Oolong
La tombe - VII -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la septième partie, présentée aux lecteurs le lundi 22 mars.

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On m'a demandé tellement de fois...

On m'a demandé, on a ensuite tellement de fois essayé de me faire dire cette chose que je ne savais pas. Ni au sujet de mon ami O je ne la savais, ni au sujet de Juliette non plus. Je ne la savais pour personne, cette chose. Je ne la savais pas pour moi, pas plus. Pas même pour moi. Et ce qu'il en était, et le reste.

C'était devenu, du reste, une sorte de sport, de me questionner à ce sujet, c'était devenu un jeu, on m'assaillait dans la rue à cette seule fin, des gens que je n'avais presque jamais vu, ou d'autres avec qui je m'étais fâché longtemps avant, se présentaient sur le pas de ma porte, une fois même, une fois, l'un s'en vint frapper à la porte du cabinet où je venais de me retirer, et où je cherchais la concentration, le pantalon en bas des jambes, stupéfait de l'association des couleurs employées pour décorer cet endroit (un bleu cobalt très lumineux y cohabitait avec un jaune sale, et cette apposition renforçait l'aspect pisseux du second d'une façon prodigieuse), pour me questionner au sujet de la mort volontaire de O et de la disparition de Juliette, pour me demander quelle était la cause première et l'origine de ces faits. Jamais d'autres questions, mais toujours uniquement celle-là, celle qui portait sur la seule origine causale des événements, comme si dans cette question se cachait quelque chose d'autre, comme si cette question menait à ce qu'il aurait fallu dire au bout du compte, en fin de tout, pour clore l'affaire, et laisser ainsi définitivement O à sa mort et Juliette à sa disparition, comme si je possédais la formule magique de l'origine capable de tout expliquer.

Ils voulaient savoir, de la façon la plus précise possible, comment tout avait commencé, quel était le début des choses, l'origine des causes qui avaient conduit à la mort volontaire de O et à la disparition, à l'évaporation de Juliette, évaporée. Et quoi que je réponde, et pourtant, je répondais rarement, ou seulement abusivement, il leur fallait me demander "et avant, et avant ça, qu'est-ce qu'il s'est passé ? ".

Mais qu'est-ce donc qui leur faisait croire qu'une question cache une autre question ? Et qu'est-ce qui leur faisait croire à une réponse à une question toujours antérieure ? ou alors encore pas du tout et totalement autre chose ? à un début ? Mais si je le dis autant que cela m'est possible et donné, donc pas très loin, les choses n'eurent véritablement pas de début.

Et ce qu'ils voulaient savoir dans cette question d'une cause ultime, c'est-à-dire d'une cause première, me faisait penser aux enfants, aux quelques enfants que j'ai fréquentés, et qui veulent toujours remonter, remonter plus loin dans les causes, jusqu'à trouver la cause, ou rien du tout, et qui demandent "qu'est-ce qu'il y avait avant" sans cesse, et à chaque fois qu'on leur fournit péniblement une réponse, jusqu'à ce que la notion même d'avant devienne inconcevable. Jusqu'à une origine de l'origine de l'origine et encore comme ça pendant très longtemps vers une origine qui file, qui se dérobe. C'était pénible pour moi, encore plus pour moi que pour les parents qui ont toujours le recours de la violence envers leurs enfants, à la fois comme une réponse définitive et comme une façon de les faire se taire, sortis alors dans la morve qui leur jaillit du nez de leur inquisition. J'aurais bien essayé avec quelques-uns (tous) de ceux qui me posaient la question, de les frapper et après de les voir pleurer devant la réalité définitive d'une telle réponse, hélas majoritairement, même les filles, les questionneurs me paraissaient plus solides que moi, prise de risques inutile.

C'était un jeu d'enfant où je devais perdre tout le temps, et tout le monde s'était passé le mot qu'il fallait me poser des questions sur l'origine pour me faire perdre, un jeu d'enfant où les grandes personnes (c'était mon rôle pour une fois, rien que cette fois je suppose) perdent forcément tout le temps, tout le temps sans aucune chance de s'en sortir.

Il n'existe pas de moyen de gagner au jeu de l'origine de la mort de O et de la disparition de Juliette, on ne peut que perdre. Celui qui pose la question perd de la même façon que celui qui répond. Celui qui s'abstient ne peut pas être considéré non plus comme le gagnant.

