ous qui avions eu la folie de croire nous unir par le verbe, nous éprouvâmes -après que la parole eût commencé de faillir entre nous- un vertige persistant : l'amour. Mais peu à peu, faute de nous unir, parler devint douloureux. Son silence à présent me menace, j'y suis suspendu, redoutant, si elle le rompait, que la vérité nous sépare.
e
laisse, pour renouveler -puis achever- l'épreuve de cette obstinée mais muette
confrontation, se déployer sur son silence celui de mon écriture ; j'évoquerai
comme un tumulte d'impressions ce silence entre chaque ligne que je tracerai.
Je voudrais, grâce à cette parole intériorisée, suspendre l'angoisse qu'éveillerait
autrement un silence complet. Mais tandis qu'écrire vise à conjurer l'angoisse,
celle-ci, bien que révélée à elle-même, continue d'habiter la parole qu'elle
alimente (Je me suis vu de la même façon prier sous l'impulsion d'une envie
dont je cherchais à m'abstraire. Seulement, la honte excédant ma dévotion lorsque
je m'en rendis compte, j'abandonnais ma supplique. Je dus vouloir renoncer à
écrire, comme aurait renoncé à la turpitude un prêtre accablé par l'autorité
de son Dieu)... Il faudrait donc que l'insupportable infini où je replonge soit
définitivement suspendu par l'habitude et la contrainte. M'en tenir à mon devoir,
à la maigre totalité de ce que je maîtrise et connais - du moins, dois-je avouer,
jusqu'à ce qu'un doute, une question à peine formulée ou un désir quelconque,
fasse éclater cette plénitude d'emprunt. La parole dont la rigueur n'apaisa
pas l'angoisse fut si douloureuse qu'elle ne parvint plus qu'à indiquer uniquement
ce qu'elle n'avait pas su signifier à temps. Vint le remord...
N'aurais-je pas dû me taire plutôt que de
réclamer d'elle toutes sortes de choses ? Libre d'imaginer que j'en savais sur
elle davantage qu'elle-même, elle aurait voulu y répondre en me livrant d'elle
ce qu'elle croyait posséder de meilleur. D'elle je ne pouvais espérer recevoir
mieux que ce que m'eût concédé son désir. Mais naturellement craintive (et sourde
à elle-même), l'exigence amoureuse veille à ce que personne ne perce tout à
fait ses sentiments propres. Aucune des poses -pourtant si délicates ! - où
ne vaut qu'inavoué ce qu'il y a en nous d'authentique, ne m'était plus supportable.
Elle, au contraire, n'aurait pas toléré que je rectifias l'image qu'elle voulait
avoir de moi. Elle préférait, plutôt que d'écouter mes confessions amoureuses,
perpétuer les simulacres. Elle exigeait de mes mensonges qu'ils restassent infaillibles
et ne pouvait supporter aucune équivoque dans mes omissions. Mon rôle ne devait
plus consister qu'à incarner au mieux cette identité factice et idéale, tout
mon désir de lui plaire n'aurait pas suffit à faire de moi un être aussi définitif.
L'amour naquit entre nous comme une chimère bicéphale. Je m'en rendis compte
en le lui proclamant.
La fréquentation amoureuse nous conduit
à exprimer ce qui réside en deçà de l'idée que nous nous faisons de nous-même.
À l'angoisse qu'éveille notre indétermination répond la crainte d'une éventuelle
méprise sur ce que nous sommes. Ce fardeau finit par faire peser le soupçon
sur chacun de mes désirs. Les paroles que je lui adressais, faute de ne jamais
pouvoir signifier pleinement aucun de ces désirs, se sont faites pressantes.
