Transcription : Marie-valentine Martin
Corrections : C. de Trogoff


L'Accesseur

in CAHIERS n°1, avril 1984, C.N.A.C. — Nice, Villa Arson.

republié en novembre 1994 dans La ParoleVaine (n°1)

 

Tromper ceux qui le désirent n'est pas un crime mais c'est peut-être un art. Je différencie tout de suite, de façon un peu arbitraire, la prestation jubilatoire de l'illusionniste d'avec la magie, dont on garde l'aura de malice sombre vers l'ourlet brillant, sans fond occulte. Qui donc suppose le gîte d'un dieu ou d'une basse-cour dans la doublure d'un chapeau ? Le mage que j'évoque n'exige pas d'être cru, il se donne d'abord les moyens de l'être à seule fin qu'on les lui accorde, et qu'il fasse mine d'accueillir l'hommage de la foule. Une fois le tour réussi, libre à quiconque de lire ou boire les gestes qui suivent, de n'en penser pas moins pour en rire plus. Ici l'incantation nargue les nécrophiles, le sulfureux égare l'attente niaise, le trouble ne tient qu'à un cheveu de l'intelligence. Virtuosité et clinquant magnifient alors une prouesse dont la proximité avec la mort n'est pas donnée, ou comme le don fortuit de son propre courage philosophique, ou sagesse.
Au village et dans la petite ville de naguère, en des lieux où la pesante roublardise du malheur finasse encore avec l'inconnu, on apprécie cet imposteur de métier. Gare cependant au tour qui rate ! Les paillettes se ternissent, les blés deviennent gris, partout les vitrines sont sales, il rôde dans l'air une immense insulte. On avait beau être au courant, on se doutait quand même un peu, on n'était pas venu pour ça. L'échec d'un tour blesse le contrat opiniâtre entre la défaite et la candeur, le pool silencieux de duplicités maintenues debout par monts, merveilles et la crasse luisante des manteaux. Tristesse du tour raté, tristesse des sifflets, la table est branlante sur l'estrade, le parapluie n'est qu'un parapluie, la rose moins qu'une rose. La valise du mage doit contenir un tube-dentifrice, un vieux rasoir et des chaussettes. En somme la honte, jusqu'à la honte de vivre... rencontrant la rose, dernier obstacle au lynchage.
J'écarte avec respect cette situation mytheuse (le mot est à sa place), un illusionniste digne de ce nom ne rate pas ou bien il le fait exprès, ou il donne l'impression de l'avoir fait exprès, car rien n'authentifie l'exploit comme une faiblesse humaine.
L'illusionniste qui induit en erreur une broche de savants procède un peu comme le peintre faussaire prévoyant l'expertise, ce sont des sélecteurs, ils savent sur quelles touches appuyer et quels effets produire. La main faufile l'invisible, peigne le nuage, lisse l'aplat, laisse tomber (à) la limite, étiage actuel des connaissances et de leur appréhension, relevé d'oppositions officielles. Il faudrait évoquer aussi le Savant et le Politique, ma compétence défaille et je ne m'intéresse pas outre-mesure à toutes les petites cuillères tordues.

Je veux livrer une anecdote dont après des années je reste pantois. Dans les heures vagues d'un colloque délicieusement campagnard, université de vacances au château, je pris un estimable professeur d'Oxford en flagrant délit de mystification. Fil de fer en main, il tentait de faire croire à des Français je ne sais plus quelle propriété topologique aussi élémentaire que stupéfiante. Le sophisme était énorme mais il se trouva des regards pour exprimer une sorte d'intérêt crédule. Ce professeur, d'une honnêteté foncière, fut exaspéré disons par l'attitude intellectuelle d'une ou deux, ou plusieurs personnes, il se réfugiait dans la dérision, sa mauvaise humeur assez compréhensible se transformait en mépris. L'énervement avait chassé l'humour, spontanément, avec beaucoup de sincérité il se vengeait.
En marge de la mythomanie et du mensonge, j'isole l'homme qui ne ment pas par dissimulation mais par goût, de toute son énergie, avec une sorte d'absurdité inventive. Il exerce ainsi quelque formidable principe d'évitement qui exclut la haine et sa propre indifférence. Ce spécimen rare témoigne d'une « force de caractère » , d'un certain génie occupé au leurre d'une espèce essentiellement bluffable. Par son singulier dévoiement, moins par sa constance talentueuse que par un provisoire dévouement farcesque, le compère voisine avec le menteur passionnel hors du champ des convictions. Si le mensonge atteint le compère, c'est plutôt comme une maladie et une musique dont il ignore la clé, je le vois mieux glisser sur le mensonge, ou rejeté par lui comme il serait rejeté de l,art.