Un jeu comme celui-là, pouvons-nous encore l'appeler un jeu ?

J'étais bien mal parti pour répondre. J'étais à vrai dire, la personne la moins qualifiée qui soit pour produire ce genre de réponses. J'étais vraiment tout seul.

Si j'essayais pour moi-même parfois de répondre à cette question de l'origine, bien persuadé qu'elle n'avait pas véritablement de réponse non plus, mais j'essayais tout de même malgré cette conviction, j'en arrivais toujours à me dire qu'elles avaient commencé bien avant d'avoir effectivement commencé, les choses qui avaient conduit à la mort volontaire de O et à la disparition de Juliette, pour le peu que j'en comprenais, leur matière en quelque sorte venait de loin.

Et j'étais excédé et terrassé, proprement excédé et terrassé, à chaque fois que l'une de mes relations, ou plus souvent encore (car j'ai toujours eu fort peu de ces "relations" qui font usuellement la gloire et le bonheur d'un homme en société, et lui permettent de se considérer comme un digne représentant de l'espèce, position et dignité auxquelles j'ai toujours, toujours et immuablement, préféré le maintien de ma personne dans un retrait du monde et un manque de relations, une pauvreté de relations, bien propre à me faire tenir en suspicion par tous ceux qui justement cultivaient toujours plus leurs relations, suspicion qui avait pour conséquence de me tenir encore plus à l'écart de la création de toute nouvelle relation, ce qui me maintenait ainsi dans une solitude presque totale à la très rare exception de quelques amis qui acceptaient de passer sur cette tare de mon caractère d'une façon ou d'une autre) j'étais excédé à chaque fois qu'une personne qui avait connu mon ami O ou Juliette (une personne qui prétendait les avoir connus, mais qui ne les avait souvent pas même bien connus, voire pas connus du tout ou horriblement méconnus, justement, car les avoir connus, même un peu, n'est pas facile, et je ne suis pas moi-même persuadé de les avoir bien connus, le fait étant que bien connaître de telles personnes représente un effort dont on n'est jamais certain de l'avoir convenablement produit, et poursuivi d'une façon satisfaisante, et cela demande même un effort dont justement l'impression de l'avoir accompli, de l'avoir mené à bien, constitue la preuve indiscutable, la plus irréfutable des preuves, qu'on se tient dans l'erreur, et dans la plus grossière erreur quand aux possibilités de bien connaître O d'une part et Juliette de l'autre, et que justement ni l'un ni l'autre, à ce moment-là, on ne les a de près ou de loin compris, car croire qu'on les avait compris était bien la forme la plus achevée d'incompréhension à leur égard) quand une personne appartenant à une telle catégorie (et qui se flattait présomptueusement de connaître l'un ou l'autre, Juliette ou O, sans d'aucune manière les avoir connus tels qu'ils auraient réellement dus être connus pour se permettre ce genre de démarche) me demandait comment tout cela avait commencé. Me demandait à partir de quel acte de quel geste ou de quel mouvement et de quelle parole cette aventure, qui devait conduire mon ami O à sa mort volontaire et Juliette à disparaître de façon totalement irrémédiable et mystérieuse, avait commencé.

Cette question qu'on me posait sans cesse, et que je me posais moi-même à l'occasion, m'excédait de ne pas peser au bon endroit. Cette question posait une question à côté de l'endroit où la question aurait dû être posée pour questionner effectivement sur ce qu'elle prétendait questionner, et donner ainsi une possibilité, peut-être, d'approcher avec justesse la question de la mort volontaire de O et de la disparition de Juliette, ces deux questions en même temps comme une seule question.

