Jean-Christophe PAGÈS
Le fils


Il y a deux sortes d’hommes. Patrick aurait aimé appartenir à l’une ou l’autre catégorie.


Installé au volant du camping-car de ses parents, Patrick II est un espion. Le mieux serait de ne pas se faire repérer.

Dans le couchant, il a immobilisé le véhicule au milieu d’une ligne droite qui traverse la plaine. Sur le siège passager : Lee, son ange gardien.

-OK pour utiliser le fourgon mais gare ! Minuit maxi.

Le dimanche précédent, son père avait baptisé la camionnette. Patrick, qui porte pour sa part des cheveux châtains, avait mis un disque. Il adore le mouton grillé accompagné de flageolets.

L’après-midi, ils étaient allés près d’une écluse afin que Patrick II se familiarise avec le véhicule, l’apprivoise en le conduisant sur une courte distance et sous les yeux du propriétaire. Patrick avait bien écouté mais rien compris au rayon de braquage, fort déportement, porte-à-faux et angle mort. Avant de pouvoir goûter, il avait dû montrer sa dextérité lors de manœuvres complexes. De son côté, Annick avait mis en place un cahier contenant remarques et conseils. Enfin, on lui signifia de ne pas oublier le petit salut amical que se font les camping-caristes. Toute la famille avait passé une journée extra, on termina par un ping-pong.

C’est une douce soirée d’été pour Patrick. Il vient d’avoir vingt ans et d’échouer pour la deuxième fois au baccalauréat.

De part et d’autre de la route, des champs. Lee est là. Tout va bien. Mais comment faire pour ne pas parler à quelqu’un qui ne dit rien ?

-Une nuit, lors d’un orage, je me suis mis à loucher.
Il se revoit sur les genoux de son père tandis que de fausses bûches brûlaient dans la fausse cheminée.

Patrick II porte une panoplie de prothèses : oculaire, dentaire, coussin sous sa chemisette, pantalon trop large. Il doit sans cesse se déplacer et rendre compte. Quand bien même il souhaiterait avoir une vie sentimentale, il ne le pourrait plus depuis qu’il a été contacté par Capucine pour exécuter cette mission. Nom de code : puceron noir.

-La bestiole aurait très bien pu s’enfermer elle-même dans le canapé.

Un cyclomoteur passe à hauteur de la camionnette. Lee se tait toujours.

-Annick s’intéressait à la psychologie et tempérait les interventions du père. Elle savait qu’il fallait à la fois l’écoute (je comprends que tu sois bouleversé, aimerais-tu une collation) et la fermeté (va manger dans la cuisine).

Patrick se prépare à répondre aux journalistes.

-Mon père me remit solennellement une clé de la maison et une allocation hebdomadaire qui pouvait varier en fonction du nettoyage du poulailler.

Evidemment, ses activités doivent rester secrètes. Le camping-car est une excellente couverture.

-Même un habitacle spécialement aménagé ne saurait être une véritable maison sur roues. Cette pratique permet de dévorer les grands espaces en toute liberté et de profiter d’une proximité permanente avec la nature.

La fourgonnette reste stationnée au milieu de la route, en rase campagne. Il y a de plus en plus de buée sur les vitres.

-Auparavant, mes parents disposaient d’une caravane. On ne l’a utilisée qu’une fois.
Des souvenirs qu’il aime se remémorer. Le trajet n’avait duré qu’une heure mais, pour le jeune Patrick II, ça avait été une épopée. On avait roulé de nuit, Annick avait préparé la thermos, il s’était emmitouflé dans une serviette de bain. Malheureusement, la suite du séjour n’avait pas été à l’image du parcours. Son père avait fini par se disputer avec la grande-tante et on avait remballé vite fait.

-Après avoir été pompier, mon père a travaillé dans les extincteurs. Il faisait des démonstrations au cours desquelles il enflammait une voiture, puis éteignait le début d’incendie. Ces exercices étaient filmés en vidéo. Mon père s’adressait à la caméra pour expliquer en direct le bon déroulement de la manœuvre et comment ne pas s’affoler. Trop jeune pour assister à ces simulations, je regardais la cassette le soir. J’admirais la manière dont il virevoltait autour du brasier et en venait à bout en moins d’une minute, ce qui permettait de sauver de nombreuses vies. Néanmoins, je m’interrogeais toujours sur l’origine du véhicule condamné. Epave ? Accident ? Famille décimée ?

Tout le monde a un ange gardien. On n’y pense pas. Même invisible, il est à nos côtés, fidèle et disponible. Patrick II n’a pas souhaité conserver son ange officiel.