J'avais dû, pour m'autoriser à évoquer mon amour sans bornes dans les limites
de ce que je pouvais en dire, pour m'autoriser à le faire aussi inlassablement
que le réclamait cet amour - et sans jamais faillir - me convaincre abusivement
de sa culpabilité. Comment ai-je pu lui reprocher d'interdire par sa seule existence
la totalité irréelle que mon désir cherchait à conquérir ? Au nom de cet amour,
humilié aussitôt que prononcé -et elle seule à qui je le portais en était témoin-,
je l'aurais -si le remord n'avait surgi- détruite, réduite à néant et rendue
à l'éternité (laquelle m'apparut la plus conforme à cet amour). Or, moi-même
l'ayant désignée comme coupable, elle n'en était que plus innocente. Et nous
restions pour ainsi dire d'autant plus éloignés l'un de l'autre que c'était
moi seul qui était l'auteur de cette accusation.
e
voudrais me tourner vers une supposée plénitude du livre plutôt que d'endurer
la fluence du temps dans ma chair. Je suis devenu celui par qui le temps passe
et ce qui lui survit péniblement. L'isolement, l'abstinence, ont fait de mon
corps un tombeau de chair. Je voudrais faire de mon texte une peau durcie par
les secousses du corps. Mais écrire pourrait-il réellement me soustraire au
manque de son corps à elle ? Peut-être Notre Unique Sexe ne fut-il qu'une fable
? Mais nous immoler l'un à l'autre nous faisait au moins jouir. En nous accouplant,
nous accomplissions ce dépérissement respectif avec l'impression délicieuse
et fausse de nous annuler l'un l'autre. Mais que dire de pareils instants dès
lors que la parole éloigne d'elle ce qu'elle désigne ? À moins, peut-être, d'en
trouver une métaphore heureuse, ce qu'elle prononce vient tout juste de lui
échapper. Impossible de signifier ce mouvement. Au mieux feindre de l'épouser.
Car je serais le monde même, si la réalité pouvait être entièrement contenue
dans mon propos.
Seul, je ne coïncide plus qu'à mon désir
; l'angoisse ne s'épanche plus qu'en désirs toujours plus intenses, plus ultimes
- c'est qu'à force de désirer, je ne devais bientôt plus supporter que le recul
indéfini de toute possibilité de jouir. Redoutais-je le déboire amoureux au
point de ne plus désirer que celle qui me résistait en retour ? Tombant amoureux,
j'étais promis à un désir insatiable. L'amour devint en quelque sorte l'unique
moyen grâce auquel je pouvais m'abandonner à l'inaccomplissement du désir. C'est
sans doute la raison pour laquelle quiconque s'élance vers l'amour s'effondre
lorsqu'il croit le saisir... Même si, dans l'angoisse à laquelle m'ouvre la
solitude, la peine m'interdit d'agir, le monde y apparaît terriblement fascinant
; dans la démesure qui suit l'apathie, la pensée renaît. Une douloureuse avidité
de savoir s'enracine dans cette angoisse qui, il y a quelques instants, m'avait
tétanisé.
L'incantation amoureuse se veut un souffle
de vie cristallisé. Mais ce qui revit ne peut qu'avoir continué de vivre, de
périr, et de même à se mouvoir et à laisser se dissoudre tel aspect authentique
auquel notre attention ne s'arrêtera désormais plus. Un souvenir, quel que soit
son contenu, paraît toujours vrai à celui à qui il revient. Mais ce retour transforme
; invoquer, évoquer, donnent vie : la nuit nous plonge dans ces souvenirs -et
leur reflet à venir, le désir- ; nuit obscurément inactuelle, où se dissipe
dans la pénombre d'un rêve éveillé l'habituelle modulation du temps... La jupe
retroussée, devant l'eau noire et les fenêtres aveugles, je la branle jusqu'à
l'agonie. C'est toujours la nuit qu'elle me manque.
e
glissais auparavant avec indifférence d'un corps à l'autre, pour m'en lasser
aussi rapidement que je leur succombais. Ils s'éclipsaient au matin sans jamais
m'avoir vraiment comblé ; sans que jamais je ne désire plus rien d'autre ? Sans
cesse déçu, ma paresse grandissait au fil des nuits. Il m'était en fait impossible
de distinguer ce que je désirais. Exaspéré, je multipliais les rencontres. Je
peux dire, sans parler de l'ennuyeuse prudence avec laquelle nous opérons aujourd'hui,
que je ressentais ce qu'un être incapable de mourir à lui-même devait éprouver
n'étant pas Dieu (Je désespérais de ce Paradis où, proche de Dieu, ma foi m'aurait
abandonné. Telle aurait été notre connivence que je ne l'aurais ni adoré ni
craint).
C'est alors que l'immortel accueillit avec
joie son dépérissement. Il défaillit devant l'immensité qui le séparait de cette
femme et se consuma dans les trépidations qui tentèrent de l'en rapprocher.