Je nomme compère, selon l'usage, le comparse local d'un illusionniste en tournée. Ils ne se connaissent pas et n'auront pas envie de se connaître. Le compère est l'homme que le prince de la scène cherche dans la salle depuis son podium comme sujet consentant d'un tour, celui qu'il désigne en l'invitant comme par hasard, après avoir hésité, après que plusieurs badauds ait décliné l'invite, après que l'élu se soit plus ou moins récusé, ce qui incite les autres à l'encourager. Et la personne qui n'a pas peur, qui a la gentillesse de se joindre au spectacle, merci applaudissons-le tous, avancez Monsieur, bravo. Huées, claquements de mains.

Ils se sont rencontrés en ville tout à l'heure. Dès son arrivée incognito, le temps de poser ses boîtes et de se rafraîchir le visage, l'illusionniste est parti à la recherche d'un compère et il l'a trouvé. Genre de type qu'on a l'impression d'avoir déjà vu sans en être sûr, presque interchangeable, doté de pittoresque par insuffisance. Chez le pataud affable c'est la distance insoupçonnable entre le nez et l'oreille, la voix et la croupe, le signe d'une aptitude à l'enfouissement et au bornage, ânerie alerte du beau temps dans l'ennui irréversible. Rien qui rappelle la foudre ou en porte la trace.


Fleuriste, chauffeur de taxi, retraité des postes, concierge à la mairie, notre compère a le tiers ou le demi-siècle indéterminé. L'illusionniste l'a détecté à l'oeil nu, au son, en se promenant, en procédant à quelques achats, en s'enquerrant d'un horaire, il lui a suffi d'échanger avec lui ces trois ou quatre mots qui n'engageraient jamais à rien. Le fanfaron mélancolique, le désabusé qui d'un coup se conçut en inépuisable réserve métaphysique, l'édile discret aux folies douces, le maniaque fourbissant ses mots ambigus, l'esprit confus empli d'une armée fantôme, le fada, le blagueur, le procédurier notoire à ne pas confondre avec le faiseur de merde (à responsabilité parfois limitée), celui qui ne cause pas, différent du taciturne qu'on dit bizarre sans savoir pourquoi, celui qui au bistrot demande sans transition combien fait le Tiers & Demi de Dix-sept, tous ces quarts de rôle, non-rôles ou pseudo-rôles, ne correspondent pas exactement au portrait du compère. On ne peut pas dire que l'illusionniste soit très regardant mais il sait d'emblée à qui il a affaire, il mettra immanquablement la main sur son homme, en négligeant le candidat empressé, par trop plausible.
Il serait plus facile au compère de trahir le monde entier que la confidence la plus obtuse. Son silence est trop cher, il réclamera dans le pire des cas un paquet de cigares.
Cette collaboration occasionnelle mais semble-t-il nécessaire me décontenance. Je scrute en vain la médiocrité rigolarde, l'hypocrisie saumâtre, la dérision brouillonne d'un prestige en carton bouilli, la mesquinerie exceptionnelle ou professionnelle, la méchanceté ordinaire, quelque affreux ressentiment ou blafardage vertigineux, le béton du secret et l'alibi de Polichinelle, la sainteté...Il a franchi une ligne dérisoire et grave. Admire-t-il l'illusionniste ? Se flatte-t-il d'avoir été choisi ? Il a suivi car il pouvait ne pas suivre, rien du papillon qu'attirent les lanternes. Compère qui es-tu ? Compère que fais-tu ? Qui ou quoi sers-tu, toi que rien ne destinait à ce destin d'une soirée, à cette révélation inoubliable qui ne subsiste pas dans la chronique, ne survivant pas au lendemain des mémoires ? J'en profite pour poser idéalement que le compère ne s'enrôle qu'une fois ; il découvrirait dans la supercherie une facilité éprouvante.
Faux spectateur, faux assistant, faux frère, on dirait que sa graisse joue à cache-cache avec sa peau. Il catalyse l'incrédulité de la croyance avec la détresse de la puissance, la colle du disparate dans l'éblouissement des lapidations. Plus tard, imbibé d'une terre dont se déleste le funambule, il deviendra trop tard sa propre image insomniaque.
Je le soupçonne. S'il le voulait, il imiterait à s'y méprendre le bruit d'un avion ou d'une scie électrique (qui sait, d'une égoïne, pour qui connaît le nom et l'instrument), le chant du coucou. Mais pourquoi devrait-il effectuer cette performance ? Ou encore fournir la preuve qu'il le pourrait ! On lui prête souvent à tort des intentions.


