« L’inadéquation ne caractérise-t-elle pas tout ce
que nous utilisons pour percevoir et décrire le monde ?
Les signes du langage ne sont ils pas tout aussi « inadéquats »,
fût-ce différemment, que les images ?
Ne savons nous pas que la « rose » en tant que mot sera toujours
« l’absente de tout bouquet » ?
On conçoit l’aberration d’un argument qui voudrait jeter
au panier toutes les paroles ou toutes les images
sous prétexte qu’elles ne sont pas toutes, qu’elles ne disent
pas « toute la vérité »
(Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, ch.II, Minuit, 2003, Paris).
Le concept de science apparaît historiquement dans l’antiquité
grecque. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait aucune science ni
avant ni ailleurs, mais que c’est chez Platon que l’on trouve une
réflexion explicite sur ce qu’est un discours vrai et ce que peut
être la science véritable. Pour ce faire, Platon oppose la science,
qui est la connaissance véritable des choses en elles-mêmes, à
l’opinion, qui est la connaissance imparfaite des choses selon leur apparence
et notre point de vue.
Pour mettre en évidence le concept de science, il faudra bien entendu
fournir les critères grâce auxquels elle peut être établie
: la science réclame la cohérence des éléments du
discours ou des idées entre eux, leur correspondance avec les faits,
l’établissement de principes intangibles, l’émancipation
des affects et la recherche des causes et des lois. Une fois que nous aurons
exposé à peu près la méthode ou, du moins, les conditions
de la science, nous pourrons nous demander quel est son objet. Nous l’avons
dit, il s’agit pour Platon de l’être en soi des choses qui,
à la différence des apparences, reste immobile dans le temps.
Tous les objets ne sont-ils pas dans ce cas susceptibles d’être
scientifiquement connus dès lors que l’on se détache de
leur apparence ? Effectivement, peu à peu s’est renforcée
l’idée que la science est capable d’aborder au fil du temps
tous les objets de la nature et qu’au terme de son progrès l’homme
possédera une connaissance complète de toute chose. Mais la question
se pose alors de savoir si cela est possible et même souhaitable. Car,
parmi les objets de la nature, se trouve également l’homme qui,
en raison de sa liberté constitutive, ne saurait être totalement
soumis au déterminisme de la science.
La science contemporaine doit de toute façon se résoudre à
affronter une contingence ontologique irréductible. L’idée
du progrès vers l’achèvement de la science se trouve remise
en cause par le fait qu’il existe des limites insurmontables à
la thématisation scientifique. La séparation voulue par Platon
entre science et opinion semble alors aujourd’hui battue en brèche.
Faut-il en conclure que la science n’existe pas et qu’il n’y
a que des opinion plus ou moins conformes à la réalité
? Si ce n’est pas le cas, il importe au moins de préciser quel
est le mode d’existence de la science afin d’éviter tout
abus en son nom.
*
Chez Platon, le philosophe Socrate dénonce la manière dont les
Sophistes utilisent leur savoir faire éristique pour persuader leurs
interlocuteurs de ce qu’ils veulent leur faire croire au lieu de leur
enseigner la vérité. Le philosophe apparaît alors comme
un juge impartial, tandis que les sophistes, malgré leur savoir, restent
au service de l’opinion.
Par philosophie on peut comprendre La Philosophie comme discipline à
laquelle je me réfère en faisant allusion à Platon, mais
aussi, et surtout, Le Philosopher comme attitude critique subjective mais rigoureuse.
Il ne revient pas à la philosophie, comme à la science, de dire
ce qui est vrai. La philosophie possède avant tout un rôle critique
et, à ce titre, peut se permettre de souligner la fausseté des
opinions et, dans une certaine mesure, la relative non fausseté de la
science. La tradition philosophique platonicienne distingue, parmi les connaissances,
les connaissances scientifiques - qui sont parfaites - et les opinions - qui
sont sujettes à erreur (1).
La tâche de l’épistémologie revient alors à
établir les critères permettant de distinguer les jugements scientifiques
par rapport aux jugements d’opinion. Si donc la philosophie possède
une dimension dogmatique, c’est seulement d’un point de vue formel,
en donnant les conditions de possibilité de la connaissance scientifique.
Quels sont donc ces conditions essentielles auxquelles doit obéir un
discours pour prétendre à la scientificité ?
Les deux critères principaux requis pour la science sont la cohérence
des idées entre elles - notamment en mathématique - et la correspondance
des idées avec les faits - notamment en physique (2).
