Raphaël EDELMAN
À propos de Défiguration de Michel Surya

Critique inédite. Le roman que je présente ici soulève une problématique importante qu'il s'interdit bien sûr de résoudre ouvertement. C'est le récit lui-même qui constitue une réponse et non sa conclusion. A moi, puisqu'il me vint en le lisant l'envie de trancher peut être naïvement, d'analyser les présupposés de ce livre. A-t-on le droit de faire des œuvres de fiction à partir d'événements historiques? S'agit-il d'une trahison, de défiguration, de récupération où bien d'un complément à l'histoire ? C'est en dégageant peut-être la spécificité du roman qu'on cessera de l'opposer trop radicalement à la prétendue rigueur de l'histoire considérée comme science.


ne bordée de sépulcres, c'est là à peu près tout ce que nous connaissons d'un au-delà qui, pour l'athée, n'augure rien de plus que la négation de son être propre. Le mutisme répondant à la question de notre anéantissement, l'angoisse que nous procure la perte d'un proche nous renseigne moins sur la mort en question qu'elle ne nous donne, dans le sentiment de la mort, la mesure de notre être. A la mutité des tombes répond d'abord la volonté des vivants d'opposer une image tangible de la mort. Prêtres, jurés et médecins continuent d'œuvrer en ce sens aux confins de l'existence. Or, n'existe-t-il aucun crime dont on ne puisse mesurer l'ampleur, aucune aberration telle que de vouloir fonder une communauté sur la destruction d'une autre, aucune transgression plus fondamentale que celle qui consiste à ériger le meurtre en programme politique? Il semble aujourd'hui, malgré la collecte et l'examen consciencieux d'une foule de documents, alors même que son existence demeure incontestable, que l'intelligibilité de la Solution Finale et de l'entreprise inouïe de dépersonnalisation dont elle fut l'outil, nous reste fermée. L'atrocité n'a pas acquis pour nous davantage de consistance qu'aucune mort que nous eussions connue. Et plus commode demeure par conséquent l'emblème de notre ignorance comparé au fruit d'une recherche laborieuse : la figure immémoriale et impavide du bourreau. Doit-on pour autant se taire, ou encore nous résoudre à n'exprimer que l'inexprimable ? Lors même que nous écrivons, nous pouvons nous demander si nous pensons, après la Shoah, comme auparavant ; si l'obscurité dans laquelle a plongé l'humanité n'a pas quelque peu terni la figure de l'homme des lumières... Il devient difficile, par les temps qui courent, de croire au progrès sans croire en revanche à celui de la barbarie. Pareille supposition, c'est certain, dépasse les conclusions qui conviendraient à une investigation objective. Admettons qu'il soit présomptueux de prétendre qu'une œuvre suffit à représenter le tronc mort d'une réalité effeuillée par la science, qu'elle puisse atteindre l'objectivité du fossile. Cependant, si nous ne parlons pas uniquement d'un cataclysme lorsque nous abordons le Génocide, mais bien de l'homme, alors c'est de l'intérieur qu'il faudra parler (comme on évoque la passion chez les peintres religieux). Dire l'indicible est sans doute la vocation profonde de l'art. Sans quoi il s'éteindrait avec les artistes.


i l'écriture permet à sa manière de figurer la réalité, elle défigure du reste l'expérience dont elle témoigne. En ce qui concerne le protagoniste de Défiguration, on pourrait dire qu'elle échoue à rendre l'horreur vécue. "Ce qui devait être écrit ne l'a pas été. Ce qui l'est ne l'aurait pas dû. Ce n'était peut-être pas évitable. On ne répare pas l'horreur d'avoir survécu par celle de dire comment". Devoir être autre que ce qu'a fait de nous l'horreur, ce serait ça survivre. Etre du moins condamné, en tant que témoin, à devoir se taire, à taire ce qui ne peut apparaître aux vivants. L'impuissance qu'éprouve le vieil auteur à rendre compte de l'extermination l'amènera à renoncer à témoigner de ce dont seules les autres victimes auraient pu témoigner. "Chaque mot réduit l'horreur au mot de sa propre survie". L'atrocité qu'a connue E. Adler n'équivaut pas à une seule mort. "Notre mort à tous les aurait accusés mieux que ne l'eût fait ceux qui ont survécus". Si l'argument est utile à disqualifier aux yeux des révisionnistes le titre de génocide, E.Adler ne peut ignorer cette familiarité. "N'être pas mort avec tous ceux qui sont morts me fait être le même que tous ceux qui nous tuaient".
        L'écrivain, s'il souhaite entrer à son tour, sans cérémonie ni témoin, dans l'anonymat de la mort, devra se retirer de ses écrits. Son œuvre ne peut continuer à travestir au fil du récit le souvenir de ces Juifs entrés en masse dans l'horreur. La prééminence de l'auteur dissimule aussitôt que c'est d'anonymes dont on cherchait la mort. E.Adler entend donc restituer son visage et sa pensée à cette mort à laquelle il n'aurait jamais du se soustraire. Il doit mourir à son tour, afin de rendre à la mort tous ceux auxquels il a survécu. Mais mourir, sans avoir auparavant détruit toutes les pages associées à son nom, serait encore survivre au dépend de la mémoire de "tous ceux qui devront disparaître avec lui et qui n'avaient que lui pour ne pas être abandonnés à l'oubli".


