtenant ce qu’en fait
je ne demandais pas, je risquais tout bonnement de ne jamais obtenir
ce que je demandais vraiment… Ça me faisait atrocement chier
d’avoir dû laisser Lawrence me désencombrer de mon
embarras devant cette fille, d’obtenir ce rendez-vous à ma
place : d’abord, ça allongeait l’interminable dette à
cet ami tellement agaçant, tellement parfait, jamais emmerdé
lui pour brancher une pimprenelle ; mais moi j’ai commencé
ma vie avec l’embarras, et chaque nouvelle tentative est empesée
des échecs agglutinés qui me collent à la panique,
au sol, à l’inéluctabilité, à la merde
en représentation continue. Ce salopard laisse tout ça
dans le silence, s’amuse de mon inquiétude grandissante à
l’idée de devoir payer un jour ; rien ne m’empêche,
pourtant, à chacun de mes échecs, d’en faire le spectateur,
de me livrer devant lui à chaque fois aux plus consternantes
exhibitions. Je me dis, sans doute, qu’en en faisant le spectateur
exclusif et complet de ma déchéance, il se refermera
dessus comme la bouche d’un trou noir, qu’il s’effondrera sur lui-même
et sur mon secret. Il ne se plaint jamais. Il me sourit. Il me dit
des trucs comme " Tu fais ça pour moi, mon vieux, tu
es l’éclaireur de mes propres conneries. Grâce à
toi, j’évite le pire. ", des trucs comme " Tu es
le seul héros qui ne me dégoûte pas de l’héroïsme
", il se fout de ma gueule. C’est vraiment un type bien.
Après
que Lawrence eût fini son petit tour de passe-passe qui avait
fait aboutir le post-it dans ma poche et fait gagner l’assurance
d’un rencart chez la demoiselle dont je ne sais toujours pas le
prénom (elle n’a griffonné que le nom de famille pour
que je ne me gourre pas de de sonnette), je me suis mis à
en faire des tonnes ; je voulais rendre Lawrence transparent, je
m’agitais derrière sa silhouette de verre découpé.
J’ai demandé des tas de bouquins incroyables, des éditions
que je savais pertinemment épuisées, des plaquettes
tirées chez d’obscurs fourbisseurs de poésardie à
cent exemplaires, des trucs belges gravés dans le granite
à la plume d’oie, je la faisais galoper d’un annuaire à
un autre, je faisais le lecteur, le rare, l’oiseau raffiné,
le méticuleux, le con.
"
Vous faites quoi dans la vie pour chercher des trucs pareils, vous
? "
Sale
question, mais attendue. Je voulais jouer le chercheur, le pointu,
mais je me sentais incapable de prononcer des mots de plus de deux
syllabes, j’aurais inévitablement bredouillé, avec
un néon au-dessus de la tête désignant l’imposteur.
Ce que je suis ? Bon, au point ou j’en étais de ma volonté
de briller auprès de ma Liseuse, ça m’a semblé
pas mal de répondre écrivain ; et puis c’est plutôt
vrai, enfin je n’aurais pas trop de mal à l’en convaincre.