Selon ces deux critères, nous dirons que l’opinion présente
moins de cohérence entre les croyances et qu’elle correspond moins
précisément aux faits que la science. Y a-t-il un lien entre les
deux ? D’après moi, une opinion se trouve révoquée
d’abord parce qu’elle s’avère incompatible avec d’autres
opinions. Ce n’est qu’ensuite qu’on découvre que cette
incompatibilité vient d’un décalage trop important entre
les faits et les idées. Autrement dit, c’est l’incohérence
qui indique l’inadéquation et non l’inverse. L’inadéquation
est d’autant moins fiable qu’on ne saurait comparer la connaissance
avec les faits en se plaçant à l’extérieur de la
connaissance. Cependant, on peut émettre l’hypothèse d’une
théorie générale du monde cohérente mais inadéquate
à la réalité. Car il n’est pas évident que
la cohérence et l’adéquation doivent dépendre l’une
de l’autre.
Bien qu’un des principaux critères de scientificité soit
la cohérence, la non contradiction entre les croyances, une théorie
peut être parfaitement cohérente et s’avérer fausse
parce qu’elle ne correspond pas à la réalité ; ce
qui renvoie à l’hypothèse selon laquelle il serait possible
de composer une œuvre de science fiction d’une cohérence parfaite
et qui dépasserait même sur ce plan le degré de cohérence
de la science réelle. C’est donc une question toujours en suspens
de savoir s’il suffit qu’une théorie soit parfaitement cohérente
pour être vraie. On peut objecter qu’une théorie entièrement
cohérente peut n’avoir aucun rapport avec la réalité.
Il est par ailleurs difficile d’établir si une théorie est
absolument cohérente. On peut découvrir tardivement des points
contradictoires, ou ne serait-ce que certaines ambiguïtés. C’est
d’ailleurs ainsi que les théories se trouvent renouvelées,
à partir des incohérences relevées dans un système
prétendument abouti. Dès lors, si on ne peut être certain
qu’une théorie correspond fidèlement aux faits et répond
à une parfaite cohérence, quel sera le critère de la scientificité
?
La certitude de la science peut s’appuyer sur la force de son argumentation
et sur l’acceptation et le partage par une communauté de ses «
vérités ». Dans ce cas, la certitude est temporaire et intersubjective
(3). Elle cesse dès
lors que l’argumentation s’effondre et que l’on ne partage
plus ce qu’elle énonce. On découvre alors l’opinion
et son manque d’argumentation. Pour autant, une opinion ne peut être
caractérisée par le fait qu’elle est partagée par
quelques uns et non par tous. Sur ce point, une science juvénile peut
avoir le même caractère. D’un autre côté, le
nombre de personnes convaincues par une théorie n’indique rien
sur la valeur de celle là, puisqu’un homme peut avoir aussi bien
raison que tort contre tous. Galilée illustre communément le premier
cas ; quant au second, l’histoire prend rarement la peine de le rapporter.
Nous voyons comme est relative la différence entre la science et l’opinion
(4).
Les apparences peuvent être soit vraies soit fausses ; tandis que les
essences, en vertu de leur caractère analytique, ne peuvent qu’être
vraies (5). Par exemple,
que tel triangle que j’observe soit seulement isocèle au lieu d’être
équilatéral, cela peut rester indéterminé en l’absence
de mesure précise ; par contre, si j’établis que ce triangle
a deux côtés seulement de même longueur, je dois en déduire
infailliblement qu’il est isocèle. Dans le premier cas, les chances
de se tromper sont importantes en raison du manque de précision des organes
sensoriels ; tandis que dans le second cas, je peux difficilement me tromper,
à moins de confondre un mot avec un autre.
Que ma conclusion soit scientifique ou non dépend donc de la nature de
mes prémisses. Si mes prémisses d’observation sont incorrectes
par rapport à la réalité, ma conclusion sera fausse par
rapport à la réalité, même si elle est bien déduite
des prémisses. Par contre, à partir des prémisses elles-mêmes
telles qu’elles sont, je dois être capable d’effectuer une
déduction correcte. Autrement dit, l’aspect improbable de l’opinion
vient de la difficulté à faire coïncider la réalité
avec le langage ; tandis que l’aspect évident de la science vient
de ce qu’elle se pratique véritablement à l’intérieur
même du langage. Là où l’erreur est vraiment possible,
c’est dans l’affirmation des prémisses par l’intuition,
tandis qu’elle n’est pas possible, après vérification,
dans la déduction.
L’erreur apparaît lorsque l’on prend, dans les prémisses,
une simple hypothèse pour un principe. Si l’hypothèse est
fausse, tout ce qui en découlera, malgré sa cohérence,
sera faux. Plus précisément, ce ne sera pas la déduction
qui sera fausse mais ce à partir de quoi elle aura été
faite (de telle sorte qu’il est possible qu’avec des prémisses
fausse et une démonstration fausse, on arrive à une conclusion
vraie).
