Le village sous le choc

Théâtre

Jean-Christophe Pagès

 

épisode 9


Les deux femmes entrent, lumière progressive. On découvre que le public a été remplacé par des mannequins. Certaines perruques sont mal ajustées. Une panthère empaillée est posée sur le pupitre. La juge caresse l’animal. Sandrine porte une peluche mais on ne reconnaît pas l’animal.


la juge (posant délicatement le félin au sol) : vous disiez ne pas avoir le permis

sandrine : loupé deux fois

juge (dans un dictaphone) : loupé deux fois

sandrine : deux fois

juge : je vous crois mais notez bien que c’est une chance pour vous

sandrine : je suis capricorne gémeaux


sandrine : hier soir, je suis allée écouter une chanteuse

juge : tiens donc, où ça

sandrine : péniche sur le canal, cadre chaleureux mais on était deux, la chanteuse et moi

juge : genre

sandrine : piano

juge : devait être doux

sandrine : après, je suis rentrée à la maison pénitentiaire


Pas de réaction.


sandrine : je fais ce qu’on me dit

la juge : comme jenni, donne souvent des ordres

sandrine : vous ne faites pas ce qu’on vous dit

juge : idem fernand

sandrine : père de sandrine

juge : oh non


sandrine : c’est joli fernand

juge : messages énamourés, « j’adore ton travail »

sandrine : que diriez-vous de partir en bretagne, l’été prochain

juge : je ne peux pas

sandrine : tribunal sous la menace

juge : on veut me muter


sandrine : j’ai lancé un avis de recherche sur internet pour votre fille

juge interloquée

sandrine : « juge sylvie - sansan reviens - signé maman »


Depuis le 11 novembre, forêt de M. Un félin se promènerait dans la forêt de M. « Bien que le danger ne soit pas avéré », la Préfecture a tout de même lancé immédiatement un appel à la vigilance. Depuis, les témoignages contraires se succèdent. Un coup, c’est un chat sauvage, un autre un puma ou encore une panthère. Dernièrement, c’est un habitant de V qui aurait vu un chat sauvage au pelage noir et gris. Mais aucune trace, déjection ou empreinte, n’a encore été relevée en forêt de M.


sandrine : plaide non-coupable

juge : soyez raisonnable

sandrine : je vais être condamnée


Sandrine perd ses moyens et fait n’importe quoi : enfiler la moumoute d’un mannequin, dépiauter sa peluche, dire des obscénités dans le dictaphone…


la juge : pour des raisons x ou y, la jeune sandrine charmante comme une fleur… entraîne le jouvenceau dans sa folle équipée


On entend une sonnerie de portable. Un air pop à la mode.


sandrine : passe-moi ton bandana

juge : souvenons-nous que, durant toute cette période, un kangourou se cache dans les maïs

sandrine : si tu mettais le recyclable à part, tu verrais que le tri n’est pas un loisir

juge : marelle répète loisir, loisir

sandrine : guillaume, très impliqué dans le développement durable, perd contrôle

juge : elle attrape le jerrican

sandrine : m’arrose

juge : essence tondeuse ?

sandrine : grrr

juge : oui ?

sandrine : j’imite le félin


juge : allumette ?

sandrine : la boîte est vide

juge (très impliquée) : la garce

sandrine : foulard guillaume défoncé et couic

juge : guillaume conduit le cyclo sous l’emprise

sandrine : souvent

juge : retour chambre


sandrine : je prends une douche

juge : guillaume vous rejoint

sandrine : va-t-en yeux rouges, je lui dis

juge absorbée

sandrine : les revenants ont souvent des yeux rouges qui clignotent

juge évanouie

sandrine : cocotte !


la juge (respirant l’alcool de menthe) : vous avez dû en voir passer des poubelles

sandrine : rendez-moi la raquette

juge : jenni l’a autour du cou

sandrine : mon cordage

juge : après la douche ?

sandrine : je descends les stores

juge : danse érotique en peignoir

sandrine : robe de chambre entrouverte


Durant la suite de la scène, le juge fait des smacks à l’animal empaillé.


sandrine : convenons de nous débarrasser du corps

juge : ah

sandrine : on aurait pu l’enterrer mais sans pelle

juge : et le canal, vous avez pensé au canal

sandrine : problème lester


Sonnerie de portable.


juge : on ne s’entend plus penser

sandrine : je ne sais plus ce que je dis

la juge : je vais interroger les témoins


Les visages des deux protagonistes sont floutés, leurs voix déformées.