Combien de temps ? Ça… J’écris beaucoup, enfin en
ce moment (surtout des essais, il vaut mieux ; la mélancolie
entraîne la fiction dans le poisseux plaquage des généralités
pénétrées, rien de bon qui vaille à
mon avis ; alors, surtout, dans ces moments-là, le poème,
houlà ! Surtout pas de poésie ; des essais, je m’y
tiens, j’essaye. La mélancolie comme jeu de rotules et d’articulations
pour manipuler des objets conceptuels c’est parfait, comme objet
de la manipulation c’est chez moi à la limite de l’infect
et du calcul). Mais je n’ai pas assez de vénération
pour mon écriture pour me priver de l’embarquer n’importe
où ; l’unité m’inspire des bâillements, le traçage
des éruptions, toute finalité de la terreur. Brouillon,
bavard, obscur, elliptique, vieillot, poudré, alambiqué,
ringard, sec, phraseur, illisible, académique, excité,
baroque, plat, tout ça, sans aucun doute, de temps à
autre et parfois dans le même texte. Comme écrivain
je suis le plus souvent, il faut bien le dire, virtuel (si souvent,
j’ai rêvassé mes pages au lieu de les écrire,
qu’on pourrait bien me foutre sous les yeux, sur mon dernier lit
d’hôpital, un bloc de papier vide : je serais le premier étonné
par cette nudité, persuadé que je suis d’enchaîner
les romans aussi sûrement que Balzac). Je dois manquer d’ambition,
surtout d’objectif, pas mal de méthode… Pareil pour tout
le reste, d’ailleurs. En plein chapitrage j’ai une petite partition
qui apparaît dans la marge, j’aligne les notes et je vais
chantonner dans mon dictaphone ; ou un croquis à faire ailleurs,
une photo à prendre, Dieu Sait quoi. Qui pourrait alors m’accorder
sa confiance ? On se le demande. Quel éditeur pourrait s’assurer
de pages régulières auprès d’un type toujours
prêt à planter six mois le récit en cours pour
exposer des croûtes ou faire des concerts ? Ainsi je me condamne
aux yeux de quiconque ne peut être sûr de mon métier
à n’en exercer aucun. Dans tous les milieux j’ai l’air d’un
singe habillé. Les plasticiens m’imaginent en train d’écrire,
les écrivains me disent musiciens, les musiciens me croient
graphiste. Avec ça… Si quelqu’un est prêt à
me reconnaître un peu talent quelque part, c’est surtout pour
me le rogner plus loin — surtout là où il s’imagine
exercer de l’expertise — ou pire, me soupçonner de tout faire
à peu près mal. De toute façon, c’est surtout
trop tard : s’il se décide après plusieurs examens
à me commander des illustrations, il peut être sûr
que je suis en train de composer une cantate. C’est que personne,
au fond, ne peut imaginer que mon métier est de faire tout
ça, me perdre sans repos dans cette dissémination
apparente dont je dois bien être le seul à voir la
cohérence…
Les
lignes bredouillées par le plan minuscule conduisent à
cette rue, un peu plus loin ; un cul-de-sac, j’approche, là,
tout près. Je dois prendre à gauche juste derrière
une boutique de ces merdouilles sans usage aux prix cassés
dont on se demande si elles ont eu un jour un autre prix, avant
( j’allais dire : " un vrai ". Le rhum m’abrutit complètement,
je dois attendre l’horreur, un truc comme ça… comme je l’ai
fait avec le gin, jusqu’à l’écoeurement, je peux plus
en boire une goutte aujourd’hui, rien que l’odeur… je n’apprends
rien, décidément, jamais. Je passe le plus gros de
mon temps à vérifier que j’ai bien raison d’avoir
de l’amertume, que je suis bien cette machine qui marche pas. C’est
le rhum qui m’y conduit, le rhum et toutes les autres saloperies
que je m’envoie pour broder le pire. Il y a toujours un seuil à
partir duquel le verre suivant me fera dégueuler. Je le bois.
À chaque fois. Le rhum ne conduit pas la machine à
hoqueter, à dérailler infiniment, le rhum me conduit
à m’en accommoder. En dégueulant celui-là,
à cent cinquante mètre de l’appartement supposé
de ma Liseuse, la litanie en a reprend, furtivement, quelques
secondes dans la lumière terrible du vomissement, celle qui
écrase tous les sons. Elle impose le visage de Martha, tremblante
comme une bête mouillée, qui se vide en flot saccadé
en sortant d’un manège de foire ; mais il y a aussi l’aigreur,
et les rides sur le visage de Martha, un visage comme un œillet
inconsolable. L’aigreur qui a pour moi une représention exacte,
une image évidente, c’est le pli. On peut le pister, en trouver
l’origine, je n’ai pas assez pour qu’une image s’offre à
moi sans un jeu d’échos banal, de ressemblances. Au moment
où ce qui remonte de l’estomac se cale si violemment dans
la gorge et bloque en piquant vers le nez, c’est tout ce qui est
au secret qui plisse, toutes les muqueuses qui froncent, se réduisent
en plissant à l’intérieur et tendent la peau à
l’extérieur comme la membrane d’un tambour huilé ;
rides ou plis d’une peau de lait agitée, pincements des tissus,
l’oxymore du sec et du mouillé conjoints. La Martha de Fassbinder
se dessine, je crois, dans ces invaginations agressives tout autant
que dans le corps martelé de la litanie. J’ai une amie —il
y a Lawrence, et il y a, forcément, une femme — qui a de
Martha l’infatigable rempart de la fatalité, c’est-à-dire
de l’irresponsabilité, elle le maçonne comme je maçonne
ma débine aimée. Mais Louise n’en fait pas le même
usage, elle n’a pas ce trait si viril qu’il choque comme une incongruité
quand il se révèle chez une femme, la mélancolie.