e même qu'un bon nombre de livres furent épargnés par la cécité, beaucoup de ses textes restèrent inachevés. "Aveugle, l'anonymat me fut rendu en même temps que je fus rendu à ma défiguration". Encore qu'aveugle, il devînt impossible au vieillard de s'assurer seul du silence qui devait lui succéder. L'unique fois où il entreprend rageusement d'anéantir son œuvre lui vaut d'être hospitalisé (la famille, bien qu'instruite du passé d' E.Adler, comprend mal l'attitude du vieillard. Elle paraît vouloir se débarrasser de l'horreur qui lui reste attachée, sans vraiment se soucier de ses dernières volontés). Seul doit convenir un tiers, anonyme, dont le visage, ignoré d'E.Adler, n'a par conséquent pas besoin d'être oublié. Le narrateur de Défiguration, s'il n'existe qu'à peine à ses yeux, ne saurait manquer d'assister à sa mort. La curieuse tâche que se voit confier cet inconnu consistera donc à détruire sous sa direction tous les écrits d'E.Adler avant qu'il ne meure. Il lui faudra, pour accomplir la volonté posthume de l'écrivain, veiller à ce qu'il quitte le monde sans que rien ne puisse plus être retiré de ses livres. Ses écrits seront tous détruits sans qu'aucun ne soit sauvé ni lu.

e narrateur de Défiguration se dit plus préoccupé par les écrits parcourus par vérification que s'il les avait vraiment lus. Comme s'il n'avait pu lire ce qu'il devait détruire autrement que comme s'il n'avait jamais lu que ça ; avec l'impression qu'on ne peut détruire sans disparaître à son tour. Il est remarquable que l'œuvre qu'il doive détruire compte parmi celles qu'il a le plus admirées. Si le narrateur est méconnu d'E.Adler, la réciproque n'est pas vraie. Ses textes, il se les était appropriés. Quant à E.Adler, il semble bien résolu à voir disparaître tous les textes avant de mourir. Car détruire est devenu pour lui "l'affirmation la plus haute du contenu du texte" et mourir, "ce à quoi il ne devrait pas y avoir de livre qui n'invite".
        Le narrateur ne partage pas l'opinion d'E.Adler ; il reste convaincu que ses écrits doivent être lus malgré l'asphyxie qui guette leur lecteur. Ce qui l'oblige vis-à-vis d'E.Adler, c'est plutôt son effroyable volonté de tout détruire. Cette mort qu'il se donne ne peut susciter sentiment plus ambigu que celui d'amour. Libre de partir ou de rester auprès du vieil homme mélancolique, le narrateur choisit de répondre par jeu à l'attrait qu'exerce l'angoisse au cœur d'une pensée désespérément appliquée à démentir ce qu'elle lui a fait écrire. Une pensée qui "ne se hisse qu'exceptionnellement à ce qu'elle signifie pour elle. Exceptionnellement trop tard". E.Adler tombera inconscient à l'hôpital avant même qu'on lui ait dit que tout est détruit.
         Aucune parole essentielle ne lie les deux hommes hormis l'injonction de tout détruire. C'est au contraire le silence qui est le ciment de leur relation. Un silence davantage imposé par l'indicible de ce qu'il recèle que par la volonté de dissimuler quoique ce soit. Un silence si définitif qu'aucune parole ne peut l'interrompre, mais suffisamment éloquent pour survivre à la disparition d'E.Adler et de son œuvre. Conscient du prix que sa présence donne au silence, le narrateur accompagne l'effacement du vieillard en détruisant son œuvre sans poser de questions. Or cette proximité silencieuse a tôt fait de plonger le narrateur dans une solitude accablante, lui qui, nous confie-t-il, n'a jamais aimé non plus ni la campagne ni la neige. Isolé dans le petit village de V., il ne s'y sent plus que l'ombre d'E.Adler, l'ombre d'une présence posthume. Mais le sentiment contrasté d'être vivant au cœur de cet ennui rend encore plus pesante cette confrontation. Il n'éprouve aucune compassion pour E.Adler, mais en fait le sentiment d'une opposition qui lui permet de partager spontanément l'angoisse du vieillard et d'y réagir. Et sans doute écrire devient la réponse solitaire indispensable à combattre l'anéantissement qu'appelle le silence. L'écriture répond par jeu à la tragédie. Défiguration est le récit d'un combat -contre la mélancolie d'E.Adler mais aussi, en tant qu'œuvre achevée, contre les ennemis passés, présents et à venir d'hommes comme E.Adler, contre les bourreaux- en même temps qu'il est le récit, dans sa genèse, d'une lutte contre soi-même.

