Oolong
La tombe - I -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la première partie, présentée aux lecteurs le lundi 9 février.

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Le bombardement
Le bombardement (est ce qui) arrive.

Le bombardement modifie le monde là où il se produit, le monde ne reste pas le même après. Nous non plus.

Le bombardement laisse des traces identifiables à la fois dans les rues et dans nos vies.

Le bombardement est un phénomène périodique, il se produit à des intervalles variables, mais ne cesse pas de se produire encore et encore. Seul celui qui vit ici depuis assez longtemps a la connaissance de cette périodicité. Celui qui déclare assister à son premier bombardement est donc soit un étranger, soit un fou.

De tels fous ne manquent pas. Ces fous sont une des modifications apportées par le bombardement. La mort est une autre de ces modifications.

La mort se manifeste dans les morts.

Après le bombardement, nous comptons les morts, et nous apprenons le décès de certains seulement bien plus tard. Car il n'existe pas de recension officielle des morts parmi nous, une telle recension est interdite. Ainsi, si je dis que nous comptons nos morts, cela ne signifie pas que nous en opérions un dénombrement précis, mais seulement que des morts se produisent, et que ces morts sont un fait que les survivants doivent prendre en compte.

(Ceux qui croient en la vie éternelle se posent aussi d'autres questions devant ces morts)

Cependant, comme le bombardement est un phénomène périodique, les moyens de s'en protéger ne manquent pas, nous les avons appris avec le temps. Ces moyens de se protéger nous garantissent à peu près contre la mort. Ils sont sans effet sur la folie (la folie est une conséquence plus certaine du bombardement que la mort).

Nous savons comment nous protéger du bombardement, mais nous ne savons pas (toujours) pourquoi.

Le bombardement est voulu par l'État. Le bombardement est une opération de l'État. C'est donc l'État qui décide du déclenchement du bombardement à des intervalles variables. Il n'existe pas d'échappatoire. Comme fait le bombardement ne peut être ni anticipé, ni remis en cause, ni critiqué. Tout comportement du type de ceux précités entraîne l'exil, qui signifie la mort.

Il arrive que certains ne cherchent pas à se protéger du bombardement lorsqu'il arrive. Ceux là se tiennent alors dans les rues. Ils attendent. Il arrive que leur attente soit récompensée. Cette façon de faire, lorsqu'elle réussit, nous la nommons mort volontaire. Seul ce terme est accepté par l'État.

Deux, j'en descends deux


Deux, j'en descends deux, je les descends souvent comme ça, deux par deux, les marches, je bondis, je dévale, je brûle mes forces, j'éprouve ma résistance et ma condition physique (déplorables, l'une comme l'autre) dans cet exercice, voilà ma seule façon de danser, de marche en marche, acrobate le matin, rarement plus tard la journée, je danse dans la lumière, verte du haut en bas, la lumière vient du haut, de la verrière-soupirail qui digère la lumière. Elle ne la transmet pas, ne la laisse pas simplement passer, elle la transpire, elle en sue un à un chaque rayon. La lumière coule de là-haut et me tombe dessus, elle pèse sur mes vêtements, les salit et les alourdit au passage, se prend dans mes bras puis dans toutes les poussières possibles, me faisant trébucher, avant de finir de tomber, trois étages plus bas, au moins, plus bonne à rien,

je n'avance pas vite, malgré les bonds à la descente, deux par deux, mes jambes s'agitent très loin de moi ce me semble, orphelines là-bas sur les marches, je n'avance pas vite mais j'avance et il règne tout en dessous, perdue sous les autres odeurs, un relent de vieille cire salie, la cire qui couvre les marches, arrachée par les talons des habitants qui laissent derrière eux des runes jusque dans le vieux bois, dessins en creux dans la matière usée mi-dure, du doigt je les touche parfois, je sens des éclats de cire figée, je devine les longues épines fibreuses emportées pour en faire je ne sais quoi, des couteaux ? à la place desquelles la cire s'est solidifiée en plein, les angles des marches ne sont plus droits depuis un moment, usés de tout leur long, lames frottées de pas, recouvertes ensuite de cire, et comme ça combien de fois ? traîtres glissants, banc de poissons abandonnés pour toujours là, invisibles,

avant d'en descendre deux, j'en avais monté quatre, des marches, dans un gros effort, mais là, je continue posément, une par une, lever/poser/appuyer, trois temps précis, ne pas contrarier le mouvement, surtout au moment de lever, le plus dangereux, l'équilibre prend place entre, respecter le rythme, c'est mon habitude à la montée, rarement plus d'une à la fois, et encore avec hésitation, tâter le terrain du pied avant de porter tout le poids du corps, prévenir la modification toujours possible des propriétés physiques de l'escalier, son devenir mou, il n'y a pas un bruit, pas un bruit c'est sombre malgré la lumière, elle n'éclaire rien, fond de bassin, lorsqu'elle a fini de goutter jusqu'en bas elle s'opacifie, je nage dedans, gluante,