Je crois qu’elle s’imagine que les femmes existent, que c’est la
source de sa colère, que c’est ce qui la fout en rage quand
un autre adepte de ce culte imbécile, surtout un homme, l’énonce
à sa place. Elle n’entendra jamais le moindre discours général
en dehors de ceux qui flattent l’idée qu’elle se fait de
l’oppression de son sexe ; la moindre des généralités,
pourtant, serait de saluer toutes les généralités.
Louise n’en voit qu’une. La ridiculisation et l’attifement servile
de tous les mâles du monde ne l’en ferait pas démordre
: c’est sa passion, son calvaire désiré, son visage
sulpicien pour les jours d’une défaite toujours réanimée,
l’alibi pour toutes ses erreurs comme le renfort assuré du
plus petit de ses triomphes. Une femme comme elle ne réussit
rien, elle venge un bafouement dont elle caresse l’éternité.
S’accommodant de ses pires faiblesses comme la vérification
des lois déterministes où elle puise son idée
du sujet, elle se lavera d’autant plus facilement de la noirceur
qu’elle renverra toujours à un homme la responsabilité
de l’avoir produite. Immorale, elle fait de l’immoralité
le miroir réconfortant de sa singularité : "
c’est moi, je suis comme ça ! ", est la sanction de
toutes ses fautes. Alors je me dis : Moi est, en chaque femme, la
même chose que Je. Une généralité de
plus qu’il n’y aura plus à énoncer jusqu’à
celle qui la contredit, une bonne chose de faite en somme. Je me
demande ce que pense Louise du dégoût, le dégoût
qu’inspire la surprise de se voir aimer dégoûtant.
De s’aimer dégoûtant. C’est en la regardant vomir,
parce que l’ayant fait dégueuler il constate avec un œil
cannibale l’étendue de son gouvernement à venir, que
Helmut dit à Martha : " Épouse-moi " Elle
l’épousera ).
Le
tracé de la ruelle où doit s’achever ma traversée
de la ville esquisse une drôle de boucle, une virgule de chiottes,
c’est une impasse, mais dessinée comme un appendice ; évidemment,
je m’imagine pas une seconde que l’impasse soit vraiment close par
une petite place arrondie, un bac à sable ou quelque chose
de ce genre, non, j’imagine qu’elle a dessiné une bite. Inconsciemment
? Bien sûr ! Je ne suis qu’à deux doigts d’être
fou, quand même deux doigts. Je vois effectivement des signes
partout, comme un sanglier, mais je n’envisage pas d’interprétation,
et moins encore d’interpréteurs possibles. Deux doigts et
je suis gelé à la frontière entre angoisse
et occulte. " Ça te sauve des autres fous, et c’est
tout ! " Merci Lawrence, merci. Les caresses de Lawrence ont
tout de celles qu’on prodigue à un chien avant d’aller le
faire piquer.
En
sortant de la librairie il avait jeté un regard agaçant
sur ma main qui pliait et dépliait le post-it dans ma poche.
Au lieu de me répondre quand je lui ai demandé s’il
voyait à travers le tissu, il a dit ceci (Les conseils
d’uncle Lawrence – art. 1845) :
"
Voilà, comme tu t’apprêtes à faire les mêmes
conneries que d’habitude, je vais, pour pas rompre notre vie de
couple réglée comme une horloge, te donner les mêmes
conseils inutiles que d’habitude. D’accord ? J’attends pas la réponse,
de toutes façons j’ai envie de causer, et je ne résiste
pas au plaisir de t’énerver. Alors, avec cette femme, ou
toute autre femme, tout ce que tu payeras désignera ce que
tu n’auras jamais, avec exactitude ; c’est en creux que se constituera
ton accumulation. Et tu ne pourras jamais rien faire, parce que
dans ce domaine, faire, agir, c’est là le problème.