Le tout est plus grand que la partie est un principe, car il est valable dans
tous les cas ; tandis que les parties d’un tout sont en nombre infini
est une hypothèse qui n’est pas valable dans tous les cas. On peut
redéfinir ainsi la différence entre principe et hypothèse
: l’hypothèse est vraie ou fausse selon qu’elle rend compte
de la réalité ou des apparences - ce qui peut être difficile
à établir - ; tandis que le principe est nécessaire et
toujours vrai en ce qu’il vaut indépendamment de l’expérience.
L’hypothèse est donc susceptible de fausseté dans la mesure
où ce qu’elle énonce peut ne pas s’accorder avec les
choses. Le principe, lui, ne saurait être faux (ni même vrai, d’ailleurs),
car il est de façon autonome, comme une règle que l’on énoncerait.
Cette dernière connaissance est appelée intelligente par Platon
et s’oppose à la connaissance discursive intermédiaire entre
la science et l’opinion (6).
Ce qu’indique l’hypothèse est donc seulement possible et
peut être différent de ce qu’elle avance, tandis que ce que
le principe traduit est nécessaire et ne peut pas être autrement.
Il est impossible que le tout soit plus petit que la partie, sans quoi nous
devrions appeler «tout» la partie et «partie» le tout
; en revanche, il est parfaitement possible, même si cela n’est
pas nécessaire et valable en tous les cas, que le nombre des parties
d’un tout soit fini. Un principe est vrai par lui-même en vertu
de la logique du langage que nous utilisons et consiste en une certaine tautologie,
tandis qu’une hypothèse est vraie en vertu du fait auquel elle
doit plus ou moins bien correspondre. Cela signifie au fond qu’il n’y
a de science qu’immanente au langage lui-même, mais qu’une
science des faits est au sens strict impossible. Nous allons voir maintenant
que cette incertitude des faits est liée à l’investissement
de la sensibilité et à la valeur que nous attachons à l’expérience.
Platon explique l’imperfection de la connaissance par l’influence
de la sensibilité et du mouvement. La vision, par exemple, nous fait
prendre le reflet pour la chose, l’illusion pour la réalité,
et ne saurait nous donner une notion exacte de la réalité (ce
que confirme, entre autre, notre conception héliocentrique actuelle de
l’univers, laquelle est contredite par notre perception) ; quant au mouvement,
il rend fausse la proposition vraie et, inversement, vraie la proposition fausse
(la proposition « il fait jour » n’est vraie que la moitié
du temps) (7). La perception
sensible est donc trompeuse. Elle ne saurait suffire à nous faire connaître
la vérité et posséder la science. Mais que nous ayons différentes
facultés, la sensibilité et l’intellect, signifie-t-il qu’il
y a également différents objets qui leur correspondent ?
Les objets scientifiques ne sont ni sensibles ni mouvants (8).
Ce sont des objets intelligibles qui constituent les originaux des sensibles.
On ne comprendra rien de ces derniers si on ne les appréhende pas par
leurs originaux. Cette thèse platonicienne consiste plus précisément
à soutenir que, pour connaître une chose scientifiquement, il faut
connaître son essence, c’est-à-dire les caractéristiques
inhérentes à un genre de chose - comme la sphéricité
pour le ballon - et non les propriétés propres à une chose
individuelle - comme la rougeur de tel ou tel ballon. De quelle manière
doit on alors procéder pour appréhender les objets intelligibles
et laisser de côté les objets sensibles ?
La science doit s’émanciper du témoignage immédiat
des sens, elle doit s’en détourner, pour ne se fier qu’à
des intuitions internes ou pour réfléchir sur l’expérience
et en dégager des abstractions (9).
Dans le premier cas, on refuse absolument tout recours à l’expérience
pour ne se rapporter qu’à un monde intelligible fait d’essences
; tandis que, dans le second cas, il faut partir de l’expérience
et s’en abstraire peu à peu afin d’en déterminer les
lois. On peut dire que l’idée, dans ce dernier cas, est une sorte
de résumé de la sensibilité et non une réalité
parallèle. La démarche abstractive présente un intérêt
en ce qui concerne les choses concrètes et observables, mais l’intuitive
n’a pas disparu dès lors que l’on s’occupe de domaines
symboliques comme les mathématiques ou encore pour la construction de
modèles.
Le sentiment - non plus, cette fois-ci, externe de la sensation mais interne
de l’émotion - est rejeté hors du domaine de la science
et indique celui de l’opinion. Une donnée scientifique aura donc
plus de chance d’être telle si elle est reconnue comme vraie malgré
notre sentiment. Cela implique que la connaissance scientifique elle-même
est indépendante du fait qu’elle nous plait ou nous déplait.
