Le village sous le choc

Théâtre

Jean-Christophe Pagès


épisode 7


Le lendemain.


la juge : bien dormi

sandrine : si je pouvais avoir un gobelet

juge : naturellement ! qu’on apporte un gobelet à la prévenue, enfin quand je dis prévenue (clin d’œil en direction de Sandrine puis du public)

sandrine : avec du café


La juge s’amuse à cligner.


sandrine : un sucre

juge : qu’on accède à sa demande

sandrine : une touillette


La juge continue de cligner, œil droit œil gauche, vers Sandrine et, s’avançant à la rampe, vers les spectateurs. Tous applaudissent.


la juge (reprenant son calme) : ça va être une belle journée

sandrine : ok, des questions 

juge : une ribambelle

sandrine : alors go

juge : numéro 1, guy savait-il ce que vous alliez faire

sandrine : j’ai été obligée de lui dire

juge : cyclo en panne, la clé, patin couffin

sandrine : voilà

juge : question 2 quelle a été sa réaction

sandrine : mitigée, d’un côté, on allait étrangler sa femme, de l’autre

juge : je coche

sandrine : mais vous allez faire tout l’interrogatoire dans cet état

juge : question 3 l’idée de montmirail

sandrine : une fois, elle avait décrété qu’on serait mieux sans maman

juge : ma fille a dit ça l’autre soir, elle a pris une ronflée


Elle se recoiffe.


la juge : vous n’êtes pas dans votre assiette

sandrine : un autre café

juge : votre bilan n’est pas si mauvais

sandrine : j’ai besoin de prendre l’air

juge : suspension


La scène est plongée dans le noir. On entend une voix off (masculine). Puis on distingue deux silhouettes qui s’enlacent. Le public est particulièrement gêné quand les vêtements glissent.


la juge : bien, reprenons, j’aimerais qu’on aborde votre scolarité

sandrine : j’ai raté mon bac

juge : étiez-vous la honte de la famille 

sandrine : en maternelle, on avait fait des crêpes, je m’étais mis toute la confiture autour de la bouche

juge : des nattes ?

sandrine : non


la juge : et au collège

sandrine : une fois, le prof de maths m’a donné un coup de pied aux fesses, mon front a heurté le tableau

juge : des flirts

sandrine : le prof de techno m’a lancé la brosse pleine de craie au visage

juge : et benoni


sandrine : au lycée, je coupe mes cheveux

la juge : vous continuez le théâtre

sandrine : on joue tchekhov

la juge : comment vous remettez-vous de l’échec

sandrine : on me vole ma raquette

juge : messieurs-dames du jury, voyez comme le sort s’acharne contre cette pauvrette

sandrine : raquette pauvrette


la juge : vous composez des poèmes, me les ferez lire à l’occasion

sandrine : sont sur le blog

juge : jenni fait des vers aussi

sandrine : je peux vous en réciter un

juge : la cour adorerait

sandrine : s’intitule « au quotidien »

juge : attendez on enregistre


juge (geste du pouce) 

sandrine :

un jour, j’étais tombée de cyclo

j’avais mal à mon genou enflé

direct à l’hosto

mais pas de quoi s’inquiéter


la juge (applaudissant) : ça a l’air bien


La même année, dans le Cantal, un vacancier assurait avoir filmé une panthère en plein mois de février. « Elle était noire, avec une très longue queue » avait-il décrit. Mais aucune trace biologique de l’animal na jamais été retrouvée, malgré les nombreuses battues et le survol de la zone en hélicoptère.


la juge : j’ai quelques révélations à vous faire

sandrine : ça tombe bien moi aussi

juge : qui commence


sandrine : quand on a offert le frigo américain à marelle, eh ben pour le faire rentrer on a dû abattre une cloison, à la suite de quoi guy a fait une dépression, il a quitté marelle lui laissant trois enfants sur le dos, depuis ils se détestaient et guy est devenu bouddhiste

la juge : à propos de guy, on a voulu l’interroger

sandrine : enfin

juge : problème, il n’était pas au café


la juge : et autre chose : on vient de s’apercevoir que le cadavre retrouvé en forêt n’avait pas de tête

sandrine : benoni

juge : pire : la tête retrouvée par ailleurs ne correspond pas

sandrine : je suggère d’exhumer marelle

juge : une bonne nouvelle dans ce marasme ?

sandrine : ah

juge : on a localisé la sépulture de jeannette


la juge : une chose encore, après on fera la pause déjeuner

sandrine : j’ai envie de fumer


Soupirs du public. Tout au long du spectacle, on entend des feulements.


la juge : pourquoi ferté montmirail vivaient-elles ensemble

sandrine : ça risque d’être long

juge : on verra tout à l’heure, à table


Tout le monde se précipite. Une partie de l’assistance pour aller aux toilettes, d’autres à la cafétéria. C’est la bousculade. Des chaises volent, des retraités sont piétinés.


sandrine : on vous cite dans le journal


Applaudissements mesurés du public en pleine digestion. Puis coupure de courant. Long silence. Une voix masculine dans le noir.


la juge : qui parle


Sandrine se mouche. Et glisse son mouchoir dans la manche de son gilet.