Projet=mort. Je vais être plus clair : ce qu’elle te donne
est tout ce sur quoi tu pourras compter, et si c’est trop peu à
tes yeux, hé bien change de femme, ou accommode-toi en, mais
surtout ne cherche pas à payer, par quelque moyen que ce
soit : c’est un mur que tu dresserais entre elle et toi. D’une manière
générale, ne lui demande rien… qu’il s’agisse de cul
ou de quoi que ce soit d’autre, pas de négoce, reste calé
sur cette certitude : c’est le transport qui prévaut sur
le geste accompli, sur l’attention, la parole. Le transport qui
y conduit, tu comprends mon vieux ? Rien ne peut le faire naître
sous la contrainte. Une pipe soutirée, c’est de la grammaire
qui s’ânonne, de la tendresse — surtout ça — obtenue
par les minauderies serait irrémédiablement prodiguée
avec le dégoût qu’inspire le commerce sur ce genre
de trucs. Demande rien, rien du tout, même en crise de manque.
Évidemment, tu risques de ne rien avoir du tout, de passer
tout ton temps à épier, mais même tes regards
— tu les voudras allusifs et ce sera du plomb qui coule, l’horreur,
une affiche caritative — même tes regards seront tes plus
minables ambassadeurs s’ils demandent quoi que ce soit. Mieux encore
: fais mine de souligner un trait d’exception que tu surprends chez
elle et tu ne le reverras jamais plus, tu la verras, elle, paniquer,
elle se sentira flouée d’un bien qu’elle s’ignorait jusqu’
ici posséder, et elle te fera désormais payer une
fortune pour une grimace, quand elle t’aurait laissé jouir
gratuitement d’une merveille à jamais dissoute dans la mauvaise
copie, à jamais interdite de spontanéité. Vaut
mieux que tu la fermes sur tout ce qu’elle a de meilleur et, je
te le répète, qu’elle ignore forcément, toute
occupée qu’elle est à s’encombrer des qualités
publiques qu’au fond personne n’a, ni ne désire, si tu veux
pas patauger dans du fond de cuisson et pleurnicher dans mes bottes
sur la beauté de si jeunes ruines !
Lawrence
L. 10/02/01
Amen.
Dans
quelques minutes elle me dira son prénom, et j’imagine le
souffle — son souffle — qui en portant ces deux ou trois syllabes
balaiera toutes les autres, un petit vent du désert que je
vois emporter la galaxie des noms égrenés jusqu’ici
pour baliser ma marche ; excité (c’est devant moi, la porte
est à peine à deux cents mètres) je sens monter
l’affolement de la litanie, les battements de mon cœur sont les
coups de piston d’une machinerie de l’énoncé, chaque
battement (chaque hoquet de la machine) élève à
mes oreilles le tintement d’un nom, clignotement bref et disparition,
la pellicule diaphane d’un visage, effeuillé.
Un
gadget de Pif qui m’a longtemps captivé, avant que je n’en
essaime graduellement toutes les fiches, était un sommaire
jeu de feuilles transparentes permettant de constituer des portraits-robots
; quelques paires de sourcils, deux ou trois bouches maladroites
au dessin sec, un ensemble d’éléments s’ajustant assez
mal, une fabrique de monstres judiciaires. L’épaisseur des
feuilles de plastique rajoutait à l’étrangeté
de ces chimères composites une monstruosité topologique
: chaque couche opacifiant un peu la précédente plongeait
peu à peu certains éléments du visage dans
un étrange couloir de dissémination, dans une disparition
maladive ; j’obtenais ainsi des visages qui étaient, pour
les uns, surtout un nez — flottant sur une face spectrale —, pour
les autres une mise au point si précise sur les oreilles
qu’elle renvoyait tout le reste au flou, à l’abstraction.
C’est
ainsi que me parviennent, enveloppés de leur nom, les visages
de Josepha (Miou-Miou dans des vêtements informes et mous,
qui paraît s’être lancé le défi imbécile,
afin de n’être aimée que pour elle-même et contre
l’apparat, de s’emberlificoter dans l’apparat de la contrainte,
la hideuse liberté des tissus flottants), de Cynthia (Silences
traversés des mondes et des anges, O l’Omega, rayon violet
des yeux d’Elizabeth Taylor), de Lola (Barbara Zukowa), Tristana,
ou Sandra.