EN DIRECT DU PALAIS DE JUSTICE

NOTRE ENVOYE SPECIAL


la juge : consultez psychiatre en cachette

sandrine : des années

juge : guérissez pas

sandrine : heureusement non


ENVOYEE SPECIALE


la juge : vous avez des problèmes


Pendant l’absence de Sandrine, le spectacle continue. Le juge rembobine et écoute son dictaphone. Peu à peu, un nouveau public prend la place des mannequins.


la juge (pour elle-même) : on progresse


Elle siffle, prend un chewing-gum. Relis ses notes, biffe, surligne. Sort son kit mains libres.


juge : ouais c’est moi ça va ?… non, à son rendez-vous… bah j’attends… oui moi aussi… disons que ça avance… une soupe, parfait… à toute, bisous


Musique de salle d’attente.


juge : et ce fauve, va-t-on finir par le retrouver


Bruits du public : des talons, toussotements, chaises…


juge (bas) : laure + eddy, guy + montmirail = guillaume, les watson, marelle 1 mètre 49, jeannette marino, guy + marelle = montmirail ferté sandrine, benoni, ah


Note quelque chose quelque part.


juge (bas) : carlo + ferté = bruno, montmirail + X = manu, winnie mo caribou, frida, nioukhine, suis-je une bonne mère, loulou, moïse, l’abbé P, les inuits, non


Arrache la page. Sandrine revient, retire son manteau.


la juge : les deux questions qu’il ne faut jamais poser à une femme

sandrine : pas de réponse

juge : son âge et son poids


juge : benoni est-il le père de ben


juge : nous reparlerons du psychiatre

sandrine : appelé à comparaître

juge : probable

sandrine : attention car c’est un ours

juge : j’ai l’habitude avec fernand


Elle sort un papier.


sandrine : vous aimez les papiers

la juge (lisant) : « oui je pense qu’elle a ce prénom… tu sais les choses sont loin… et un artiste qui se laisse au charme… j’aime sa personne et sa folie… oui je pense que vivre à l’artiste est… après ce temps… aime se partager… love »

sandrine : il vous aime encore

juge : croyez 

sandrine : saute aux yeux


Lui arrache la feuille des mains et déclame.


sandrine : « oui je pense que vivre à l’artiste est… »

juge : comprends pas

sandrine : « après ce temps… aime se partager… love »

juge : qui « aime se partager » ?

sandrine : l’artiste est

juge : l’artiste ?

sandrine : fernand

juge : complètement saoul oui

sandrine : « tu sais les choses sont loin »

juge : trop loin

sandrine : l’artiste se les remémore douloureusement

juge : ah

sandrine : « ce prénom » doit être le vôtre

juge : j’ai fini de l’aimer

sandrine : « et un artiste qui se laisse au charme »

juge : rendez-moi cette feuille

sandrine : « love », il cherche à vous reconquérir, c’est net


Tend le papier et retourne s’asseoir.


la juge : love rien du tout


Déchire en petits morceaux, s’énervant, larme à l’œil.


sandrine : vous pleurez

juge : non

sandrine : souvent nos sentiments nous dépassent


Le juge se retourne pour se moucher. Et glisse son mouchoir dans la manche de son gilet.


sandrine : love at first sight

juge : hein

sandrine : quand j’ai vu frida

juge : mais ça n’était pas réciproque


Silence. On suit un diaporama où l’on voit Fernand et Frida dans diverses postures. Pas de bande-son.


la juge : on n’oublie pas guillaume

sandrine : libérez-le

juge : j’ignore où il se trouve


Première réaction du nouveau public. Sandrine regarde le juge. Le juge regarde Sandrine.


la juge : serait une déjection humaine


Stupéfaction générale.


la juge : procédons par élimination

sandrine : qui défèque dans les bois

juge : marelle la défunte

sandrine : est-ce bien elle

juge : comment rendre un verdict si on ignore l’identité de la victime


On apprécie la manière dont le juge a cloué le bec de l’impertinente.


la juge : je raye d’emblée fernand

sandrine : moi aussi

juge : frida

sandrine : …

juge : maître carlo même pas capable de trouver la cour d’assises

sandrine : je le retiens

juge : je barre ?


Le juge prend plaisir à rayer.


juge : les watson

sandrine : on ne verrait pas des sourds découper leur voisine

juge : femme de ménage laure + édouard eddy

sandrine : sous le coude

juge : ouiche, nioukhine, tant pis pour lui


juge (contente) : puisqu’on a bien avancé, je propause


Fondu.


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frontispices de Albane Moll