je me vois bien, je me représente, en train de me mouvoir entre les jambes de l'immeuble obèse, bras grand écartés, envergure maximum atteinte pour améliorer mon équilibre, si je pouvais me laisser pousser les bras, je le ferais, je n'ai pas la tête qui tourne, elle se tient droite, ma tête pour une fois, de ce côté-là, ça va plutôt bien, je descends encore une marche, obstacle branlant, prêt à disparaître, insistant encore je le surveille, et je trébuche très bas ce coup-ci, ce n'est pas la première fois ce matin, le bout de mes doigts cherche le mur, le touche, glissade rose, pas même un point d'appui véritable, je recherche le minimum de friction pour me tenir debout, me retenir à la surface plane et verticale, je sais que c'est possible, le bout de mes doigts chauffe en râpant la pellicule grasse à la surface du mur, faudra que je m'essuie les mains, presque aussi glissant que pour les pieds, on devrait mettre des pitons, tiges d'acier brossé en saillie, appeaux pour la chute de lumière, abeilles, se harnacher avant, avec une corde, surtout moi,

penché à moitié pour rattraper le désordre entre bras et jambes, orientation incertaine de mes grands et petits axes, je mime l'attitude du mannequin, mais poids à répartir, le mannequin reste stable sur son cul lesté, pas moi, pression changeante du sol sous mes semelles, posture contraire aux lois de la pesanteur, un instant comme si j'étais dans l'espace, je flotte, si maladroit pourtant, problème d'équilibre : des échasses, au bout de chaque doigt, de chaque orteil, extrémités oursins, je devrais me planter, avancer comme un chat, sur les griffes, mais non, je ne pique pas (me laisser pousser les ongles, et les tailler pointu, j'ai déjà essayé, je me fais mal, je n'accroche pas mieux), les doigts glissent, le mur se refuse au grain et à la prise, banquise, blocs sans accrocs, sauf un trou soudain près du majeur de ma main droite, je le connais bien, je le cherchais, ce trou-là, je mets mon doigts dedans, profond le trou, réel appui, enfin, sortir de là, passe difficile, me relever, multiples inconnues, équation de mon équilibre, trop de variables, pas le temps de la résoudre, un coup de rein, c'est tout, à la grosse, attention, ne pas me marcher dessus moi-même, me piétiner, presque la cheville tordue qui fait mal, ouf,

je ne suis jamais assuré de l'existence de mes pieds, j'exprime ceci "mes pieds n'existent pas, ils n'ont jamais existé, je ne sais pas ce qu'est un pied", le matin, au réveil j'éprouve un temps de doute, assez long à ce sujet, des minutes passent à la montre, je les compte, encore au fond du lit, tant que je ne suis pas levé, ça peut aller pour l'équilibre, mais le monde manque de précision, ça peut paraître bizarre, mes pieds je me demande à ce moment-là, larges pièces de corne et d'os, ils se dérobent à la perception, je les vois bien, mais ça ne m'en dit pas plus, devant moi et sous moi, ne m'appartiennent qu'à moitié, pareil mes mains et les doigts au bout, en dessous du poignet réside une question, un outil sans mode d'emploi, au sortir de la boîte ouverte, posée sur le sol, notice arrachée, à explorer à chaque fois, comment ça marche ? pas moyen de me persuader qu'elles sont bien à moi, mes mains, mes pieds non plus, les mêmes qu'hier, pourtant, mais loin, satellisés, c'est pour ça que descendre l'escalier n'est pas simple, je n'y suis pas encore fait, l'après-midi ça va mieux, mais le matin j'y passe pas mal de temps, avec mes mains mes pieds qui cherchent à se mettre en place, ou alors moi qui les cherche, des désaccords soudains entre nous, là, tout au bout des membres, tout de suite ça prend une, deux heures, pas souvent plus, ça dépend de la force du doute, de la vitesse des habitudes à revenir, jamais pressées, détours, je négocie,