Le
premier film de plastique découpe le visage dans sa hauteur
par le fin lacet des sourcils de Gilda, libère les joues,
le menton, en dessinant au-dessus des yeux de Rita Hayworth le bord
des ailes d’un papillon.
C’est
peut-être par le portrait qu’en fit Renoir — La blonde
à la rose — qu’on se souvient encore de Catherine Hessling,
peut-être mieux, aujourd’hui que nous sommes devenus si peu
nombreux à nous émerveiller du cinéma muet,
que derrière la caméra de son fils ; ce sont ses yeux,
les yeux écarquillés de Nana, qui percent sous le
premier film, elle que la projection muette fait pur visage, pure
expressivité mobile, cet étonnant sacrifice dans lequel
Renoir, offrant ainsi le plus violemment le corps de sa femme au
silence et au tressaillement, fait bander par où il bande,
hôte publique d’un étrange détournement de la
courtoisie esquimaude.
Mamma
Roma m’offre son nez puissant, l’éperon qui campe sur le
territoire maladif du grave visage d’Anna Magnani dont la peau fonce
autour des yeux comme s’assombrissent les chairs du sexe sous un
ventre blanc, peau teintée de toutes les secrétions,
superposant pour moi moiteur de con et larmes.
Je
m’éloigne doucement de mon jeu de fiches transparentes pour
embrasser la silhouette frêle, petit jouet léger lançant
ses membres creux, de Sabrina, garçonnement installé
sur une branche pour épier les danseurs, la face de fouine
souriarde d’Audrey Hepburn observant les déplacements de
la fête, observant peut-être avec les mêmes sentiments
d’altérité définitive, d’écran spectaculaire,
l’intérieur du château que le narrateur de Sarrasine
en décompose l’extérieur.
La
mort de Laura est la première chose annoncée, la première
certitude sur laquelle nous pouvons conduire notre perception du
film ; ça donne un étrange statut à ce que
nous voyons dans le flash back, à l’axe de certitudes que
compose la voix off… toute apparition de Gene Tierney est fantomatique,
son corps est un signifiant vidé, un souvenir se déplaçant
à l’écran qui nous interdit de la voir, le souvenir
d’une femme dont la présence nous a été dérobée
par l’intrigue. Dès que la voix off disparaît, jeu
d’ombre, gouffre. Nous nous sommes habitués à suivre
les déplacements d’un corps troué comme on s’acclimate
à la nuit. Et elle réapparaît, elle fait oraison,
elle enterre sa disparition. Rhabillée de vie, elle se
remplace. C’est la préparation à l’apparition
miraculeuse dans laquelle le corps de Laura a une deuxième
chance d’être, une deuxième forme dans l’angoisse du
même… La femme spectre est la femme cinéma, qui ramène
toute projection dans le flash back absolu.
Enfin,
m’échappant complètement, dans la dilution de l’hallucination,
j’observe les balancements du cul potelé de Monika, les fesses
d’Harriet Handersson secouées au rythme et aux accidents
de pierres rondes, longeant la plage, furtif resurgissement de mon
érection adolescente.
Je
pourrais bien trouver à cet assemblage hétéroclite
quelque chose comme un guide, un visage sans visage ou, plus exactement,
un visage qui — comme la bande déroulée — disparaît
vingt-quatre fois chaque seconde et n’existe plus entre deux projections
: si c’est celui de Ninotchka qui s’affirme comme le seul visage
possible de Garbo dans ce portrait de petite russe rigide gagnée
par la frivolité américaine, dès que je ferme
les yeux, il m’échappe. C’en est effrayant : une photo extraite
de chaque film, leur étalement sur une table, la mise bout
à bout de tous ces rôles, de tous ces visages, n’en
dessinent même pas un. Garbo n’a pas de visage. Elle vit dans
le méconnaissable, la pulsation. Je me demande le plus sérieusement
du monde comment son mari pouvait être certain, chaque matin,
de s’éveiller à côté de la bonne femme,
ou si n’importe quelle deuxième rencontre avec elle n’entraînait
pas la confusion " C’est avec vous que j’ai rendez-vous ? ".
