Oolong
La tombe - III -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la troisième partie, présentée aux lecteurs le lundi 22 février.

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Doucement en partant de dessus le lit (réveil)

Doucement en partant de dessus le lit, échoué jusque-là sur les draps, exercices respiratoires, poids des poumons, lever la tête, avant même d'ouvrir les yeux, c'est mon usage, je tends le cou, il forme passerelle entre ma vue, pas pressée de s'activer pour sa part, et ma volonté, bien peu de choses à vrai dire, ma volonté de me réveiller, ce n'est que le matin, qu'y faire pourtant ? Je peux dire non, de mes doigts et jambes m'accrocher à ce que la journée ne vienne pas, ne se matérialise jamais, qu'elle me laisse tranquille, échec à sa toile, petit lit douillet en dessous des décombres, très en dessous, je peux faire cela, nier le jour qui vient, mais jamais je ne suis parvenu à faire que le jour passé n'ait pas existé, ça non, quels qu'aient été mes - nombreux - efforts dans ce but, le jour passé a une solidité, âme toute sèche, qui désespère de le jamais supprimer. Même à dormir, pas un jour vécu que je n'ai vécu, c'est-à-dire que bel est bien, il s'est incrusté en moi, agrippé dans l'histoire, et la mienne, je n'avais rien demandé, pourtant, dans l'histoire même la plus minusculement merdique, du jour d'avant rien à dire, plus qu'à faire un sort à l'après, et j'ouvre les yeux.

Ce n'était qu'un matin et il pleuvait mais dans ce matin-là je me décidais à bien apprécier la compagnie des oiseaux, et celle aussi, plus matérielle, des fenêtres. Les oiseaux pourquoi y croire, des oiseaux sous la pluie, eh oui, pourtant c'était un fait, et je discernais précisément leurs plumages miteux de piafs citadins, mais pas tellement plus que le mien, à tout prendre, m'eût-on posé la question, j'aurais pour ma part choisi avant tout des ailes, le choix ne m'a pas été donné. Je reste donc sur terre, à essayer de me combler d'émotions en levant la tête lentement, et pas à dire, bien conduit, j'attrape le vertige, comme une solide promesse de nausée, de quoi me rendre le monde plus proche, vérifier que je n'en ai pas oublié la texture. Et certains, tous à vrai dire, qui tournaient autour de mon lit, mais de l'autre côté du mur, sans doute à se rabattre sur les maigres provisions pourries que j'avais laissées pendre dans un sac accroché sur la gouttière. Il n'en resterait rien. Les fenêtres, je les aime aussi, mais c'est autrement fait. Elles m'ont tant manqué. J'habitais longtemps une soupente très haut perchée et immanquablement dépourvue de fenêtres, qu'un bombardement avait emportées, et qu'on ne jugea pas bon de remplacer (le propriétaire, lui aussi, était mort, emporté comme ses fenêtres, étrange le monde).

Au-dessus du lit le plafond est bleu.

Bleu désigne la couleur du plafond au-dessus du lit.

Si un jour je ne me rappelle plus de ce qu'est la couleur bleue, que verrai-je en lieu et place de ce plafond ?

Est-ce que je ne verrai rien ? Est-ce qu'il n'y aura plus de plafond ? Si je deviens aveugle, comment reconnaître le plafond ?

Est-ce que bleu existe ? Que se passerait-il si bleu disparaissait, une telle chose est-elle possible ?

(à moins que je ne paye quelqu'un qui viendrait chaque matin dans ma chambre, pointerait du doigt le plafond au-dessus de mon lit et dirait ceci est bleu (mais que se passe-t-il si en plus j'oublie ce qu'est un plafond))

Alors pour me convaincre des choses, mais inopinément, et d'abord de moi-même, je suis parvenu à mettre au point un exercice que je nomme déterminant et qui consiste en la répétition de la phrase "moi Egon je suis Egon", jusqu'à la disparition absolue du doute sur l'être que je suis, ce qui à vrai dire, peut parfois prendre quelques heures, mais je ne compte pas mon temps dans ce genre de situation, puisque c'est, ne l'oublions pas, la cohérence du monde autour de moi, et celle de moi autour de moi, qui sont en cause, ce qui m'incite à faire un peu attention, un peu plus que d'habitude.