Ce désert, dans lequel je ne pouvais me perdre, sans nul accident qui me permît
d'apprécier aucune grandeur, disparut au moment même où elle y apparut. Je pouvais
redouter, si on se séparait, d'y errer de nouveau. Mais ne pouvant rien oublier
d'elle, chacune de ses absences me la rendait à jamais plus présente. Cette
alliance semblait plus éternelle qu'aucune perpétuation, ni par le nom ni par
l'engendrement. Le destin que m'avait ordonné Dieu ne m'offrait d'autre moralité.
Notre débauche creusait, entre elle-même et la désillusion qu'appelle une morale
commune et utilitaire, un gouffre immédiat.
Le jeu nous ouvrait à la jouissance, à l'appropriation réciproque. Nous n'étions
plus, elle et moi, que deux amants jouant l'un de l'autre sans autre règle qu'une
cruelle inconstance. L'impossible unité que nous croyions former volait en éclats
dans les entrelacs du corps (précisément là où, je le croyais, Dieu ne devait
pas rejoindre notre acharnement). Car l'on jouit d'autant plus que l'on déchoit
avec esprit. On s'abandonne au mal en exigeant tout de l'instant, sans prétexter
aucun vice, dans un présent si absolu qu'il ne se connaît aucune limite. Au
sortir de la masse à laquelle on s'est mêlé et qui va disparaître, on émerge,
c'est vrai, nu, confus, bousculé, mais entier ; viande lourde, comme après s'être
masturbé - une fois disparus les débris d'un corps plutôt fantasmé que vu.
L'écoute du mal dessille face à la création.
Ce qui résiste doit être foulé dans son impureté. Et ce n'est pas tant l'immoralité
que justement cette impureté qui est l'appât du sexe : c'est le retournement
de ce qui est admirable, comme une femme amoureuse et prude offrant sa vulve
souillée de sang. Il est en nous cette indispensable naïveté nécessaire à notre
ravissement. Mais non l'innocence... Sans quoi l'on ne saurait vraiment jouir
mais n'être que satisfait. Si je cherche en elle quelque chose comme le sentiment
d'une mise à bas, ce qui m'intéresse dans la venue au monde -alors que je plonge
entre ses cuisses dans une lave qui m'avale, me régurgite, pour m'engloutir
à nouveau- c'est la douleur de mes sens violemment stimulés... Et puis le moindre
de ses baisers, qui évoquait pour moi constance et régularité, m'apaisait...
Mais nos corps à corps... Ils appelaient sans cesse leur dépassement ; nous
tendaient à leur limite ; jusqu'à nous conduire à devoir renoncer à eux. Si
substituer un autre homme à moi devait suffire à perpétuer l'irrégularité que
réclame la difficulté de jouir, il me fallait y renoncer seul. L'agressivité
croissante de mon désir attisait ma jalousie. Qui pouvait mieux que moi coïncider
à elle? Je dus boire jusqu'à vomir pour continuer à la baiser.
e
l'avais vue retourner la bête tendrement, puis la replacer contre le trottoir.
Nous étions restés sans savoir si l'animal devait périr ou non. Nous devions
craindre, en essayant de l'abattre, de le faire souffrir davantage. J'aurais
écrasé sans hésiter n'importe quel insecte, n'importe quelle mouche agitée par
l'orage. J'aurais aussi noyé sans scrupule une portée indésirable. Mais cette
inquiétante facilité m'avait quitté. J'esquivais la torture que mon départ prolongeait
loin de moi. Près de moi, je sentais chez elle mon remord partagé. Et sa honte
à elle supposait un reproche : - ne pouvions nous pas l'emmener avec nous ?
Je devais me haïr moi-même tant je lui donnais raison. Cependant, pour moi,
rien de vivant ne devait s'interposer entre nous, pas même l'agonie de cette
créature. Nous restions l'un près de l'autre, avec une impassibilité qui nous
eût certainement paru absurde si chacun de nous avait été seul dans cette situation.
