ne bordée
de sépulcres, c'est là à peu près tout ce que nous connaissons d'un au-delà
qui, pour l'athée, n'augure rien de plus que la négation de son être propre.
Le mutisme répondant à la question de notre anéantissement, l'angoisse que nous
procure la perte d'un proche nous renseigne moins sur la mort en question qu'elle
ne nous donne, dans le sentiment de la mort, la mesure de notre être. A la mutité
des tombes répond d'abord la volonté des vivants d'opposer une image tangible
de la mort. Prêtres, jurés et médecins continuent d'œuvrer en ce sens aux confins
de l'existence. Or, n'existe-t-il aucun crime dont on ne puisse mesurer l'ampleur,
aucune aberration telle que de vouloir fonder une communauté sur la destruction
d'une autre, aucune transgression plus fondamentale que celle qui consiste à
ériger le meurtre en programme politique? Il semble aujourd'hui, malgré la collecte
et l'examen consciencieux d'une foule de documents, alors même que son existence
demeure incontestable, que l'intelligibilité de la Solution Finale et de l'entreprise
inouïe de dépersonnalisation dont elle fut l'outil, nous reste fermée. L'atrocité
n'a pas acquis pour nous davantage de consistance qu'aucune mort que nous eussions
connue. Et plus commode demeure par conséquent l'emblème de notre ignorance
comparé au fruit d'une recherche laborieuse : la figure immémoriale et impavide
du bourreau. Doit-on pour autant se taire, ou encore nous résoudre à n'exprimer
que l'inexprimable ? Lors même que nous écrivons, nous pouvons nous demander
si nous pensons, après la Shoah, comme auparavant ; si l'obscurité dans laquelle
a plongé l'humanité n'a pas quelque peu terni la figure de l'homme des lumières...
Il devient difficile, par les temps qui courent, de croire au progrès sans croire
en revanche à celui de la barbarie. Pareille supposition, c'est certain, dépasse
les conclusions qui conviendraient à une investigation objective. Admettons
qu'il soit présomptueux de prétendre qu'une œuvre suffit à représenter le tronc
mort d'une réalité effeuillée par la science, qu'elle puisse atteindre l'objectivité
du fossile. Cependant, si nous ne parlons pas uniquement d'un cataclysme lorsque
nous abordons le Génocide, mais bien de l'homme, alors c'est de l'intérieur
qu'il faudra parler (comme on évoque la passion chez les peintres religieux).
Dire l'indicible est sans doute la vocation profonde de l'art. Sans quoi il
s'éteindrait avec les artistes.
i l'écriture
permet à sa manière de figurer la réalité, elle défigure du reste l'expérience
dont elle témoigne. En ce qui concerne le protagoniste de Défiguration, on pourrait
dire qu'elle échoue à rendre l'horreur vécue. "Ce qui devait être écrit ne
l'a pas été. Ce qui l'est ne l'aurait pas dû. Ce n'était peut-être pas évitable.
On ne répare pas l'horreur d'avoir survécu par celle de dire comment". Devoir
être autre que ce qu'a fait de nous l'horreur, ce serait ça survivre. Etre du
moins condamné, en tant que témoin, à devoir se taire, à taire ce qui ne peut
apparaître aux vivants. L'impuissance qu'éprouve le vieil auteur à rendre compte
de l'extermination l'amènera à renoncer à témoigner de ce dont seules les autres
victimes auraient pu témoigner. "Chaque mot réduit l'horreur au mot de sa
propre survie". L'atrocité qu'a connue E. Adler n'équivaut pas à une seule
mort. "Notre mort à tous les aurait accusés mieux que ne l'eût fait ceux qui
ont survécus". Si l'argument est utile à disqualifier aux yeux des révisionnistes
le titre de génocide, E.Adler ne peut ignorer cette familiarité. "N'être pas
mort avec tous ceux qui sont morts me fait être le même que tous ceux qui nous
tuaient".
L'écrivain, s'il souhaite entrer
à son tour, sans cérémonie ni témoin, dans l'anonymat de la mort, devra se retirer
de ses écrits. Son œuvre ne peut continuer à travestir au fil du récit le souvenir
de ces Juifs entrés en masse dans l'horreur. La prééminence de l'auteur dissimule
aussitôt que c'est d'anonymes dont on cherchait la mort. E.Adler entend donc
restituer son visage et sa pensée à cette mort à laquelle il n'aurait jamais
du se soustraire. Il doit mourir à son tour, afin de rendre à la mort tous ceux
auxquels il a survécu. Mais mourir, sans avoir auparavant détruit toutes les
pages associées à son nom, serait encore survivre au dépend de la mémoire de
"tous ceux qui devront disparaître avec lui et qui n'avaient que lui pour
ne pas être abandonnés à l'oubli".