(pour une meilleure visibilité du spectacle, on laissera une veilleuse)


la juge : quand elle était petite ma fille écoutait la météo marine

sandrine : sandrine

juge : elle croyait que la mer c’était la mère

sandrine : et

juge : mère calme, agitée, etc.


La voix encore, mais on ne comprend pas ce qu’elle dit.


sandrine : quelqu’un peut rallumer


La lumière revient. Ouf du public. La juge réapparaît derrière son pupitre. Nouvelle fissure.


sandrine : c’est à cause du fauve


La juge fouille dans ses notes.


la juge : accusée sandrine levez-vous, vous êtes bien sandrine


Lunettes.


la juge (feuille au hasard) : mangiez vos sushis dans la voiture ?

sandrine : non

juge : excusez-moi


Flottement dans l’assistance.


la juge : donc ben demi-frère, d’où vient-il


juge : savez qu’on note tout

sandrine : greffier

juge : prend en sténo et recopie au propre le soir

sandrine : au crayon de papier

juge : méfiez-vous de lui


Chuchotements.


sandrine : j’aime bien comment vous menez les débats

la juge : merciche

sandrine : toujours tête froide


Sandrine menton dans les mains.


sandrine : me passionne votre travail

juge : éprise ?


Sandrine fait signe que non mais ses yeux brillent.


la juge : vous arrangerez avec jenni poche


Sandrine boit ses paroles. Jeu de scène approprié.


sandrine : oui, je dis tout le temps oui

la juge : et si les sœurs s’étaient liguées avec le père pour occire marelle


Sandrine époustouflée.


la juge : c’est pour ça qu’elles ont disparu, on interrogera le coach et le sanglier


En quelques secondes Sandrine revit les dernières semaines avec un œil nouveau.


la juge (regroupant ses affaires) : je propose d’arrêter là pour aujourd’hui, reprendrons demain 9 heures


Suspension. L’assistance subjuguée mais pas dupe. On commence à dire que la juge en fait trop.


la juge : accusée levez-vous

sandrine : ça recommence

juge : c’est bien vous

sandrine : c’est moi

juge : n’essayez pas de vous faire passer pour quelqu’un d’autre


sandrine : le matin j’enfile ma robe de chambre

la juge : inscrivez

sandrine : souvent j’égare une mule

juge : complétez


Sandrine boude.


la juge : jenni prend toute la couverture

sandrine : comme guillaume

juge : merci de ne plus prononcer ce prénom


sandrine : vous conduisez une mini, j’ai vu hier soir

la juge : mais traitons ce dossier, deux questions subsidiaires : pourquoi ne pas reconnaître un enfant légitime, et corrélative : que faut-il faire de ses enfants


Elle commence à s’évanouir puis se ressaisit juste à temps. On entend des cris derrière la porte. Le fauve réussit à s’introduire. Il se couche gentiment devant la barre.


sandrine : j’étais très forte pour faire tomber les garçons amoureux et un jour c’est moi

la juge : une panthère ou un puma peuvent aussi bien rendre la justice

sandrine : je me souviens d’un poème de l’époque

juge : après je vous en lis un de JP


sandrine :

nous avons cheminé longtemps

avant de rester là

passé les bornes

compté les points


nous avons navigué longtemps

avant de débarquer

croisé les phares (ou les caps ou passé les caps, je ne sais plus)

essuyé les grains


juge : ça se termine comme ça ?

sandrine : je ne l’ai jamais fini

juge : et votre histoire d’amour

sandrine : s’est arrêtée pareil

juge : à cause des grains


la juge (déroule une sorte de parchemin) : il n’y a pas de titre

sandrine (encore dans sa mélancolie) : mmm


juge (lisant) :

allongée dans mon jean j’ai

(perdu la monnaie qu’était

dans mes poches)


allongée dans mon jean j’ai

- les cheveux longs

- une plaie à la main

ma monnaie c’est des pièces qui glissent


allongée, à cause de la position couchée

(perdu ma monnaie)


sur le dos, mes poches bâillent et glissent

les pièces sur le drap


je m’en aperçois = je vois ma monnaie éparpillée à même le lit


allongée dans mon jean c’est

l’heure de la sieste où je n’ôte pas mon pantalon


allongée sur le lit j’ai

(gardé mon jean pour somnoler)


je ne somnole jamais sur le dos, c’est impossible

sur le dos je

regarde le plafond, écoute la machine à laver

n’entends ni ne sens mes pièces tomber


moralité : déversement de tout mon argent


Blanc. Une rêverie s’installe. Le fauve reste là. Sage.


la juge : c’était guillaume ?

sandrine : qui

juge : l’amoureux

sandrine : frida


La panthère ne rugit pas. Ses cris varient selon les circonstances. Cri territorial du mâle qui ressemble à un crissement, toussotement pour la femelle qui appelle ses petits, grondement ou grognement en cas de danger. Les cris du puma diffèrent aussi : très aigus et ressemblent à un sifflement en période de rut. Peuvent faire penser à un ronronnement. A la saison de l’accouplement, les pumas émettent de puissants miaulements. Le puma ne rugit pas.


la juge : nous trouverons des preuves mais je n’en dirai pas plus


Et, en effet, juge Sylvie se tait. Ça fait du bien à tout le monde.



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frontispices de Albane Moll