ais cette œuvre, nous pouvons nous demander si elle n'en vient pas à trahir sournoisement la promesse faite à E.Adler de ne rien laisser subsister de lui. Le livre qu'à écrit Surya ne fleurit-t-il pas à son tour sur les cendres d'un homme et de ses livres? Ce serait, nous l'avons vu, l'avis d'E.Adler ; et pour le comprendre, il nous faut saisir ce qui fonde une telle réticence face à l'écriture. E.Adler semble avoir confondu littérature et témoignage - distinction grâce à laquelle, nous le verrons, le narrateur de Surya s'autorise à écrire sans que cela ne constitue une réelle trahison. Le rejet de l'écriture semble correspondre chez E.Adler à l'impossibilité fondamentale qu'il a d'effectuer le travail du deuil, et par conséquent d'effectuer une distinction entre le réel passé et son énonciation. E.Adler, à l'aube de son décès, ne peut supporter cette différence que donne à voir le texte. Aucun texte n'est suffisamment objectif car aucun n'équivaut au réel. Et si l'objectivité explique et révèle le réel, c'est toujours partiellement. Nombreuses sont les médiations qui séparent en effet le texte de la réalité qu'il voudrait relater. Ce sont autant d'obstacles à la restitution fidèle des faits à laquelle prétend l'histoire. Entre l'événement et le texte, l'indispensable présence de celui qui écrit ne saurait se faire oublier, tant à cause de ses options intellectuelles, de la direction consciente ou inconsciente du propos, qu'en raison de ce qui émane d'un homme et qu'on appelle le style. En même temps, l'exigence grammaticale et syntaxique d'intelligibilité qui constitue la matière textuelle impose les règles d'un monde propre à l'écrit. Ce sont autant d'évidences qui permettent de dire que l'écriture achève en le communiquant ce qu'elle convoque, ce qu'elle perpétue - et de façon plus dramatique, que ce qui est ainsi sauvé de l'oubli ne peut l'être que mort. Le dégoût du mélancolique paralysé par le souvenir atteindra son paroxysme lorsqu'il reconnaîtra, instrumentalisée, défigurée par la commémoration, la dépouille de son prochain glacée dans l'œuvre.


ependant, la déception qu'engendre la confrontation du récit historique avec ce dont il est l'histoire vaut-elle pour le projet littéraire? La fiction romanesque se réfère moins aux faits eux-mêmes qu'au travail de l'imagination. Ce qui prévaut dans Défiguration, comme dans tout roman, ce ne sont ni les personnages, ni leurs péripéties, ni leur psychologie ou pire encore celle de l'auteur, mais la structure par laquelle s'exprime une situation limite. Dans Défiguration, ce dont il est question, c'est d'anonymat, et du rapport de l'anonymat avec l'écriture, donc au-delà justement du témoignage de celui qui écrit. Et l'effet de réel qui traverse le roman n'est pas tant mensonge parce qu'effet, qu'aveu de cet effet. La trahison s'y abolit puisque c'est ce qui y est sciemment et ouvertement supposé. C'est l'effet assumé qui prime, non pas l'établissement catégorique d'une thèse. Seules les bribes d'un journal imaginaire et les lettres à des personnages fictifs qui composent Défiguration réussissent à rendre compte d'un projet qui e-t autrement paru fou ou incertain. Le roman pose tragiquement des questions auxquelles on ne peut répondre qu'en les interrogeant sans cesse. La fiction sonde la réalité en inventant, à la manière des talmudistes, son propre contexte. Dans Défiguration, deux écrivains, deux façons d'aborder l'écriture, s'opposent : E.Adler cherche à détruire ses écrits tandis que le narrateur conserve la mémoire de leur existence en racontant comment il les détruit pour lui ; et le récit de Surya d'emprunter comme cela une voie transversale qui nie la démarche d'E.Adler pour lui donner vie. Ce qui apparaît enfin dans Défiguration, c'est le problème que pose la refonte globale du réel par l'écrit. Lorsque de la fictivité inhérente au récit émergent des décombres du réel et, en quelque sorte, le trahit, elle dresse des archétypes qui sont autant de situations limites. On renonce à l'objectivité dans la fiction à seule fin de profiter du déplacement de l'univers de discours impossible que l'on aurait dû tenir, vers un autre que l'on tient. Le discours effectif de la fiction n'est donc pas absolument coupé du réel auquel il renvoie implicitement. Seulement, il est le seul possible qui ne soit pas un propos sur la totalité des choses et sur leur sens absolu. La création par l'écrivain d'un monde propre à l'écriture redouble la vie réelle au même titre que le lecteur redouble ensuite l'univers du récit. Car chaque fois, dans la rencontre, l'un se trouve justement là où il perd l'autre.