e même qu'un
bon nombre de livres furent épargnés par la cécité, beaucoup de ses textes restèrent
inachevés. "Aveugle, l'anonymat me fut rendu en même temps que je fus rendu
à ma défiguration". Encore qu'aveugle, il devînt impossible au vieillard
de s'assurer seul du silence qui devait lui succéder. L'unique fois où il entreprend
rageusement d'anéantir son œuvre lui vaut d'être hospitalisé (la famille, bien
qu'instruite du passé d' E.Adler, comprend mal l'attitude du vieillard. Elle
paraît vouloir se débarrasser de l'horreur qui lui reste attachée, sans vraiment
se soucier de ses dernières volontés). Seul doit convenir un tiers, anonyme,
dont le visage, ignoré d'E.Adler, n'a par conséquent pas besoin d'être oublié.
Le narrateur de Défiguration, s'il n'existe qu'à peine à ses yeux, ne saurait
manquer d'assister à sa mort. La curieuse tâche que se voit confier cet inconnu
consistera donc à détruire sous sa direction tous les écrits d'E.Adler avant
qu'il ne meure. Il lui faudra, pour accomplir la volonté posthume de l'écrivain,
veiller à ce qu'il quitte le monde sans que rien ne puisse plus être retiré
de ses livres. Ses écrits seront tous détruits sans qu'aucun ne soit sauvé ni
lu.
e
narrateur de Défiguration se dit plus préoccupé par les écrits parcourus par
vérification que s'il les avait vraiment lus. Comme s'il n'avait pu lire ce
qu'il devait détruire autrement que comme s'il n'avait jamais lu que ça ; avec
l'impression qu'on ne peut détruire sans disparaître à son tour. Il est remarquable
que l'œuvre qu'il doive détruire compte parmi celles qu'il a le plus admirées.
Si le narrateur est méconnu d'E.Adler, la réciproque n'est pas vraie. Ses textes,
il se les était appropriés. Quant à E.Adler, il semble bien résolu à voir disparaître
tous les textes avant de mourir. Car détruire est devenu pour lui "l'affirmation
la plus haute du contenu du texte" et mourir, "ce à quoi il ne devrait pas y
avoir de livre qui n'invite".
Le narrateur ne partage pas
l'opinion d'E.Adler ; il reste convaincu que ses écrits doivent être lus malgré
l'asphyxie qui guette leur lecteur. Ce qui l'oblige vis-à-vis d'E.Adler, c'est
plutôt son effroyable volonté de tout détruire. Cette mort qu'il se donne ne
peut susciter sentiment plus ambigu que celui d'amour. Libre de partir ou de
rester auprès du vieil homme mélancolique, le narrateur choisit de répondre
par jeu à l'attrait qu'exerce l'angoisse au cœur d'une pensée désespérément
appliquée à démentir ce qu'elle lui a fait écrire. Une pensée qui "ne se hisse
qu'exceptionnellement à ce qu'elle signifie pour elle. Exceptionnellement trop
tard". E.Adler tombera inconscient à l'hôpital avant même qu'on lui ait dit
que tout est détruit.
Aucune parole essentielle ne
lie les deux hommes hormis l'injonction de tout détruire. C'est au contraire
le silence qui est le ciment de leur relation. Un silence davantage imposé par
l'indicible de ce qu'il recèle que par la volonté de dissimuler quoique ce soit.
Un silence si définitif qu'aucune parole ne peut l'interrompre, mais suffisamment
éloquent pour survivre à la disparition d'E.Adler et de son œuvre. Conscient
du prix que sa présence donne au silence, le narrateur accompagne l'effacement
du vieillard en détruisant son œuvre sans poser de questions. Or cette proximité
silencieuse a tôt fait de plonger le narrateur dans une solitude accablante,
lui qui, nous confie-t-il, n'a jamais aimé non plus ni la campagne ni la neige.
Isolé dans le petit village de V., il ne s'y sent plus que l'ombre d'E.Adler,
l'ombre d'une présence posthume. Mais le sentiment contrasté d'être vivant au
cœur de cet ennui rend encore plus pesante cette confrontation. Il n'éprouve
aucune compassion pour E.Adler, mais en fait le sentiment d'une opposition qui
lui permet de partager spontanément l'angoisse du vieillard et d'y réagir. Et
sans doute écrire devient la réponse solitaire indispensable à combattre l'anéantissement
qu'appelle le silence. L'écriture répond par jeu à la tragédie. Défiguration
est le récit d'un combat -contre la mélancolie d'E.Adler mais aussi, en tant
qu'œuvre achevée, contre les ennemis passés, présents et à venir d'hommes comme
E.Adler, contre les bourreaux- en même temps qu'il est le récit, dans sa genèse,
d'une lutte contre soi-même.