Bien entendu, je dis ça depuis mon point de vue, depuis mon point de vue qui est certes un point de vue limité mais tout de même le point de vue de quelqu'un qui jusqu'au bout les a fréquentés (sauf pour Juliette dont personne ne sait ce qu'il est advenu, et que je n'ai donc fréquentée que jusqu'à ce qu'elle disparaisse). Quand je dis que je les ai fréquentés jusqu'au bout, jusqu'à la fin, ce n'est pas que j'aie jamais tenu une place importante dans leur vie, car accéder à une telle place à leurs côtés aurait demandé un effort dont j'étais, dont j'ai toujours été, absolument incapable, mais au contraire parce que c'est eux qui occupaient, avaient occupé et devraient encore, présents ou absents ne change rien, occuper jusqu'au bout, une place absolument déterminante dans ma vie. Une place telle que je soupçonnais parfois que s'ils ne l'avaient pas occupée, eux uniquement et rien ni personne d'autre, mon individu se serait purement et simplement dissout dans l'air ambiant, et que ma résistance à la folie à la maladie, ces phénomènes si courants dans la ville et sous les bombardements, et mon désir de persister dans l'existence, de continuer à exister et à respirer à chaque instant, mon désir de ne pas oublier d'accomplir les gestes les plus basiques nécessaires à la survie, toutes ces choses sans eux, sans la rencontre et la relation nouées avec eux, et tantôt un peu plus avec Juliette ou parfois de façon plus sensible avec mon ami O, de tout ceci, mon être s'en serait abstenu, il l'aurait oublié, il ne l'aurait plus désiré ni voulu, et m'aurait ainsi voué à une mort certaine, non pas une mort violente au sens où cette expression est perçue aujourd'hui, mais à une mort par refus de persister dans l'existence, par refus de tout effort qui me permit de me maintenir en vie, y compris l'effort, parfois terriblement pénible, de sentir battre mon coeur, et de maintenir ce battement en l'écoutant et en l'éprouvant alors que ce mouvement entre mes côtes m'était plus d'une fois totalement insupportable et me répugnait et m'effrayait.

Cette question m'excédait et provoquait chez moi un malaise qui n'était d'une certaine façon que la manifestation en creux de la rage qu'une telle question m'inspirait. Car en aucune façon elle ne prenait en compte la nature d'âme si particulière de ces deux individus, Juliette et mon ami O. Individus au sujet desquels je pensais que, et je pense toujours que, l'idée même que les choses déterminantes dans leur vie puissent avoir un début marqué, et comme événementiel, et leur arrivent donc d'une façon purement accidentelle et subie, et non pas apparaissent comme un enrichissement perpétuel et continu de leur personne sous l'angle double et complexe du chemin de pensée de la recherche pour l'un, et du chemin de réalisation de soi dans les oeuvres photographiques pour l'autre, cette idée de O et de Juliette frappés par des événements et non pas accompagnant de façon volontaire le destin qu'ils s'étaient fixés et se construisant dans ce destin, cette idée événementielle était la plus grosse connerie qui se puisse imaginer. C'était en somme d'une stupidité absolument sans fond. Cette question était la question la plus stupide possible.

Ainsi il est certain - et je puis me prononcer sur ce point d'une façon définitive, et qui ne variera pas d'un pouce autant de fois que me soit posé cette question, même si elle devait m'être indéfiniment posée, posée avec une insistance insatiable, posée par tous ceux qui ayant connu mon ami O ou Juliette se croiraient alors en droit de me questionner à leur sujet, venant en longue procession et comme en pèlerinage vers ma chambre dans laquelle je me serais barricadé, aboutissant en un long ruban recouvrant intégralement mes escaliers ainsi qu'un tapis, voire pesant sur les murs de l'escalier jusqu'à les nettoyer puis les déformer sous leurs poids, et moi armé là-haut, prêt à défendre durement ma peau, alors que rien de tel que ce droit-là n'a la plus petite parcelle de sens au regard du fait que je : tout d'abord ne sais rien, mais encore qu'il n'existe pas de question valide et simple à poser au sujet de ce qui leur est arrivé "au juste" (ou de ce qui leur serait arrivé au juste, selon la formule de ceux qui veulent non pas seulement savoir, mais aussi savoir "au juste", comme s'il existait un savoir au non juste et un autre savoir au juste, d'une plus grande qualité); et, bien entendu, je ne souhaite pas du tout qu'une telle chose, qu'une telle procession ait jamais lieu, tant cette question m'excède et me répugne - il est certain qu'en aucun cas le déroulement de leur histoire personnelle, et cette bascule qui engagea O dans la mort volontaire et Juliette dans la disparition, ne peut tenir à un fait précis et comme prémonitoire ou explicatif et en lequel se rassemblerait ou lequel déterminerait d'une quelconque façon ce qu'il est advenu ensuite d'eux, de l'un comme de l'autre selon leurs genres différents.