Il n’y a pas des heureuses ou des bonnes nouvelles en science mais simplement
des nouvelles. Il faut donc, aussi contradictoire que cela parait, adopter le
point de vue qui consiste à ne pas avoir de point de vue.
On doit se méfier des données sensibles et ne faire confiance
qu’à ce qui est clairement intelligible. Quand on demande son avis
à quelqu’un, celui-ci sera davantage crédible s’il
appuie son jugement sur des justifications objectives et rationnelles plutôt
que sur sa seule perception. Par exemple, s’il désigne un coupable
non pas parce qu’il n’aime pas une personne et qu’il lui semble
l’avoir vu près du lieu du crime, mais par ce qu’il possède
des témoignages, par ce qu’il a recoupé les emplois du temps,
recueilli des preuves tangibles, etc.. C’est donc un critère important
de scientificité ou, du moins, d’objectivité, que de tenir
compte le moins possible du point de vue du sujet. Ainsi, une disposition préliminaire
à la connaissance scientifique est la remise en cause du point de vue
propre initial.
*
En science, on s’intéresse aux faits et, surtout, aux causes
des faits (10). Ainsi,
ce que l’on reproche à l’opinion, c’est non seulement
de mal décrire la réalité, mais en plus de mal l’expliquer.
Un énoncé d’opinion s’attache à une vision
tronquée ou déformée de la réalité, à
des aspects inessentiels qu’on tente ensuite d’expliquer par des
causes excentriques (tout comme mon arrière grand-mère qui soutenait
sans ironie que la neige tardait en hiver à cause du Sputnik).
Toutefois, les causes de nombreux phénomènes demeurent mal connues.
On peut remarquer que l’homme en général connaît davantage
de causes à mesure que le temps passe, mais que cette connaissance n’est
pas partagée par tous et que beaucoup se trouvent plongés dans
un univers technologique qui accentue leur sentiment d’ignorance. Je connais
les causes de nombreuses choses ou, du moins, des consécutions d’effets
: l’eau qui coule lorsque je tourne le robinet ; la porte qui claque quand
il y a un courrant d’air. Mais beaucoup de causes me sont inconnues et
d’autres encore sont inconnues des hommes. Je suis même pris de
vertiges à l’idée de toutes les causes que les autres hommes
connaissent ou ont connues et qu’il me faudrait connaître, de toutes
les causes encore inconnues qu’il faudrait connaître et encore de
toutes celles qu’il ne faut pas oublier. Ce vertige peut être creusé
par le fait qu’en les causes, contrairement aux relations positives entre
phénomènes déjà connus, nous découvrons des
mondes inconnus qu’il faut qualifier, ceux des cellules, des molécules
etc., et formons de nouvelles mythologies. Ce fut sans doute pour leur échapper
un certain moment que les scientifiques crurent bon d’assigner à
la science la recherche des lois plutôt que des causes.
La nécessité des phénomènes apparemment contingents
est déterminable à condition d’en découvrir les lois.
Il n’y a plus, à l’âge classique, de limite ontologique
à l’avènement d’une science totale susceptible de
tout expliquer, mais une limite épistémologique liée à
la finitude de l’entendement humain. On suppose alors que le monde est
entièrement déterminé et ne contient aucune part de hasard
mais que l’homme n’est pas en mesure de connaître avec précision
les déterminismes complexes de chaque chose. Le monde n’est plus
coupé en deux moitiés, la céleste et parfaite, d’un
côté, et, de l’autre, la terrestre et imparfaite - où,
en plus des mouvements naturels, des mouvements violents ont lieu. L’univers
se trouve entièrement soumis aux lois divines (11).
Toutefois, puisque l’homme reste inférieur à son créateur,
il ne peut connaître toute sa création. On constate alors que le
découpage entre ce qui est objet de science ou non est effectué
différemment et ne tient plus à la différence entre le
monde céleste et terrestre mais entre la nature telle qu’elle est
et la nature telle qu’elle est connue par l’homme, c’est-à-dire
telle qu’elle lui apparaît.
L’opinion soit reconnaît qu’elle n’est pas la science
et qu’elle est insuffisante par rapport à la réalité,
soit elle se prend elle-même pour science. La différence entre
science et opinion ne peut donc être faite qu’une fois que l’on
possède la science, c’est à dire que l’on connaît
ce qui est et qu’on le différencie de ce qui nous apparaît
(12). Les propositions
scientifiques traduiront alors ce qui est, tandis que celles de l’opinion
portent sur ce qui est apparu (13).