ais
cette œuvre, nous pouvons nous demander si elle n'en vient pas à trahir sournoisement
la promesse faite à E.Adler de ne rien laisser subsister de lui. Le livre qu'à
écrit Surya ne fleurit-t-il pas à son tour sur les cendres d'un homme et de
ses livres? Ce serait, nous l'avons vu, l'avis d'E.Adler ; et pour le comprendre,
il nous faut saisir ce qui fonde une telle réticence face à l'écriture. E.Adler
semble avoir confondu littérature et témoignage - distinction grâce à laquelle,
nous le verrons, le narrateur de Surya s'autorise à écrire sans que cela ne
constitue une réelle trahison. Le rejet de l'écriture semble correspondre chez
E.Adler à l'impossibilité fondamentale qu'il a d'effectuer le travail du deuil,
et par conséquent d'effectuer une distinction entre le réel passé et son énonciation.
E.Adler, à l'aube de son décès, ne peut supporter cette différence que donne
à voir le texte. Aucun texte n'est suffisamment objectif car aucun n'équivaut
au réel. Et si l'objectivité explique et révèle le réel, c'est toujours partiellement.
Nombreuses sont les médiations qui séparent en effet le texte de la réalité
qu'il voudrait relater. Ce sont autant d'obstacles à la restitution fidèle des
faits à laquelle prétend l'histoire. Entre l'événement et le texte, l'indispensable
présence de celui qui écrit ne saurait se faire oublier, tant à cause de ses
options intellectuelles, de la direction consciente ou inconsciente du propos,
qu'en raison de ce qui émane d'un homme et qu'on appelle le style. En même temps,
l'exigence grammaticale et syntaxique d'intelligibilité qui constitue la matière
textuelle impose les règles d'un monde propre à l'écrit. Ce sont autant d'évidences
qui permettent de dire que l'écriture achève en le communiquant ce qu'elle convoque,
ce qu'elle perpétue - et de façon plus dramatique, que ce qui est ainsi sauvé
de l'oubli ne peut l'être que mort. Le dégoût du mélancolique paralysé par le
souvenir atteindra son paroxysme lorsqu'il reconnaîtra, instrumentalisée, défigurée
par la commémoration, la dépouille de son prochain glacée dans l'œuvre.
ependant,
la déception qu'engendre la confrontation du récit historique avec ce dont il
est l'histoire vaut-elle pour le projet littéraire? La fiction romanesque se
réfère moins aux faits eux-mêmes qu'au travail de l'imagination. Ce qui prévaut
dans Défiguration, comme dans tout roman, ce ne sont ni les personnages, ni
leurs péripéties, ni leur psychologie ou pire encore celle de l'auteur, mais
la structure par laquelle s'exprime une situation limite. Dans Défiguration,
ce dont il est question, c'est d'anonymat, et du rapport de l'anonymat avec
l'écriture, donc au-delà justement du témoignage de celui qui écrit. Et l'effet
de réel qui traverse le roman n'est pas tant mensonge parce qu'effet, qu'aveu
de cet effet. La trahison s'y abolit puisque c'est ce qui y est sciemment et
ouvertement supposé. C'est l'effet assumé qui prime, non pas l'établissement
catégorique d'une thèse. Seules les bribes d'un journal imaginaire et les lettres
à des personnages fictifs qui composent Défiguration réussissent à rendre compte
d'un projet qui e-t autrement paru fou ou incertain. Le roman pose tragiquement
des questions auxquelles on ne peut répondre qu'en les interrogeant sans cesse.
La fiction sonde la réalité en inventant, à la manière des talmudistes, son
propre contexte. Dans Défiguration, deux écrivains, deux façons d'aborder l'écriture,
s'opposent : E.Adler cherche à détruire ses écrits tandis que le narrateur conserve
la mémoire de leur existence en racontant comment il les détruit pour lui ;
et le récit de Surya d'emprunter comme cela une voie transversale qui nie la
démarche d'E.Adler pour lui donner vie. Ce qui apparaît enfin dans Défiguration,
c'est le problème que pose la refonte globale du réel par l'écrit. Lorsque de
la fictivité inhérente au récit émergent des décombres du réel et, en quelque
sorte, le trahit, elle dresse des archétypes qui sont autant de situations limites.
On renonce à l'objectivité dans la fiction à seule fin de profiter du déplacement
de l'univers de discours impossible que l'on aurait dû tenir, vers un autre
que l'on tient. Le discours effectif de la fiction n'est donc pas absolument
coupé du réel auquel il renvoie implicitement. Seulement, il est le seul possible
qui ne soit pas un propos sur la totalité des choses et sur leur sens absolu.
La création par l'écrivain d'un monde propre à l'écriture redouble la vie réelle
au même titre que le lecteur redouble ensuite l'univers du récit. Car chaque
fois, dans la rencontre, l'un se trouve justement là où il perd l'autre.