Christian PRIGENT
Morale du Cut-Up

Ce texte a été publié pour la première fois dans La Cure de désyntaxication (K' De M Editions, 1993).
Consultez aussi les nombreux travaux disponibles sur ce site qui sont liés, de près ou de loin, au cut-up, à cette page 


 
         «e suis là, disait Burroughs, pour vous montrer quelques trucs que vous appelez réalité».

oit: la "réalité" n'est pas le réel, la réalité n'est qu'un trucage, un leurre. C'est une fiction, une représentation proposée et prise pour le réel. La réalité, c'est le Spectacle, au sens que Guy Debord donne à ce mot.
        Burroughs dit encore: «Ce que vous appelez réalité est un réseau de formules de contrainte..., ligne associative de mots et d'images représentant une piste pré-enregistrée de mots et d'images». Nous en savons aujourd'hui quelque chose. C'est omniprésent, totalitaire: le réel s'évanouit quotidiennement dans l'irréalité zappée du Spectacle TV. La surface chromo des images auxquelles celui-ci nous voue fait rutiler la schize: le réel, plus qu'à une aucune autre époque sans doute, est dissout et pulvérisé parce que présenté comme show, déposé dans le show, réduit au show: devenu reality show.
        Il y a forcément l'idée qu'on doit pouvoir traverser la "réalité", couper cours à l'épaisseur écrasante du Spectaculaire, à l'envahissement du stéréotype socialisant. Écrire, ça n'est sans doute rien d'autre que tenter cette coupure. C'est donc un geste d'abord négatif: il cherche du "réel" -- et le trouve dans des forces informelles qui déroutent les représentations et lancent la donne symbolique commune dans une déprédation inarrêtable. Version Burroughs: il faut couper "les vieilles lignes". Mais toute la littérature digne de ce nom dit cela.

urroughs engage cette action de langue à partir de diverses élaborations "mythologiques"(1). Et il la déploie dans des fables politico-policières où l'intention critique (idéologique et politique) est explicite. Le but est de "détruire les principaux instruments de contrôle que sont la parole et l'image". L'ennemi attaqué, ce sont lesdits "contrôles": politico-policier (les plombiers et leurs micros), idéologico-esthétique (l'asservissement du langage au pli stéréotypé que repassent les médias et à l'ordonnancement aliénant du Spectacle), psychiâtrique (le diagnostic "folie" comme critère d'exclusion sociale).
        À la date où roule pour lui le dé de l'invention (2), Burroughs appelle cut-up (3) l'outil stylistique congruent à ce geste explicitement voué à la négativité. La technique requise doit répondre à la demande qu'engage la reconnaissance la reconnaissance de la "réalité" comme trucage. Il faut un instrument réthorique pour parler contre les contrôles, déchirer le voile du symbolique spectacularisé et défaire, pour le refaire autrement (sauf à être par lui refait, comme on dit en argot), le tissu des langues. Et il faut que ce geste développe un espace littéraire capable à son tour de soutenir une pensée socio-critique: tels sont effectivement les romans de Burroughs dans le contexte avant-gardiste, underground et protestataire de l'époque.

'est pour cela que le cut-up n'est pas (pas seulement) une technique, un procédé (recyclable en tant que tel).
D'abord parce que cet outil(4) était idoine à un matériau (la presse de masse, le roman de série B, les textes de vulgarisation scientifique) et à un but idéologique: la volonté de mise en scène carnavalesque-critique du "cauchemar climatisé américain". Il tire sa vitalité esthétique et sa puissance de déplacement de la pensée de son surgissement comme invention dans ce contexte.
        Ensuite parce qu'il suppose, je l'ai dit, la reconnaissance empirique de la réalité comme leurre, la théorisation de cette reconnaissance théorisée et d'en faire le thème et la cible d'un travail de langue poético-romanesque.