Mais dans bien des cas, ce qui fut reconnu comme vérité fut ensuite
relégué au rang d’opinion dès lors qu’une thèse
concurrente parvint à la supplanter, ainsi en est-il des théories
scientifiques devenues obsolètes.
La réconciliation entre le ciel et la terre a comme effet bénéfique
d’incorporer le temps comme une condition de la science. Le facteur temporel,
grâce auquel les opinions qui concernent les phénomènes
naturels peuvent devenir progressivement des énoncés scientifiques,
gagne en importance. Ainsi, la science se trouve placée, à travers
la notion de progrès, dans la continuité de l’histoire,
au lieu de représenter un domaine à part se distinguant par la
nature de ses objets. Ainsi, tandis que les sphères du temporel et de
l’éternel (et donc du scientifique) étaient radicalement
séparées dans l’antiquité, elles se trouvèrent
peu à peu jointes par la pensée moderne ; le temporel conduisant
à l’éternel, lequel ne fut plus hors du temps mais à
la fin de celui-ci. La distinction entre science et histoire, qui fut objective
dans l’antiquité - en ceci qu’il existait deux types d’objets
tombant sous l’une ou l’autre de ces disciplines -, devint donc
subjective au sens où un même objet, d’abord connu historiquement,
pouvait devenir su scientifiquement dans le temps (14).
Cette révolution tint au fait que les essences, au lieu d’être
des réalités séparées, s’avérèrent
être des abstractions effectuées par l’esprit à partir
des données empiriques.
Le tournant épistémologique consistant à placer la science
dans l’histoire ouvrit une ère d’optimisme. Cette foi en
l’histoire tint au rejet du mouvement chaotique en soi et à l’explication
de la contingence par la limite ponctuelle de la connaissance humaine. La science
put naître ainsi d’une adaptation progressive de la connaissance
à l’être, avec la transformation progressive de la contingence
en erreur résolue (15).
C’est donc un modèle particulièrement optimiste qui apparut
avec la notion de progrès des sciences ; comme si, peu à peu,
le perfectionnement de notre science devait impliquer une harmonisation des
sociétés sur un modèle naturel (16).
En effet, on se prit à espérer connaître progressivement
les lois gouvernant l’humain au même titre que celles qui gouvernent
la nature et, par là même, à remédier aux maux produits
par l’homme comme ceux issus de causes naturelles. Mais l’on sait
ce qu’une pareille utopie devrait impliquer en fait : une capacité
de surveillance et de contrôle social. Libérant l’homme de
fardeaux naturels et suscitant l’espoir, la science en politique réclame
de lourdes contreparties.
L’univers moderne obéit, au point de vue macroscopique aussi bien
que microscopique, à des lois universelles, mais nous n’avons ponctuellement
qu’un point de vue local destiné à s’étendre
au point de vue global. L’harmonie de l’univers - céleste
autant que terrestre - est un présupposé sans doute inspiré
par le constat des progrès de la science et par la découverte
des lois qui régissent les phénomènes jusqu’alors
considérés comme chaotiques. Ainsi, s’il faut trouver une
genèse au changement de paradigme d’arrière-fond de la science,
on peut la situer au niveau de la conscience de la résolution des problèmes
qui semblaient auparavant ne jamais pouvoir être réglés
ni théoriquement ni techniquement. Il est vrai cependant que c’est
l’invention d’un paradigme qui entraîne la résolution
(Khun). Mais la validation d’une théorie comme nouveau paradigme,
son inscription, dépend tout de même de la prise de conscience
de la force d’une hypothèse. Il s’agit alors d’une
question d’histoire plus que de science.
On devine bien quels seraient les avantages et les inconvénients d’une
ère scientifique totale. D’un côté, nous serions préservés
contre toutes surprises et éventuellement capables de maîtriser
n’importe quel événement. Mais, de l’autre, nous mènerions
une existence sans espoir et répondant à une parfaite fatalité,
si bien qu’aucune action ne pourrait jamais être mise sur le compte
de la décision personnelle. Cette condition issue d’une quête
de paix civile idéale, de sécurité totale, entraînerait
l’établissement d’une société mécanique,
lisse et cauchemardesque à la George Orwell.
Il suffirait donc en principe de mettre à jour les lois qui gouvernent
la nature (17) pour
être capable d’en anticiper tous les mouvements. Selon cette utopie,
l’état achevé de la science devrait correspondre au stade
du décryptage total du réel, de la prévisibilité
parfaite de tous les événements mais, également, de la
reconnaissance du déterminisme absolu et de la péremption des
idées de contingence, de hasard, de volonté, de spontanéité,
de liberté, etc.. Cette utopie est nécessaire à la science,
comme principe directeur, pour qu’elle s’efforce de faire des découvertes
et de les assembler. Mais, quant au fait que cette vision devienne réalité,
on peut se demander si cela est possible et même si c’est en tous
points souhaitable. Il semble en effet impossible que nous puissions vivre avec
une longueur d’avance sur la complexité du réel, comme en
état de constante anticipation, et aussi peu souhaitable étant
donné que nous serions plus que les spectateurs passifs et sans liberté
de notre existence. Ce songe atroce vient d’après moi d’une
confusion, d’un désir naïf de confusion entre le réel
et le symbolique.