Et tout effort que j'ai pu essayer de fournir et qui aille dans le sens de la mise en forme d'une telle explication ("au juste") m'est toujours apparu comme une forme exacerbée de mensonge, de ce pire des mensonges qui essaie de réduire la complexité des existences personnelles, surtout lorsqu'il s'agit de personnes aussi richement complexes que O et Juliette, à un fait précis et étroitement explicatif, alors qu'aucune forme d'une telle explication ne saurait prévaloir dans leur cas, ni, très probablement dans le cas de n'importe qui d'autre qui ne soit un simple animal de laboratoire et à ce titre une chimère, la pure et simple chimère de l'être idéal pour les explications événementielles.

Cependant (mais je ne vois là rien de magique et rien de déterminant, mais un simple fait congruent, un fait qui entretient un certain rapport avec l'histoire de ces deux êtres, un fait dont la congruence ne manquera pas de paraître claire, quand bien même le seul véritable rapport qu'il entretienne avec eux, O et Juliette, et avec ce qu'il leur est arrivé est un simple rapport de simultanéité, mais aussi parce que mon sentiment propre est que ce fait entretient un rapport étroit avec leur histoire, ou plutôt avec ce que leur histoire peut avoir de commun avec la mienne) je fis un rêve qui m'apparut au moment qu'il fut rêvé et que d'une certaine façon je me le livrais à moi-même, comme un rêve tout à fait associé à ce que je vivais alors avec eux, et avec tout ce qui allait se dérouler ensuite.

Dans ce rêve, il y avait une foule composée d'un grand nombre de personnes, une foule qui à vrai dire dépassait largement mon champ de vision, et qui défilait en faisant claquer ses talons dans un bruit énorme et inconcevable, un bruit qui véritablement envahissait mon rêve et ne lui laissait pas la moindre parcelle de tranquillité ou de recueillement, un bruit total et absolu, mais lorsque dans mon rêve je tournais la tête vers la foule, comme pour m'émerveiller de l'ampleur de ce bruit et de la coordination nécessaire mise en oeuvre pour obtenir ce bruit, je vis qu'il ne s'agissait pas d'une foule, qu'aucune foule ne marchait à proximité de l'endroit depuis lequel je regardais mon rêve, mais à la place de cette foule d'une seule grosse, très grosse, énorme dame, qui descendait un escalier, chacun de ses pas claquant comme un très grand nombre de pas, et je me sentais alors, dans mon rêve, terriblement confus de ne pas avoir perçu plus tôt que le bruit énorme que j'avais entendu parce que dans mon rêve il était impossible de lui échapper d'aucune manière et qu'il constituait en quelque sorte la matière de ce rêve, ce bruit n'était en rien celui que produisait une foule en route, mais seulement celui que produisait cette dame à l'embonpoint énorme en descendant péniblement, marche après marche, les escaliers sur lesquels je me tenais aussi (toute la scène se déroulant, je m'en apercevais au moment où ma honte commençait à se manifester, sur une volée d'escaliers d'où se devinait une esplanade, mais se devinait seulement, où j'avais dans un premier temps supposé que se tenait le défilé de la foule), et de même il n'y avait plus, plus du tout, la moindre trace de cette foule que j'étais pourtant persuadé d'avoir vue dans ce même rêve (bien que je ne me le sois pas formulé de cette façon-là à l'intérieur même du rêve) quelques fractions d'instant auparavant, comme si le simple fait que je pense avoir compris la cause du bruit énorme qui venait habiter ce rêve avait aussitôt fait basculer son contenu de celui d'une foule claquant des pieds à celui d'une seule grosse dame descendant les escaliers.

Ce rêve dont le contenu tout entier peut paraître à la plus grande distance et absolument sans rapport avec ce qui se déroulait alors et allait se dérouler, entre Juliette et moi d'un côté et aussi entre les pensées de mon ami O, mon ami O lui-même, et moi, enfin, au cours des mois qui suivirent, et désormais au cours des années qui suivent, ce rêve, malgré cette apparence de distance et d'absence de rapport avec ce qui s'est déroulé, je l'ai rêvé avec une totale conscience de ce qu'il était étroitement lié à ce que je vivais avec ces deux êtres exceptionnels.