C’est probablement elle, la femme cinéma, va savoir s’il
y a encore de la place pour la vérité du sujet chez
ceux pour qui la vérité est corpusculaire et ondulatoire.
La
voilà bien paumée, pour le coup, la vérité
hypothétique de ma Liseuse que je m’étais déjà
laissé bien peu de chances de rencontrer… En la gonflant
ainsi de toutes les qualités que je lui rêvais impatiemment,
que la zone d’inconnues qui l’enveloppait laissait s’engouffrer
pour l’habiller du manteau de papillons d’Ayesha, je savais grever
toutes celles que, désormais, je ne verrais jamais plus derrière
l’écran de mes projections. Que lui supposais-je lire ? Ce
que je lis. Aimer ? Powell, Wilder, Bergman, Preminger, Pasolini,
Lubitsch etc. Quelle place pour son désir, que j’ai déjà
impatiemment tordu au gré du mien avant même qu’elle
n’ait eu l’occasion de me dire mieux que bonjour ? Ça n’a
probablement pas beaucoup d’importance, l’impossible mérite
sans doute de meilleures métaphysiques pour que je n’achoppe
pas sur cette petite version, sur ce petit impossible là,
le malentendu éternel qui barbouille tous les autres pour
qu’on se donne un peu de paix.
Je
me demande si mon désir n’est pas le sale train menteur qui
ne conduit qu’aux lieux de la désaffectation, si toutes ses
destinations ne sont pas une inévitable insatisfaction, trou
à rien duquel le train d’un autre désir va m’embarquer
jusqu’à crever la tête toujours aussi vide. De quoi
ça me remplit ? De la vie même ? Bien possible, au
fond, que ma seule gratification palpable soit l’inassouvissement.
Si je place toutes mes billes, le portrait de mon appétit,
dans la vie elle-même, j’ai peu de chance de connaître
le bizarre repos de ceux qui s’y installent des mobiles. Marrant
que ça me fatigue pas — pas que ça m’épuise
pas, non (ça m’épuise) — mais que je continue à
désirer comme si aucune raison ne pouvait me refroidir un
peu la tête. Sans doute que même en désirant
quelque chose de rationnel je n’ai aucun moyen de le désirer
rationnellement. L’espoir ne me sert qu’à me rendre plus
opaque ce qui me sépare de la mort, une taie aussi indispensable
au fond que la nourriture et la flotte. Le monde dans lequel je
me déplace, faudrait pas l’oublier, est le plus curieux des
mondes : se hérissant contre la terreur des échecs
historiques qui ont entraîné l’humanité dans
les plus désastreux idéaux de domination, il a fini
par jeter ses bases sur un modèle qui hérite du plus
puissant de leurs fantasmes : la dissolution du sujet dans le groupe.
Et voilà pourquoi, moi, j’enfourche mon désir et je
fuis ses objets. Je ne veux rien avoir. Et jamais communier. Ramen.
Hé, tu m’entends la mia ? Jamais communier ! Je veux bien
t’aimer, je veux que ça, pour m’occuper un peu, pour t’occuper,
mais voilà une exigence de plus : même le verbe aimer,
il faudra que ce soit le mien ! D’ailleurs, il ne pourrait pas en
être autrement ; le malentendu continue, ma Liseuse, on va
s’atteler à l’entretenir ensemble.
L’aimer,
j’y suis prêt, probablement parce que je n’arrive pas une
seconde à faire de l’amour une activité d’exception…
l’aimer, vraiment, voilà qui reviendrait à improviser
l’éternité. Mais je suis prêt, moi, à
la boursouflure des hypothèses ridicules et des arrangements
les plus incroyables pour un happy end à ma petite migraine
amoureuse du moment, pour entendre la musique monter au moment où
j’embrasserai
Francesca
; Eva.
Francesca…
Eva ? Francesca ?
Eva.
Eva
me foutra-t-elle sa brosse en travers de la gueule si je lui dis
" voyons qu’est-ce que tu sais faire. " ? moi planté,
me demandant si je vais aller ou non au rendez-vous… J’y vais :
trente mètres, la litanie éteinte. Une autre musiquette
monte, s’y étage un instant, s’y substitue complètement.