La science traduit en équations le rapport réglé entre
les éléments de l’univers, ce qui lui permet de prévoir
le cours des événements. Ici apparaît, comme caractéristique
de la science, la traduction des faits en symboles, le symbolisme et, surtout,
le symbolisme mathématique - c’est-à-dire l’usage
des nombres, plutôt que des mots usuels, afin de moins pâtir de
la polysémie de ces derniers. Nous possédons une connaissance
plus précise des choses lorsque nous les exprimons en nombres plutôt
qu’en mots. Je serai plus exact en disant, par exemple, que cent personnes
sont venues à une soirée qu’en disant que beaucoup de personnes
sont venues. Beaucoup se rapporte moins à une question numérique
qu'à une appréciation qualitative. Car cette dernière suppose
une valeur perçue, une appréciation (beaucoup), une impression
sur le nombre considéré comme important pour nous plutôt
qu’en lui-même.
La science consiste donc en une simplification symbolique et en une généralisation
de l’expérience. En même temps, elle rompt avec le langage
ordinaire et nos habitudes intuitives. La science est simplificatrice dans la
mesure où elle tire des lois générales concernant un type
de phénomène particulier susceptible de multiples occurrences,
mais sa complexité vient de ce qu’elle s’arrête artificiellement
sur un aspect du réel qu’elle développe abondamment. De
ce fait, naissent les jargons, les spécialisations, l’isolement
des matières et, finalement, l’exclusion réciproque des
sociétés là où la science devait pourtant rassembler.
A cet éparpillement négatif, issu de la permanence de la contingence
en science, doit répondre l’aspect positif de cette contingence
: la liberté humaine.
L’être humain, en raison de sa liberté constitutive, échappe
par nature au déterminisme universel et reste imprévisible. Pour
une même situation, chacun régit différemment. L’homme,
en tant qu’il résiste à la science, remplace donc, dans
la philosophie moderne, le mouvement violent de la scolastique. C’est
bien sur cette base d’un découpage différent entre ce qui
est scientifique et ce qui ne l’est pas que nous distinguons la philosophie
antique, qui considère les mouvements terrestres comme violents, et la
philosophie moderne, qui comprend le sujet comme libre. Seulement, cette résistance
humaine est conçue positivement, c’est la marque de la liberté
; tandis que la contingence était conçue négativement dans
l’antiquité comme une absence d'ordre. Ainsi, la résistance
subjective, dès lors qu’objectivement elle n’a plus lieu,
est conçue positivement comme fondamentale et emblématique de
la souveraineté humaine ; tandis que la résistance objective à
la science était auparavant conçue négativement comme un
échec de notre maîtrise. Plus précisément, la nature
était telle auparavant qu’il nous était impossible de la
connaître intégralement. A l’époque moderne, la nature
devint entièrement connaissable et c’est l’homme lui-même,
en tant que juge et non partie, qui devint impossible à connaître
précisément. Ainsi, parallèlement à la prise en
compte de l’échec d’une rationalisation intégrale
du réel, s’élève une contrepartie éthique
positive du type « finalement, ce n’est pas plus mal ».
Avec l’argument a priori de la liberté humaine se trouve réduit
à néant tout espoir de réification du comportement humain,
tout strict déterminisme biologique, psychologique ou sociologique (18).
Par conséquent, l’homme reste bien le sujet de la science, en tant
que ni les bêtes ni les choses, contrairement à lui, ne sont capables
d’élaborer de science, mais il ne peut en devenir l’objet.
Cette corrélation est troublante entre le fait que le seul être
qui soit capable de science, savoir l’homme, ne puisse pas lui-même
être connu. L’homme ne peut être au mieux, à travers
ses actes, qu’un objet de l’histoire, de l’interprétation
et de l’opinion (19).
Ainsi, l’on peut dire que l’opinion et la science ont bien des objets
différents, la première ayant pour objet l’homme et la seconde,
la nature physique. Mais cette spécificité humaine va s’estomper
pour laisser place à la spontanéité générale
de la nature et donc à une généralisation de l’opinion.