Notre amour avait triomphé du désir autant que de la vie. Sa souveraineté faisait
régner la paix jusqu'à interdire la lutte qui, dans la jouissance, nous avait
opposés. La pureté de nos rapports nous séparait, de même qu'elle nous coupait
du monde. Mais était-ce encore vraiment de l'amour ? Cet amour né de l'angoisse
et de la solitude. Etait-ce encore de l'amour que de rester béats si près du
dégoût, ou alors folie douce et sotte ?
Il me fallut le temps pour comprendre (ou
admettre) qu'elle ne partageait plus aucune des épreuves qu'entraîne habituellement
la dépendance amoureuse. C'est une fois seulement que je réussis à m'en convaincre
que je me mis à éprouver envers elle une haine violente. Le sentiment de cette
imposture me rendit son existence scandaleuse. Cependant mon imagination continuait
de me la rendre présente. Un vacarme lancinant résonnait qui remplissait mon
ennui. Des fantasmes revenaient sans cesse, identiques ; des parties de son
corps m'obsédaient. La nuit, je ruminais pour elle des lettres assassines. Cette
façon de m'adresser à elle, par-delà sa voix, par-delà sa vue, et tout ce qui
pouvait attiser la souffrance de ne plus la voir, cette manière désincarnée
de l'atteindre en moi, n'eut d'autre fin que de venir à bout de mes souffrances.
Conversant avec moi-même, j'étouffais le feu qui me consumait en l'éloignant
de moi. J'ai pensé qu'écrire imposerait silence à ce fantôme ; qu'il fût condamné
par l'écriture, mis à mort par ce geste. Du moins pensais-je le tuer sans succomber
avec, en l'écartant d'abord de moi - puisque en écrivant, ce qui me semblait
fatalement identique à moi pouvait devenir autre selon ce que j'en disais. Mais
pour cela, il faudrait écrire et réécrire jusqu'à l'épuisement, sinon jusqu'à
l'achèvement toujours prématuré du texte ; jusqu'à ce que la satisfaction autorise
l'abandon et dissimule, en la simulant, mon impossible sortie de moi...
l
y a décidemment plus d'un point commun entre la recherche de Dieu -de
sa Présence- et la quête, au coeur de la vie, de cette invention
littéraire qu'est l'amour; les-chrétiens ont sans doute voulu
évoquer -plus que la présence de Dieu sur terre- la parfaite abstraction
désirante de ces deux figures, dans l'Incarnation. Mais ceci, au
lieu de nous rapprocher de Dieu, propulse surtout l'amour dans sa sphère
et l'arraché de notre vie.
Au même titre que nul ne s'accomode
malgré sa parfaite aptitude à concevoir l'inéluctabilité
de la mort qu'elle soit aussi pour soi (que le singulier soir brutalement happé
par le général), nul -et ceci bien qu'il n'ait jamais vu l'amour
autour de lui à la hauteur de celui qui alimente nos bibliothèques-
n'admettra n'être pas au-dessus de cet échec millénaire
: l'absence de tout constat, au lieu de le décourager, le convaincra
que si l'amour n'est pas encore au monde c'est que personne autant que lui n'a
été apte à lui donner le jour... là où sa
raison devrait le conduire à conclure que si l'amour n'est pas au monde,
c'est qu'il est un produit aussi hybride et inviable de parties inconciliables
qu'un minotaure ou une sirène (car l'amour se veut être ivresse
ET paix). Peut-être est-ce d'ailleurs ce projet lui-même -le
fait qu'il y ait simplement un projet- qui interdit la spontanéité
nécessaire qui pourrait -dans le meilleur des cas- en être le berceau.
Hélas, nous ne pouvons pas
apprendre à oublier comme on travaille sa mémoire, et ce qui est
su ne peut être effacé; est-ce alors ce que nous savons de l'amour
qui nous condamne à ne pas pouvoir nous aimer?
Je finirai sur cette hypothèse
: c'est au prix du renoncement à notre orgueil que l'on peut envisager
de toucher à l'ivresse extrême de l'amour. Cette condition, seule,
nous fait accepter l'idée d'être vu dans la vulnérabilité
totale à laquelle se livre pieds et poings liés l'amant; ensuite
de quoi, l'aspiration à trouver la paix d'une union durable n'est viable
qu'à la condition de reconquérir pas à pas cet orgueil
un moment repoussé. Cette reconquête achevée, l'ivresse
n'est plus qu'un vague souvenir aux odeurs de champs de bataille.