de là où je suis entre deux marches je vois bien la peinture, qui s'en va sur le mur et en dessous, l'enduit qui s'en va et en dessous, entouré de craquelures d'enduit et de peinture qui forment des rayons autour du trou, les briques, même un morceau de bois de la charpente tout à droite, solitaire vertical, juste avant l'endroit où l'enduit a tenu bon, par fragments, le fond d'un oeil rouge qui fixe stupidement l'escalier, et les habitants qui montent et qui descendent devant lui, une sentinelle pétrifiée, je ne sais pas, laisse rien passer, voit tout, moi un peu plus souvent que les autres, je passe plus de temps dans l'escalier qu'eux, le trou et les éclats organisés autour c'est toute une histoire déposée sur le mur, rien que pour moi, je vois tout moi aussi, plus que le trou, ça me distrait durant le voyage jusqu'en bas, je fais pas mal de bruit aussi, mais l'escalier se tait,

je remonte ma cheville tordue qui me fait mal, j'ai l'habitude alors je fais lentement pour la remettre en place, calage au millimètre, l'équilibre je le tiens, je suis installé sur ma marche à présent, la douleur dure un peu plus mais ce n'est pas grave, je n'ai jamais été foutu de monter et descendre les marches correctement depuis que je suis tout petit, il paraît que c'est ma nourrice qui m'a balancé dans les escaliers un jour de colère, pas même contre moi, et qu'après je n'ai plus jamais monté les marches correctement, je monte et puis je descends, je refais vingt fois la même marche dans les deux sens avant de me décider à aller vraiment dans un sens, je perds l'équilibre tellement vite que j'oscille, je fais le pendule dans les escaliers, sur toute la hauteur, selon les jours, depuis tout petit, même que ça énervait tout le monde, la famille, les amis, les inconnus, pourtant je le sais, rien à voir avec la nourrice, élément populaire anecdotique, couleur locale et lutte des classes, posée là pour ne pas se poser les vraies questions, la nourrice devant les vrais problèmes, une impasse pour ne pas dire le doute des pieds, des mains, pas si facile, rejeter la faute sur la nourrice, rien du tout, auxiliaire du destin, tout au plus, un cran en dessous des tragédies grecques, mais pas loin,

alors je trébuche comme tout de suite j'ai fait, je trébuche dans la lumière pire que l'ombre, mais ça va bien, ça fait mal aux chevilles et des fois je tombe vraiment, mais là ça va bien, j'ai presque le nez sur le trou dans la peinture et dans l'enduit, si je bouge trop en avant, je vais me mettre de la poussière de brique rouge sur le nez, ça fait pas un pli, faut que je remonte ma jambe où est accrochée la cheville qui me fait mal et que je me remette droit mais sans me pencher vers l'avant sinon mon nez ira frotter contre la brique et il sera couvert de poussière rouge, mais en fait ce n'est pas grave si ça arrive, j'ai encore tout le temps, pas si longtemps que je suis parti, et puis comme ça je peux réfléchir à l'aise,

on a vraiment du mal à croire que cette lumière-là, dans l'escalier, elle ait pu naître en hauteur, on ne parvient pas à la penser en altitude, de même qu'on ne parvient pas à la penser droite mais uniquement en rebonds et en écorchures, et qu'il faille ensuite la remonter péniblement, à dos d'âne peut-être, pour lui permettre de redescendre encore, pas si vite, avec moi

je me redresse, me tiens droit sur mes pieds posés, ancrés, un peu raide, dans la lumière qui ne parvient pas à dessiner d'ombre, rien du tout, lumière en pattes de crabes, avance jamais dans la direction où on l'attend, je souffle, je fais une pause, je n'ai pas trop mis de poussière sur les pans de mon manteau, ni d'autres saletés, sous mes chaussures sans doute, mais je ne vais pas faire des contorsions en parapluie pour aller voir sous mes pieds, pas à dire, cet escalier est horriblement sale, pas beaucoup plus que les autres escaliers de la ville en fait, plutôt dans la moyenne, voire riant par endroits, vers le bas du deuxième étage, en particulier où les couches de peinture écaillées ont fini par faire une fresque, assez abstraite sur une portion du mur, faut se pencher pour bien voir, presque au sol, ramper avec la lumière à fleur de marche, sans tricher avec la poussière, escalier dans la moyenne mais pas dénué de charme, c'est exactement ce que ça veut dire ici, qu'il est horriblement sale, dégueulasse, répugnant, immonde, les gens ne font d'ailleurs qu'y passer,