*
La nature, dans la physique contemporaine, se révèle à
nouveau imprévisible et contenir une part de hasard et de spontanéité
en son fondement. La physique quantique et l’utilisation des probabilités,
notamment en microphysique, conduit les scientifiques à réhabiliter
l’idée d’une contingence irréductible de l’être
et, par là même, d’une limite fondamentale de la science
classique ; si bien que la science nouvelle devra se présenter comme
une rationalisation de l’opinion. Nous entrons alors dans une ère
sceptique, où la science achevée paraît une utopie et où
il est seulement possible d’acquérir des opinions de plus en plus
vérifiées. A vrai dire, il est difficile de savoir si l’être
contient une part de hasard objectif ou si la complexité du réel
est telle que connaître tous ses déterminismes est impossible.
Nous restons au seuil de deux thèses pour expliquer la contingence :
la finitude humaine ou la finitude ontologique.
Pour un même effet, savoir la contingence irréductible de certains
phénomènes et leur résistance constitutive à la
thématisation scientifique, on peut distinguer deux raisons : une part
de hasard naturel et une liberté individuelle fondamentale des agents
humains. La réhabilitation, dans la science contemporaine, de la contingence
ontologique n’évacue pas l’irréductibilité
de l’homme à la science qu’a souligné la philosophie
moderne ; ainsi, nous nous trouvons actuellement face à deux sources
distinctes d’opposition à la science : la contingence naturelle,
d’une part, et la liberté humaine, d’autre part ; à
quoi on peut encore ajouter la limite de notre entendement dont a rendu compte
la philosophie classique. Ce sont en fait trois limites fondamentales qui sont
opposées à la science : une ontologique, une éthique et
une épistémologique. Or nous avons vu qu’il est impossible
de décider entre la limite ontologique et épistémologique.
Quant à la limite éthique, elle est un cas particulier de la limite
ontologique auquel on attribue une valeur positive. On peut donc trouver une
continuité : la limite fondamentale est ontologique et entraîne
celle anthropologique, puisque l’homme est un être parmi les autres.
Et, au niveau de la valeur de cette limite, on peut ajouter qu’elle est
épistémologiquement négative mais éthiquement positive.
Partant, au même titre que les comportements humains, les phénomènes
naturels ne peuvent être connus que partiellement et anticipés
que selon des probabilités. En fin de compte, c’est le concept
même de science qui se trouve altéré ou, du moins, modifié
- celle-ci n’ayant plus pour objet proprement le nécessaire mais
le probable. La science doit alors se contenter d’émettre des probabilités
concernant les causes des phénomènes naturels ou les raisons des
comportements humains. Ainsi, quelque soit la nature de la limite, ontologique
et objective ou épistémologique et subjective, tous les objets
naturels ou humains ne sont connus que de manière limitée et donc
relativement scientifique. Toutefois, on constate que les progrès effectués
par la science en physique sont plus assurés qu ‘en psychologie.
On peut prédire beaucoup de phénomènes naturels mais, quant
à prédire les comportements humains avec la même exactitude,
cela semble impossible. Il y a donc bien une dissymétrie entre l’objet
naturel et l’humain, le dernier étant davantage imprévisible
que le premier et ce pour au moins deux raisons : le comportement est rendu
complexe par le pouvoir d’auto décision de l’homme et difficilement
connaissable en vertu de l’interdiction de le soumettre à certains
dispositifs expérimentaux. Nous allons voir que loin de décourager
toute science de l’homme, cela l’encourage au contraire.
Autant la science ne peut en général rien affirmer de tout à
fait certain - car, même infime, il reste toujours une marge d’erreur
-, autant il n’est rien qu’elle ne puisse aborder, quand même
son taux d’erreur serait élevé. Par conséquent, il
n’y a pas tant une différence de nature entre la science et l’opinion
qu’une différence de degré. On voit alors qu’en minimisant
la science, cela valorise l’opinion et fait que ce qui est objet d’une
opinion erronée peut, peu à peu, être élevé
au rang d’opinion vraie à caractère scientifique. Il ne
s’agit pas tant d’une révolution dans la manière de
considérer la science que de la conséquence du fait que la science
s’applique maintenant aux faits et ne se contente plus des lois internes
du langage. Ce n’est pas la définition de la science qui change
mais, au fond, la taille de son domaine qui s’est réduit à
presque rien. Le rôle de l’analyse pure est dérisoire et
le caractère synthétique de l’activité des scientifiques
est devenu manifeste. Pourtant, le mot science n’a jamais été
autant employé qu’aujourd’hui. Que doit-on entendre par là
qui diffère de l’opinion ?
