Feuille libre tapuscrite. Un court essai sur le théâtre de Sartre, daté de novembre 1978.
Transcription Marie-Valentine, correction C. de Trogoff, révision L.L. de M.

 

PROCÈS

«...les procès retenaient notre attention; le plus morne met en question le rapport de l'individu à la collectivité.»
Simone de Beauvoir ( La force de l'âge )

Une constatation s'impose: Sartre dramaturge est l'homme d'un seul scénario. Tout son théâtre orchestre les variations d'une obsession: le Procès.
Voyez les titres: « Le Diable » et le Bon Dieu ne sont-ils pas les formes allégoriques de ce au nom de quoi l'on est jugé ? — à « Huis-Clos » le plus souvent, pour avoir eu « Les Mains sales » — et au nom de quoi l'on devient «Les Séquestrés »de quelqu'Altona, ou des « Morts sans sépulture » ? Ces titres placent massivement et délibérément l'oeuvre sur le terrain de la Justice ou, mieux, de la Juridiction.
Les lieux ? Essentiellement des intérieurs aux dimensions cellulaires. Chambre barricadée, chambre-tombeau-d'enfer, chambre perquisitionnée, cour surveillée, maison gardée... Tous les « héros » sont ou seront aux arrêts.
Les protagonistes ? Tous hommes de Bien et de Mal, tous juges, avocats, procureurs, bourreaux, plaignants, inculpés...
Quant au sujet: de la Légitimité et de l'Illégitimité, toujours .
Pourquoi alors avoir tant de fois convoqué sur scène le tribunal des hommes et de l'Histoire ? Pour avoir raison. En testant ce scénario unique en toutes situations — spatiales (lieux géographiques divers: Europe et Amérique — Ancien et Nouveau mondes); temporelles (époques historiques allant de l'Antiquité grecque à la contemporanéité en passant par le Moyen-âge); sociologiques (catégories sociales variées: prostituée, étudiant, maquisard, militaire, noble, curé, roi, communiste...) — Sartre met sa passion à vérifier l'universalité de son obsession: tout procès contient la totalité présente du Monde et le Monde se joue devant tout Tribunal.
Voilà la thèse et la névrose . Mais le Jeu ? Le divertissement inquisitoire qui va faire se nouer les situations puis les fracasser contre le « tribunal de la nuit », d'où va-t-il jaillir ? D'une double errance: celle des personnages qui rôdent aux limites des Rôles, celle du chef d'accusation qui rôde aux limites de la Loi.
Il y a dans toutes les pièces de Sartre plus de rôles que de personnages ou, si l'on préfère, il y a toujours au moins « un rôle en quête de personnage » qui erre de l'un à l'autre, se fixe par moment, en surimpression, sur un des existants, le déchire, le met en crise, puis continue son chemin, « essaye » un nouveau personnage, le ravage à son tour . Dans Huis-Clos, pas de bourreau. Inès: « [...] il y a quelqu'un qui manque ici: c'est le bourreau.[...] Le bourreau, c'est chacun de nous pour les deux autres. » Dans Les Mains Sales , pas d'avocat. Hoederer le juge et Hugo l'accusé se « partagent », tantôt en alternance tantôt simultanément, la Défense.
Cette balade des rôles perdus tend chaque pièce et lui assure sa dynamique. Mais ce qui constitue la trame dramaturgique de ce théâtre est en même temps son objet profond: ces personnages que traversent plusieurs rôles sont tous des bâtards. Mieux: des illégitimes. Illégitimes la putain respectueuse, le jeune bourgeois gauchiste, l'enfant royal éliminé, Goetz le bâtard cruel ou généreux, Frantz l'ex-tortionnaire... Illégitimes, c'est-à-dire: putain et/ou respectueuse, bourgeois et/ou gauchiste, prince héritier et/ou déchu, etc...; bref des personnages qui, en étant à la fois une chose et son contraire, défient la logique binaire du vrai et du faux, du bien et du mal, du légal et de l'illégal. Goetz: « [...] s'il est vrai que je n'ai pas donné mes terres, il est vrai aussi que les paysans les ont reçues. Que répondre à cela? ». L'illégitimité, c'est ce que la Loi ni ne fonde ni ne sanctionne: un hiatus entre la légitimité et l'illégalité, une béance, une errance.

Un tribunal siège pour juger, au nom de la Loi, une culpabilité (ou une innocence) et, ce faisant, s'adresse à l'Illégal et invoque le Légal. Or, en tout état de cause, le théâtre de Sartre ne s'adresse pas à l'Illégal: il ne siège pas pour juger mais pour statuer. La Loi y examine une accusation mal fondée et y délibère sur ses propres limites. Errance ou erreur ? L'illégitimité est un vice de forme: la cour déclare son incompétence, ajourne sine die le procès ou décide un non-lieu. Le héros a beau en appeler, son cas reste, dans le silence des lois, nul et non-avenu. Hugo n'a pas eu lieu: « Le hasard a tiré trois coups [...] Rien n'est arrivé. Rien [...] c'était un cauchemar... ». Frantz n'a pas eu lieu:« Ma mort enveloppera la tienne et, finalement, je serai seul à mourir. » dit le Père. Et « dans un instant personne ne pensera plus rien de tout ceci. » (Morts sans sépulture).