Les journalistes voudront reconstituer sa trajectoire. Il se prêtera au jeu, restera aimable et se laissera photographier au volant.

-Pour intégrer le réseau Capucine, j’ai subi une formation incluant pilotage sportif en milieu rural et déguisement. Par exemple, habillé en paysan, j’ai dû passer inaperçu au milieu d’une foule. Ou ralentir mon rythme cardiaque afin de rester plus longtemps sans bouger. A la fin du stage, je reçus une première mission : tirer au pistolet en pleine nuit sur un chevreuil sans le blesser.

Ce soir, son auditoire se limite à Lee mais bientôt une meute de reporters se pressera autour du camping-car.

-Normalement, je ne devrais pas être avec toi. Je ne dois parler à personne. Si on me voit…

En effet, le véhicule est facilement repérable. Patrick II juge qu’il doit s’en débarrasser. Il efface les empreintes, ouvre le gaz et s’écarte.

Sur le bas-côté, le corps de l’agriculteur est mal enterré : un pied dépasse et les cheveux. Il ne peut plus récupérer la pelle puisque le fourgon va exploser d’une seconde à l’autre.

Patrick II attend. Rien ne se passe. Il faudrait une étincelle. Remonte dans le véhicule et ne sent aucune odeur de propane. 
-Tant mieux.

Il gare le véhicule sur le cadavre, prend la torche et rampe sous le camion pour vérifier. L’homme a disparu. Ou plutôt : ayant roulé dessus, il a aplati les parties saillantes.
-Une affaire réglée !

Patrick II est un espion valable qui devrait facilement gravir les marches d’une hiérarchie opaque. Il ne doute pas que Capucine saura lui en offrir l’opportunité.

-Mon grand-père était artisan-menuisier. Il avait son atelier derrière la maison. J’y jouais souvent. Un jour, ses doigts furent sectionnés par la scie-sauteuse et sa carrière brisée.

Une mouche se pose sur son nez. Mélancolique, il ne fait rien pour la chasser.

-Mes grands-parents avaient un teckel appelé Tany. Un été, quelqu’un plia le canapé avec la chienne à l’intérieur. Plusieurs jours, ils la cherchèrent partout mais aucun aboiement ne répondait à leurs suppliques : Taaaaany ! Oh Tany ! Ils imaginaient l’animal enfui ou écrasé. Un matin pourtant, s’asseyant de conserve, ils entendirent un bruit sourd sous leurs fesses. Bien vivante, la bête n’avait qu’une patte cassée.

-Je ne l’appréciais pas davantage que la seconde femme de mon grand-père. La chienne lui appartenait, elle nous l’avait imposée. De là à imaginer que quelqu’un se soit chargé de son élimination, il n’y avait qu’un pas.

-Jusqu’au décès du grand-père, l’ambiance alla de mal en pis. Elle m’accusait d’avoir voulu tuer sa petite chienne, sa mignonne, de n’aimer personne. A quoi je répondais que je n’avais aucun intérêt à étouffer Tany. Il en aurait été autrement s’il s’était agi de faire disparaître Mamie pour libérer Pépé. Malheureusement, tel ne fut pas le cas et mon aïeul mourut avant elle. Avant la fermeture du cercueil, je voulus revoir une dernière fois le corps. Je n’aurais pas dû.

Au loin, le clocher sonne 22 heures. Le brouillard tombe et le froid commence à saisir ses extrémités. Passe une voiturette bleue.

-De sa carrière de combattant du feu, mon père a conservé un casque. Dans l’entrée, une collection de camions de pompiers rappelle ce passé. La vitrine occupe tout un pan de mur. Mon père espérait sans doute que cette exposition susciterait une vocation.

Raclement de gorge. Patrick II soigne son élocution.

-Le week-end, il faisait des maquettes dans son bureau de style marocain. Il avait entièrement reconstitué un accident sur l’autoroute avec fumée et gyrophares. La réalisation, protégée par du plexiglas, servait de table basse pour l’apéritif.

Avant d’être empaillé, Lee était chanteur de charme.

-Mon père ne manque jamais une occasion de rappeler l’origine de notre patronyme. Plusieurs fois, il a voulu m’enseigner l’art de la généalogie puisqu’il faudrait bien poursuivre l’arbre. Entre nous, je me fiche d’apprendre que l’aïeul de la branche maternelle se prénommait aussi Patrick.

Il entreprend une fouille approfondie de la cabine et tombe sur un paquet. Mais il fait nuit et les batteries ne fonctionnent plus.