Bien que la science ne puisse plus désormais prétendre au savoir
absolu, elle se distingue de l’opinion par l’idée même
de méthode et par sa propre méthode : l’usage de noms spécifiques,
de calculs, de mesures, de dispositifs expérimentaux etc.. L’opinion
n’est fondée que sur des observations et des témoignages
agrégés. Ainsi, nous pouvons affirmer que la connaissance scientifique
est relative à une méthode donnée tandis que l’opinion
ne suit pas de méthode précise ou, du moins, explicite. La science
se compose plutôt d’opinions correctement liées entre elles.
L’opinion commune possède un caractère passif, elle nous
vient sans effort apparent, tandis que la science réclame un certain
nombre de contraintes qui nous écartent de notre fonctionnement habituel.
Le caractère correct de la liaison des opinions dans la science tient
alors à la définition d’un rapport précis entre elles
et à la rigueur que l’on met à suivre ces principes. Doit-on
en conclure que la science, au lieu d’être un genre de connaissance
opposé à l’opinion, n’est en fait qu’une espèce
d’opinion ?
Il semble que la science soit l’opinion à laquelle s’ajoute
la mesure et de laquelle est exclue l’incohérence, c’est-à-dire
qu’elle est une opinion plus sophistiquée et rigoureuse que l’opinion
commune. Il n’y a en fait que des opinions dont certaines sont mieux justifiées
que d’autres (20) ; et si,
néanmoins, on parle encore de science, il ne s’agit que de science
en droit, d’une science désirée. L’apologie de la
science a d’ailleurs été faite avant même que celle-ci
soit parvenue a un état achevé, et par des auteurs dont les préjugés
nous apparaissent à présent flagrants. C’est qu’on
peut douter aujourd’hui atteindre à des certitudes démonstratives,
en se passant de l’intuition sensible et en ne se fiant exclusivement
qu’au langage, comme l’on ne peut être assuré du rapport
exact entre le discours et la réalité. Dire que la science existe
est donc une erreur ou un mensonge. Il y a des pratiques qui s’inscrivent
dans une perspective scientifique ou qui tendent à ce caractère
et qui, en plus, fonctionnent ; il y a des techniques de pointe, de la technologie.
Mais la part d’inconnu dans nos pratiques nous interdit définitivement
de les considérer comme absolument scientifiques.
La justification des opinions est complexe et consiste en différents
accords entre les idées et entre les idées et les faits. Or, il
n’y a pas d’accord parfait et achevé ; il y a tout au moins
des accords plus satisfaisants que d’autres. Le caractère satisfaisant
de certains accords tient à leur adaptation soit à une théorie,
soit à l’efficacité d’une pratique. Ce qui fait «
la science », c’est seulement la finesse des relations tissées
entre les croyances, lesquelles alors ne paraissent plus tomber dans la contradiction
; alors que l’opinion, de son côté, reste insensible à
tout ce qui la contredit. On remarque, en effet, qu’il ne suffit pas simplement
pour combattre une opinion de la démentir scientifiquement et qu’on
lutte moins bien contre les sentiments par la raison que par d’autres
sentiments. Néanmoins, la poursuite de la science n’est pas pour
autant vaine, car s’en tenir aux opinions c’est rester à
la surface des débats, des pour et des contre, c’est s’en
tenir au vote et aux sondages lesquels ne traduisent malheureusement que le
degré de persuasion d’une masse.
*
Nous avons vu selon quels critères la science entendait se détacher de l’opinion. Nous avons réfléchi sur les limites épistémologiques et éthiques de la science. Enfin, nous sommes parvenus à dégager une limite ontologique fondamentale en vertu de laquelle une science parfaite s’avère chimérique, impossible, et doit être remplacée que par une opinion techniquement efficace, comme dans le cas de la technologie. Mais, est-ce là l’unique sort qu’il faille réserver la science ? N’est-elle vraiment qu’une chimère, un idéal, une utopie qu’en raison de notre faible condition nous ne pourrons jamais atteindre ? Il semble en effet que le concept de science vienne d’une idéalisation du pouvoir du langage et de la pensée. En ce sens, la science ne saurait parvenir à rendre compte de toute la réalité. Doit-on alors bannir le terme et le concept de science et les ranger dans le musée des mythes philosophiques périmés ? Ce serait oublier trop rapidement que Platon chercha à définir la science pour lutter contre les Sophistes et les démagogues qui abusaient de la crédulité des hommes. Pour autant, on ne peut ignorer le danger qu’il y aurait à prendre pour argent comptant le désir d’absolu réclamé par le concept de science . Celui-ci ne doit nous servir que comme principe directeur téléologique et non comme un impératif à réaliser à tout prix.
Je remercie de m’avoir lu et conseillé durant la rédaction de cet article R. Eon, L.L. de Mars, G. Blanchard et J. Vasseur.
R. Edelman (Rennes, 2004)