on n'a jamais vu dans cette ville d'escalier autrement qu'horriblement sale, ce n'est pas une loi, rien ne prouve qu'on ne puisse trouver un jour un escalier propre, ou même plusieurs, dans la ville, pour ma part je n'ai jamais cherché méthodiquement, exploration citadine, expédition étalée sur trois mois, phases de ravitaillement et porteurs, bivouacs savamment calculés avant le départ et nerfs d'acier pour gérer les imprévus, mais j'ai juste constaté partout où j'allais la présence uniforme de la saleté dans les escaliers, et cette intuition de mes jeunes années nourrie par l'expérience est devenue comme une règle, même si nous savons tous que ce n'en est pas une à franchement parler, et que mon jugement sur la question de la saleté des escaliers d'ici provient seulement de l'accumulation d'une très grande quantité de saletés séparées au départ, vivant chacune une existence de poussières et de saletés indépendantes, autonomes, territoires de graisse et de cendres, ne cédant à de brefs échanges qu'à l'occasion de certains courants d'air capables de brasser les niches écologiques de crasse, poussières ivres de liberté mais qui représentées ainsi, les unes par dessus les autres dans la mémoire ou la conscience de celui qui, comme moi, parcourt un minimum les escaliers de la ville, en lâchant la bride à sa sagacité, finissent bien par avoir exactement l'apparence d'une règle ou même d'une loi de la poussière et de la crasse dans les escaliers, comme si tout allait forcément dans le même sens,

si il y a comme une loi pour les escaliers sales c'est que celui qui n'a jamais quitté la ville et ne connaît que ses cages d'escalier peut s'imaginer que les escaliers sont normalement sales, qu'il n'en est jamais autrement, étant donné qu'il n'aura probablement jamais vu un seul escalier propre dans sa vie, eut-il même parcouru tous les immeubles de la ville et monté tous les escaliers les uns après les autres, ils sont tous sales, celui-ci a de la peinture jaunâtre et qui s'écaille avec des traînées bariolées dans les tons bruns-gris mal décidés à tous les étages et à toutes les hauteurs, il manque des morceaux de rampe aussi, et les barres de fer qui tiennent la rampe dans le ventre de l'escalier sont toutes tordues et vaguement rouillées de haut en bas, pas une rouille franche et rouge, mais une de ces rouilles incertaines qui colle aux doigts lorsque je touche trop fort,

moi qui suis déjà allé à l'étranger, et dans d'autres villes, je sais aussi qu'il existe des escaliers propres ailleurs, pas si loin que ça en fait, il suffit de s'éloigner de quelques kilomètres, et je sais donc que ce n'est pas une loi, mais je ne parviens pas toujours à l'expliquer aux gens et certains ne me croient pas lorsque je leur dis qu'il existe ailleurs des escaliers propres et qu'escalier et escalier sale ce n'est pas la même chose, mais comme ils ne l'ont jamais vu eux-même et que souvent on le leur a jamais dit non plus, je ne leur en veux pas, sauf ceux qui me traitent de menteur, mais j'ai l'habitude, alors je ne leur en veux pas beaucoup non plus à ceux-là

seulement, le mien, d'escalier, je sais encore mieux à quel point il est horriblement sale, j'y passe du temps, compagnonnage forcé, la rampe me tient le bras, du fait de mes difficultés avec les marches, que je les monte et les redescends plusieurs fois, bornes indicatrices dans ma vision globale de l'ensemble plus vaste nommé escalier, avec une canne à la main certains jours, m'y appuyant au risque de la voir céder elle aussi, patiner dans la graisse, malgré son bout ferré, j'y vais de mes dessins dans les sols, les murs aussi des fois, sans trop parvenir à sortir ou à rentrer chez moi,

au lieu de ça, de sortir ou de rentrer d'un coup, je suis dans l'escalier, titubant d'une marche l'autre, en trébuchant pas mal aussi, avec une chance équiprobable de me retrouver dehors sur le trottoir (en espérant qu'il ne se soit pas mis à pleuvoir durant le temps de ma descente dans la lumière qui colle et de ne pas m'être mis trop de saletés sur les habits et sur le nez et les cheveux) ou de rentrer chez moi si vraiment ça ne veut pas descendre comme ça arrive certains jours, il faut savoir s'avouer vaincu, vivre avec l'incertitude de ses pieds comme avec les escaliers, désertion temporaire du champ de bataille, âme gorgée de dépit et de honte, larmes aux yeux, impuissance comme les tout petits, mais toujours la possibilité de recommencer le lendemain, dans ces cas-là je disparais de l'escalier, lui aussi,