-Un avion qui survolerait la plaine pourrait repérer la fourgonnette.

Patrick II sait qu’on le suit depuis le début. On lui a implanté un émetteur dans la nuque. Ils suivent ses déplacements grâce à un voyant rouge. L’hélicoptère ne va pas tarder. Il sera équipé d’un projecteur qu’ils braqueront sur le camping-car. Patrick doit aussi se méfier des tireurs d’élite allongés dans les champs et munis de caméras infrarouges. Un commando formera un cordon autour de lui, lancera des gaz asphyxiants et le saisira.

-J’ai l’air tranquille comme ça mais je reste aux aguets.

Lee déployant ses talents pour séduire ses auditeurs au nombre desquels se trouvait, fan N°1, Patrick. Puis, plus tard, la rencontre et les sarcasmes puisqu’ils avaient vingt ans d’écart. Pauvre Lee se faisant un sang d’encre à chacune des missions de Patrick, prostré sur son rocking-chair, un plaid sur les genoux. Vieux crooner en bout de course, oublié et déconfit malgré son maquillage.

-Bonsoir Patrick.
Ce soir, on ne le laissera pas en paix.

-Vous êtes bien Patrick II ?
La femme s’avance vers lui. Il peut sentir son parfum. Patrick remarque son visage asymétrique avec un œil plus petit qu’elle cligne sans arrêt.
-Gabrielle. Mon mari devait conduire son tracteur dans les parages. Il n’est toujours pas rentré.
Puis, faisant tourner sa robe et ses cheveux rouges :
-Il m’a souvent parlé de vous. Je m’attendais à trouver un type en trench et chapeau feutre.
Comme elle passe devant la camionnette, Patrick démarre.

-Je voulais seulement l’effrayer mais je n’ai pu l’éviter.

La voiturette bleue approche. Calmement, Patrick descend du véhicule, se munit d’un jerrican d’essence et imbibe les vêtements de l’ingénue.
Enflamme un vieux journal qu’il dépose sur le cœur de Gabrielle.

-Quelle heure est-il ?

Vivant toujours chez ses parents, Patrick II doit respecter les horaires. Il sait qu’Annick ne s’endormira pas tant qu’il ne sera pas rentré. Elle attendra le bruit de la clé dans la serrure.

-Qui est Capucine et où vit-elle ?
-Est-elle une femme ?
-Je ne peux rien vous dire.

Un soir, il retrouva Lee pendu à une poutre. Sur la table basse, un disque de karaoké. Le chanteur avait soigné sa sortie : peignoir pourpre et doré, fine moustache impeccable, sabots. Patrick hésita à lui arracher les dents avant de le décrocher mais il détacha finalement le corps. La taxidermie avait fait d’énormes progrès et Patrick choisit de conserver son ami en l’état.

Comment rendre compte à Capucine ? Remonter le fil. Mobiliser sa mémoire avec un effort de concentration qui nécessite de fermer les yeux. L’organisation n’utilise jamais les mêmes contacts et surtout pas le téléphone ou le courrier. Mais, par exemple, un brouillage radio pendant la retransmission d’un match, piratage d’antenne (irruption inopinée d’une personne cagoulée sur son écran, voix brouillée), manipulation du télétexte, suspension nocturne d’une banderole ou d’un oriflamme devant la fenêtre de sa chambre, réalisation d’un tag, projection d’un petit caillou sur la vitre, enveloppe exposant le topo, avec ou sans photo et dissimulée dans le cabanon.


Patrick ferait bien un petit somme avant de rentrer. Problème : il n’arrive pas à fermer les yeux. L’espion craint que quelqu’un le regarde dormir. Il ne peut pas se permettre de relâcher sa vigilance. Aussi en profite-t-il pour réviser les bases de l’infiltration moderne : respecter les règles du contrat mais sans en avoir l’air, jamais droit devant (ou alors en zigzaguant), avoir l’œil partout tel Janus, patienter jusqu’à l’intervention de l’agent de liaison qui peut être n’importe qui. Aurait-il manqué le messager ?

Trop tard pour s’en inquiéter. Patrick II, immobile depuis plusieurs minutes, sent sa main droite qui commence à s’engourdir, devenir molle, ne plus répondre normalement.

-Tu m’attends là. Je fais quelques pas aux abords.

Mais il s’éloigne dangereusement et s’égare. Court sur la petite route de campagne en criant.

En lieu et place du véhicule, trouve un post-it : j’ai ramené la camionnette à la maison, gros bisous, papa.