UN MILLION
de Hertzberg (adapt. franc. de Carelman) (1)

Texte critique publié dans la Revue Phantomas (numéro  La mémoire — décembre 1971)

Transcription des tapuscrits : Elie Lebrun


Donc, un livre constitué d'un million de petits points noirs identiques régulièrement espacés sur 200 pages où, çà et là, un index désigne un point qui représentera les 72 000 Juifs vivant en Océanie, ou les 90 000 vers du Mahabharata, les 270 000 milliers de molécules d'hémoglobine contenues dans un seul globule rouge, les 465 756 préservatifs fournis chaque jour à l'Inde par l'organisme spécialisé des Nations-Unies ou les 478 925 exemplaires du tirage quotidien moyen de Le Monde quand on arrive au 478 925ème point, etc. : on a la possibilité de tracer soi-même des index relatifs aux différents champs d'activité, réseaux biologiques, sociologiques, économiques, où l'on est personnellement agi et acteur. Situé par son système de points sur l'axe profond des rêveries atomistiques, Un Million a de quoi envoûter.

Instrument de mesure universel, écriture de la quantité, écriture-mesure, il s'agit d'une grille esthétique (et) mécanique que n'importe quel fait peut balayer en phare ou marquer d'un rayon permettant d'évaluer, c'est-à-dire de dénombrer, par une sorte de structuration sans structure. C'est la mystification et l'audace de ce livre que de tabler sur un continuum monolithique et granuleux (égrenable comme un chapelet, sécable comme certains êtres sommaires, ou sans cortex), totalement ouvert au tout et fermé dans sa loi (absente), lisant-lu, modulant-modulé, machine omnisciente et sans défaut. Très vieux rêve estimable, archétype peut-être de toute recherche d'un temps sans limite où la quantité parle (à/ à travers) la quantité, où l'errance s'écrit, se désécrit dans sa propre trame étalée, enfin visibilisée, toute métaphore devenue impossible.

Mais ce tissu de points est un non-tissé que seule la vision cohère : à la superficie du Million, spécificités, articulations, niveaux périclitent : dès qu'on veut lire, les points changent invisiblement, se mettent à vibrer, exigeant une accommodation optico-intellectuelle, un réglage qui tord les perspectives ou plutôt en suscite. En tournant les pages dans un ordre progressif on « avance » bien pour certaines quantités, mais on recule sur l'axe temporel puisqu'on compte à rebours de 1971 vers la préhistoire. Si Un Million ne tient pas compte de l'avenir c'est sans doute que le passé n'existe pas non plus en tant que passé. Le simplisme n'est qu'apparent : il est la simplicité du dépliage. L'inconscient de Hertzberg c'est l'utopie mathématique, le telos fondu, abattu sur la toile dans l'ici et maintenant. En un sens, c'est légitime. Mais, ici et maintenant, à quel prix ?

Naïve puissance de ce livre où tourner une page c'est croître ou descendre. Diminuer. Augmenter. Image d'un monde sans ombre ni pénombre, entièrement clair, où métalangages et métaphysiques échangent leur meta et se rejoignent pour la formulation d'un sens sans sens, immédiatement touchable, prenable, parcourable, à la fois originel et accompli où l'on énumère, où un chat est immanquablement un chat, où toutes les distances sont vraies, d'un monde comme sa propre naissance et son tumulus : où la statistique refoule le code. Absolu mais aplati, indéfini plutôt qu'infini, dépourvu de religion mais sans principes, sans bords mais aussi sans marges. Ni mémoire ni outil, flux et reflux de l'auto-déchiffrement, de l'évidence. Immobilité monotone où les dieux empêtrés de jarretières s'évaporent comme des gouttes d'eau sur la chaussée brûlante du transcendantalisme pythagorien réduit à ses petits cailloux.

Fragilité, originalité de ce livre : l'absence d'abyme : son insu vertigineux, son refus.

Efficacité et mirage d'un livre qui se veut récit et comput.

On aurait aimé un procédé qui eût engendré: une épaisseur, une complexité, suggéré un jeu d'emboîtements et de strates. Des pages en rhodoïd transparent auraient permis de combiner différents rythmes d'une page à une autre, en jouant sur l'espacement et la dimension des points, sur les couleurs. Onéreuse, l'opération eût été risquée, quoique la foule amorphe ou lascive des bien-consommants achète le plus souvent les livres par erreur. Déjà, puisse l'éditeur vendre assez d'exemplaires de Un Million (notons au passage la belle couverture de Pierre Bernard) pour retenter une expérience analogue.

Michel VACHEY.

 

(1) André Baland éditeur - 1971.