odard disait que le travelling n'était pas une technique mais «une affaire de morale»(5). On peut dire la même chose du cut-up. Publier des cut-up, c'est choisir de faire style à partir du découpage et du remontage aléatoire de fragments pris à la "réalité" (à la masse amorphe du langage qui obture pour nous l'issue vers l'in-signifiance voluptueuse du réel). C'est donc récuser l'illusion qu'on pourrait "représenter" inocemment le réel ou s'abandonner aux prestiges fantasmés de l'imaginaire. Il s'agit d'une décision philosophique et éthique beaucoup plus que d'un simple choix réthorique. Car cela revient d'abord à refuser l'assentiment aliéné à la "réalité", ensuite à dire que c'est seulement par la fiction (ce type de fiction négative, tranchée, montée et copiée dans le matériau signifiant ambiant) qu'on peut dépasser la fiction aliénante qu'on veut nous faire prendre pour le réel.
        Mais reconnaître cela force aussi à mon avis à considérer que le cut-up comme technique n'est qu'un moment (situable dans la modernité récente), un avatar formel ponctuel de cette prise de parti éthique fondamentale. Il est la solution(6) qu'a trouvée cette prise de parti pour faire, dans les années 60, une littérature romanesque vivante (l'essor des médias, les manipulations de l'information, les débuts de l'informatique, etc, ont quelque chose à dire, sociologiquement, de ce qui a motivé cette trouvaille).

ais si l'on prend un peu de recul, on dira que le cut-up c'est au fond la même chose que tous ces gestes que des écrivains très divers ont spontanément découverts ou longuement élaborés pour "couper les vieilles lignes", distendre "le filet de la grammaire", déjouer la "réalité" et ouvrir la langue à l'opéra fabuleux (et toujours manqué) du réel: le mécrit de Denis Roche, les cavardiages de Michel Vachey, le jeu de pistes pictographiques de Maurice Roche, le polyglottisme sinueux de Joyce, le montage polyculturel de Pound, le cut-cut-Kodak de Cendrars désossant et repétrissant poétiquement le Docteur Cornélius de Gustave Lerouge, les poèmes-conversations d'Apollinaire, les détournements sarcastiques du nécessaire plagiaire Lautréamont, voire ce redécoupage, remontage, remixage de la Tradition que les Classiques appelaient "Imitation" (et qui est aussi un détournement cut-upé plus critique qu'il n'en a l'air!), tout cela: même combat. Au fond, il n'y a rien de plus traditionnel que le cut-up comme... posture d'écriture de l'éternelle "modernité".
        Pour ces raisons, le cut-up a été pour moi un geste parmi d'autres, un moment de l'effort pour "trouver une langue". Je suis passé par là comme par tout ce qui a agité à tel ou tel moment la bibliothèque des "modernes". Tout le début de Power/Powder (Christian Bourgois, 1977) est un montage de fragments de textes journalistico-politiques sur l'Affaire Lip («à part quatre pages où je m'exprime personnellement, soit 1% du livre, j'ai retranscrit comme un scribe», est-il écrit p15 -- ce qui est d'ailleurs aussi une ponction dans un livre de... Maurice Clavel). Dans Voilà les Sexes (Luneau-Ascot, 1981), j'ai monté en dialogue des fragments cut-upés, d'un côté dans un célèbre entretien de Mao Tsé Toung avec le ministre français Pierre Bettencourt, et de l'autre dans une interview de Linda Lovelace, la star de Gorge profonde, publié par L'Organe (!), éphémère feuille porno: c'était, autour du pivot polysémique de "l'organe" (politique & sexe), une tentative de destruction carnavalesque réciproque des deux discours. C'était assez drôle (à faire), mais le résultat me semble maintenant très lourd, beaucoup trop démonstratif. Comme si le procédé, fixé comme tel, avait éteint sa propre vitalité, n'était plus que stéréotype, "vieille ligne" (voire vieille lune) à son tour.

ans Commencement (P.O.L., 1989), j'ai travaillé quelques passages à partir de cut-up. Mais j'ai gardé fort peu de choses. Le cut-up, dans ce livre, est plutôt auto-cut-up (?) des divers temps d'écriture: prélèvement dans des carnets de diverses époque, mixage-montage de ces diverses "époques". De même j'ai beaucoup prélevé-copié: dans Homère, dans Joyce, dans Sade, Béroul, Hésiode, etc... Mais c'est toujours ensuite retravaillé, roulé dans la matière complexe de l'écriture, déformé et remis en forme par de multiples autres procédés venus de la réthorique classique ou de mon petit meccano personnel: paragrammes flottants, écholalies approximatives, dérapages polysémiques mal contrôlés, etc...

chacun son débat avec le mur des langues mortes, à chacun sa façon d'y faire trou, s'il peut, pour les faire (re)vivre. Polyglottons, caviardons, mécrivons, cut-upons: tout est bon et rien ne fait loi en soi, parce que l'écrit ne tire pas sa vie d'un programme donné.
 

(25 Janvier 1993)



Notes