Comment obtenir ce certificat d'authenticité que tous les héros sartriens convoitent jusqu'à la folie ? En faisant parler les lois qui (se) taisent. En leur faisant parler leurs mots. (Non)-lieu d'une croisée de rôles, le bâtard va trouver, dans le principe même de sa bâtardise — la « fausseté » le moyen d'amener le Tribunal à le fonder en droit: il plaidera coupable. Hugo: « Ils ont raison [...] ne me défendez pas... ». « Il doit être pour le Parti-Vérité-Innocence. Raskolnikoff. Raskolnikoff: le héros de Crime et châtiment. » En faussant ainsi l'illégitimité en illégalité, il se placera dans l'arbitrage de la Loi. Illégal il fera l'objet d'une condamnation. Tant mieux: qui dit condamnation dit énonciation, et, l'énonciation de leur être, voilà ce que revendiquent ces personnages. Ils veulent être déclarés. Coupables ou innocents: ce n'est somme toute qu'une modalité...« Qu'importe d'ailleurs: monstre ou saint: je m'en foutais... »(Goetz).

Mais « Rien à faire ! Rien à faire. » (Hugo). La Loi les surprend en flagrant déli d'usurpation de culpabilité (d'identité?): le non-lieu est et sera irrémédiable, l'illégitimité indépassable — « NON RECUPÉRABLE » —. « Tu n'as pas changé de peau, Goetz, tu as changé de langage. [...] Mais tu es resté pareil à toi-même; pareil: rien d'autre qu'un bâtard.« La Loi n'a pas cédé à la provocation: elle s'obstine dans son mutisme, et le Procès n'aura pas lieu. « Je n'ai rien à lui pardonner », tranche Slick. Et il regarde Georges « en silence » (Les Mains sales). Jusqu'au prochain procès; jusqu'à la prochaine pièce: « je n'ai pas perdu mon procès: il n'a pas eu lieu faute de juge. Je recommence tout. » déclare Goetz .
« Eh bien, continuons »(Garcin); allons aux Assises: devant le public. « La scène est le tribunal où le cas est jugé », répond Sartre à K. Tynan. Où il y va du Jeu, il y va de l'Ētre: « Heinrich [...] fouille-moi jusqu'à l'être puisque c'est mon être qui est en cause.» En cause: en jeu. Jugement ludique d'un jugement d'être, le procès scénique, à la fois parodie et conjuration, confirme le héros dans sa dérision: venu entendre la verbalisation de son être — « je préfère le désespoir à l'incertitude » — il se voit, au contraire, privé à jamais d'assignation.

À jamais ? Plaider coupable, c'était revendiquer un droit. Et s'il plaidait victime ? « [...] on m'ouvrait la bouche [...] et on m'enfonçait la cuiller jusqu'au fond de la gorge. » Il demanderait réparation. Et la réparation d'un hors-statut ne peut être qu'un hors-statut compensatoire, bref un privilège, « une exception », précise Hoederer. Une exception: un Non-Sens. Ni coupable ni victime statue la Cour: « Vous ne pouvez ni me châtier ni me plaindre, constate Oreste. Et coupable et victime insiste, en fait, le héros: « je voulais être inhumain » (Goetz). De son non-lieu, de son non-sens, ce que l'illégitime revendique, dans l'intimité de son désir, mieux qu'un droit, mieux qu'un privilège, c'est le privilège d'avoir un droit. Et, ce faisant, dans la mesure où tout privilège est la négation d'un droit, c'est somme toute et encore son illégitimité qu'il confirme. Qu'il désire ?

Sartre définit le théâtre comme le conflit de deux droits. Bien davantage s'agit-il du conflit qui oppose un droit et une puissance . Le droit est, par essence et aussi privé qu'il soit, commun. Hors-(du)-commun, le bâtard ne possède que sa puissance d'individu. Il est la forme brute-pure-de l'Individualité. Hors de toute humanité, de toute histoire — « Tu n'es pas de chez nous? » — il s'oppose au monde ou au parti comme un « infracassable noyau de nuit ». L'écueil où achoppe l'Histoire — la famille ou l'institution politique, c'est selon. Indivisible, il est individu avant d'être — de ne pas être. Et, à travers les provocations qu'il adresse à la Loi pour l'arracher à son silence, ce qu'il espère, au fond, c'est qu'elle se taise: s'il n'appartient à aucun Verbe, il n'appartient qu'à lui; si Dieu n'existe pas tout (lui) est permis. Le silence des Lois était sa peine capitale: c'est aussi sa libération absolue. Il sollicitait une condamnation à être: on lui inflige une liberté perpétuelle - irrémissible, « non récupérable » .



 

Note en fin de manuscrit:
Rita FABBRI
Nov.78
( = L.C; bâtardise oblige..!)
Pour M.V.