Le rêve de l'escalier et de la grosse dame entretient, au moment où il est rêvé un rapport de proximité avec Juliette et avec mon ami O et avec la relation qui me lie à eux deux, mais aussi avec l'impossibilité d'une explication causale de ce qui nous est arrivé par la suite à tous les trois.

Ceci ne signifie pas que ce rêve ressemble à ce rapport, ni qu'il illustre l'impossibilité de cette explication causale. Il se tient avec eux, il les accompagne.

Pendant même que je rêve, je sais que ce rêve entretient un rapport très étroit avec ces deux êtres, les deux êtres qui m'étaient alors et me sont encore aujourd'hui les plus proches, si ce n'est les deux seuls proches que j'aie jamais eus.

La proximité entre ce rêve et O et Juliette est de nouveau mise au jour en même temps que le réveil, elle appartient au rêve et elle appartient aussi au moment du réveil et ensuite au souvenir du rêve.

Ce sentiment de proximité ne connaît pas de solution de continuité, lorsque je rêve/je m'éveille/je suis éveillé en train de me rappeler le rêve, durant ces trois moments, j'ai vivement conscience de ce que le rêve est directement lié à la situation présente entre O, Juliette et moi, ce rapport fait partie du rêve de la même façon qu'on pourrait dire que le rêve fait partie de ce rapport, comme il fait partie de l'éveil et de la remémoration éveillée. Pour toutes ces causes, ce rêve, appartient à l'histoire comme elle se déroulait alors.

Or si ce rêve se produisit une fois, sous la conduite et avec l'accompagnement de ce sentiment de proximité et de rapport, ce qui était déjà en soi une façon de le situer réellement dans cette histoire, ne serait-ce que depuis ma perspective de rêveur et de participant moi-même de cette histoire ; je devais ensuite le refaire de nombreuses fois, d'une façon tout à fait régulière, et je dirais même suspectement régulière, en y trouvant à chaque fois cette même honte qui m'avait saisi la première fois lorsque je l'avais rêvé, cette honte totale comme seul le rêve le permet, lorsque je réalisais à chaque fois que ce n'était pas la foule qui faisait ce bruit en marchant, mais bien seulement, et d'une façon finalement compréhensible de par l'importance de sa corpulence, elle-même totalement absurde, cette grosse femme qui avançait, et dévalait très malhabilement cet escalier qui lui aussi, comme la foule l'avait été ou m'avait paru l'être précédemment, débordait les cadres de ma perception en s'étendant sur une très grande distance, sur une distance que mes yeux, même en fouillant la bordure de ma vision, ne parvenait pas à couvrir.

Chaque fois de retour, cette honte rêvée avec une perfection et une pureté plus grande que celles qu'on peut rencontrer dans aucune honte réelle, et pourtant cette dernière aussi peut-être d'une force énorme, me laissait son même souvenir désagréable, insupportable, à dire vrai, au moment du réveil. Ne passant pas. Accumulée au sommeil la honte ne passant. Et à chaque fois de la même manière l'accompagnait le sentiment que cette honte et cette honte surtout et avant tout provoquée dans ce rêve par mon erreur quant à la perception de l'origine de ce bruit énorme de claquement des pas sur le sol était en rapport direct avec l'histoire qui me liait des deux côtés, histoire qui constituait alors la plus grande partie de mon existence, avec mon ami O et avec Juliette.

J'ai refait ce rêve suffisamment de nuits, un tel nombre de nuits, et parfois aussi à l'occasion de courts élans de sommeil dans la journée, lorsque je m'assoupissais sur la banquette d'un café ou tard le soir dans un tram qui me reconduisait chez moi, pour que ce rêve devienne au bout du compte une partie de ma propre existence, une partie revendiquée mais jamais vraiment assimilée à cause de ce poids de honte stupéfiant que le rêve et le réveil qui le suivait provoquaient chaque fois ; associé à O et Juliette mais sans pour autant que je ne le leur confie jamais tant il m'aurait été pénible de les importuner avec un sentiment somme toute tristement irrationnel, mais aussi terriblement pénible pour moi, au point de me gâcher des journées entières lorsqu'il se produisait.