j'ai de la chance j'habite au dernier étage, au-dessus de moi, personne, rien que la verrière poncée d'algues, son existence opaque à la verticale de ma porte ou presque, l'escalier s'arrête sur mon palier, je n'ai donc jamais à faire face à la situation où non content de ne pas parvenir à sortir de l'immeuble, coincé dans cette cheminée à gens mais sans personne, en plus je me retrouverais dans les étages supérieurs, de telle façon que je risque de ne pas pouvoir rentrer chez moi et de perdre encore des heures pour redescendre, ou alors qu'en rentrant chez moi le soir je dépasse mon palier, emporté par l'élan, je ne parvienne pas à faire l'arrêt au bon niveau, faute de préparation suffisante et de concentration sur l'objectif, ça m'est déjà arrivé dans une autre maison de passer une partie de la nuit couché, assis couché plutôt, épuisé, pour faire un court somme de récupération avant de reprendre mes efforts, poches trop petites et teint terreux, sur les marches parce que je n'arrivais pas à redescendre après avoir passé mon palier, même plusieurs nuits des fois, ça m'est arrivé aussi, sauf s'il y a une rampe d'escalier praticable, auquel cas je fais le fardeau dessus et je me laisse tomber sur mes fesses qui glissent en essayant à peu près de freiner correctement pour me retrouver devant chez moi, mais là, dans cet immeuble dont j'habite le dernier étage, la rampe est semée de petits trucs en métal pointu décoratifs et astiqués, trop pointus pour me laisser glisser même en arrachant mon pantalon sur eux, c'est le malheur de la décoration d'ici, c'est pas beau, et en plus je ne peux pas glisser dessus, ce qui permet tout de même de gagner du temps dans les descentes,

je peine pas mal, j'en redescends encore une de marche, mais cette fois, je me retrouve sur le cul assis, les fesses dans la poussière et la crasse qui niche entre les marches forcément depuis longtemps, de la vieille crasse encore plus sale, je fais une nouvelle pause, je ne cesse pas de faire des pauses, je risque de perdre le rythme, je suis content parce que la marche n'est pas mouillée, des fois lorsqu'il pleut, assez souvent en fait, il arrive que les gens qui montent et descendent ramènent de la pluie sur les escaliers, du mouillé, ça se voit bien, le bois devient plus sombre là où c'est mouillé; et ça se sent aussi comme les marches deviennent plus glissantes, comme de la mousse humide et grasse dessus, et ça se sent surtout lorsque comme maintenant je tombe et que je m'assieds, l'eau mouille mon pantalon et mes sous-vêtements et mes fesses, ensuite si je parviens à sortir, j'ai un rond d'humidité grand sur les fesses de mon pantalon et de mon manteau pour le reste de la journée, mais aujourd'hui je dirais qu'il ne pleut pas, et c'est pas plus mal, si ça dure plusieurs jours le bois commence à moisir en surface à cause de toute la crasse et l'odeur n'est pas trop agréable, mais ça ne me gêne pas, ça fait un moment depuis ce matin que je suis dans l'escalier, en progressant vers la sortie mais vraiment pas vite, je descends tellement peu que c'en est insensible, je crois que j'ai déjà vu tous les voisins au moins deux fois entre le cinquième et le troisième, là je suis vers le troisième, assis sur les marches, sur le bois, la marche au-dessus de celle sur laquelle je suis assis me rentre dans les reins, alors je suis presque bien, ça me fait un support

or j'avais du mal depuis longtemps avec les escaliers mais sans doute que ce n'était pas tout et pas la seule source de la difficulté particulière qui était l'apanage de ce jour-là, même s'il existait d'autres jours comme ça, et j'en remontais un, puis, profitant d'avoir franchement trébuché ce coup-ci sur ma chaussure usée, j'en descendis une volée, d'un coup au moins cinq, avec en plus deux grands pas, mais toujours dans le sens descendant, ce qui me permit de me retrouver sous le palier du troisième étage et en bonne voie d'avoir franchi la moitié de l'effort total nécessaire à gagner d'abord le hall d'entrée, minuscule et encore beaucoup plus sale que le reste, et dans lequel je détestais tomber à cause de la force des odeurs qui faisaient les gens se retourner sur moi ensuite dans la rue si j'y restais trop longtemps pour une petite sieste avant de gagner la rue, l'odeur s'accrochant tout de suite dans mon manteau, et après le hall la rue qui me permettrait ensuite de gagner ma véritable destination située bien au-delà du seuil de l'immeuble, et je refis deux marches vers le haut en m'emmêlant les pieds, et me rattrapant à une chemise de nuit qui pendait là pour sécher j'en déchirais un grand morceau dans ma demi-chute, morceau dans lequel je me mouchais avant de le mettre dans une des poches de mon manteau, le nez vide facilite la descente

j'avais du mal pas seulement à cause de mes pieds et de ma marche vraiment pas faits pour monter et descendre les escaliers, mais aussi à cause de toute l'histoire avec mon ami O