Il y a des types qui ne connaissent pas le silence, qui marchent
toujours dans le vacarme, j’en suis. Peut-être que ceux qui
disent le connaître mentent ; allez savoir, il y a des gourous
partout ! Moi c’est la retrouvaille avec les déchiffrages
d’enfance qui vient, ceux qui occupaient les interminables voyages
en voiture, le martèlement des lectures d’enseigne, lectures
enfantines de la gloutonnerie sans limite, toutes les plaques support
de la chanson de l’insignifiance, panneaux de signalisation : dans
cet exorcisme, ce monde que je me destinais, je l’avalais en le
lisant, en lisant cette étrange version qu’en donnait la
langue d’adulte, je me gonflais du pouvoir immense d’avoir déjà
possédé plus de la moitié de ce que j’énonçais
au fil de la route si j’avais réussi à redessiner
le territoire déjà quadrillé par cette langue
faite d’injonctions brèves, dont l’apothéose était
sans aucun doute " sens interdit ", et des noms propres
qui claironnaient aux plaques des notaires, vitrines de charcutier
; c’est ainsi que se tissait ma géographie dans un étrange
sentiment de conquête et d’impossible reconstitution d’un
paysage dont aucun élément ne semblait avoir échappé
à la nomination, partagé entre le bonheur adamique
de me grandir de chaque mot ânonné et la certitude
d’avoir été toujours précédé,
de glisser mes pas dans l’abîme de la continuité. Plus
tard, je saurai que ce paysage lexical était le seul vrai
paysage dans lequel je pourrai me promener, que parler me conduisait
simultanément à me rendre le monde habitable et m’interdire
à jamais de pénétrer sa substance ; la manoeuvre
possible est le poème, c’est-à-dire l’éloignement
le plus violent de la nature, cette dangereuse chimère de
vérité qui fait avoir honte de sa langue plus encore
que de sa nudité. Le poème m’ouvrit assez vite à
la plus grande des reconnaissances envers la seule prison dont les
parois soient aimables, désirables, et gage de liberté.
À chaque mot perdu, à chaque fois que progresse le
pouvoir de ce lit de Procuste terrifiant qu’est la simplification,
la communication, nous laissons un trou terrible dans notre espace,
nous perdons une bataille contre cette mort déguisée
en vie qu’est le réel, nous nous laissons hypnotiquement
rejoindre par la nature, c’est-à-dire la mort. Je sens en
marchant, à l’intérieur de mes chaussure, un des accidents
de cette membrane inconnaissable qu’est la peau, dans un de ces
courts instants où l’on se donne tout entier au verbe être,
je me sens me mouvoir comme on parle… chaque frottement de ma peau
contre tout le reste, contre l’extériorité absolue,
est comme le doux murmure de ma langue au travail ; perdre un mot
à ce moment précis serait ouvrir d’un coup un de mes
pores comme un anus, voir trembler la membrane autour d’une béance
froncée de laquelle la vie même, en perdant sa voix,
se perdrait.
Loiseau,
c’est son nom, griffonné sur l’étiquette de la sonnette
comme sur le post-it, pareil. Je sonne ; aucune réponse.
C’est la fin. Elle n’est pas là. Il n’y a jamais eu de rendez-vous.
Que pour moi, j’avais rendez-vous avec moi, comme tous les jours.
Ce n’est pas le monde qui bascule, c’est une image qui s’y superpose
comme le dernier film du portrait robot. La chute de l’échelle.
En tombant elle épouse exactement la perspective de l’impasse,
renversée comme une putain qui attend le suivant sur un lit,
les échelons au cours de ses jambes ouvertes rythment les
deux façades de la rue, son sommet se ferme sur l’extrémité
du cul-de-sac. Loiseau est passé à ma gauche. L’enlargissement
de la base de l’échelle force le rétrécissement
d’une perspective de théâtre ; je n’ai rien vu, je
ne saisis qu’après-coup combien tous les éléments
de ma traversée se combinent dans une précision gelée,
je n’aperçois qu’après-coup le funeste présage
de l’échelle renversée que traçait l’impasse,
cette ville, toutes les échelles passées et à
venir qui organisent mon paysage, qui tracent le contour de la vie
de l’homme que je suis, celui de l’après-coup.
|