Chaînon manquant entre le mage et la multitude, témoin de la prosternation du genre et du passe-passe, celui que les sortilèges délaissent mais qui en dispose ne mérite pas notre reconnaissance. La gratitude de plus d'une personne pour le même objet lui lève le coeur. Éminence grise et porte-coton de l'éphémère il parodie à son insu l'eucharistie sociale. Songeur égrillard du néant des jours, assesseur intentable du kitsch, cet homme même pas aride détient sans doute un premier rôle. À l'approche du printemps il respire de nouveau avec bonheur, toutes les apparences sont avec lui.
J'ai connu un entrepreneur de pompes funèbres qui était son propre patron et unique ouvrier. Femme plus jeune que lui, qu'on disait malade, je la revois à sa fenêtre donnant sur la grand-rue, au rez-de-chaussée... Lui, approchant de l'estrade comme déjà veuf (venu seul au spectacle), grimpant à la manière d'un ours... Ah, c'est Un Tel. C'est-à-dire que « ça n'étonne pas de lui » , bien que personne ne se préoccupât de lui cinq minutes avant. Un côté amuseur, la bonne volonté de la dupe. Je m'inspire probablement de ce souvenir imparfait.
Il vit fort loin du zélateur, du délateur, sa médiation épaisse du factice le divertit un instant, travailler pour des nèfles le fascine davantage qu'un titre d'accessoiriste du sens commun. Il ne prendrait pas l'initiative de tromper, il s'enivre d'un parfum aveugle. Quoi qu'on en ait le sarcasme n'est pas son fort, il loue l'occasion à son cours actuel.
Exclu du risque et de la grâce comme du secret et de la traîtrise, il observe l'onde bénigne et monstrueuse d'une volupté qui ressemble à la sienne. La lumière vaste des ombres-proies accentue la teinte des rues et des feuillages habituels au bénéfice du meurtre, d'un doute voulais-je écrire. Car il est voué de temps à autre à la beauté des rails au fond de l'avenue

dans la douceur du soir
sous le ciel rouge et noir
à l'heure des informations. Il échappe au fade dégueulis, le monde roule dans sa beauté foncière mensongère (où ses concitoyens mirifiques déploient leur art du côtoiement).
L'artiste convocable offre la figure achevée du compère-illusionniste. Quand la moire se ratatine demeurent les compères, préposés patents à l'entretien, s'illustrant au double patin de l'effet dans l'effort. N'anticipons pas sur les menées réversibles d'époques ayant cessé de l'être (encore que tout dépende encore de quelque unité de mesure).
Mon compère antique provoque une saine méfiance. N'est-il pas homme à vendre l'eau du lait en temps de guerre ? Je connais son mépris féroce envers les fraudeurs, de ceux qui mettent du vin dans leur eau en n'importe quelle saison. Sa connivence n'implique pas la complicité.
Évidemment, le Tiers & Demi de Dix-Sept égale 8½.

Autant la bonhomie du compère rassure, autant le batracien pustuleux irrite la faculté d'angoisse. Lorsqu'un tour ratait, le magicien invoquait quelquefois la présence d'un crapaud parmi l'assistance populaire. Avec une solennelle courtoisie il priait « la personne » malintentionnée ou facétieuse de bien vouloir enfermer l'animal tout au fond de son sac ou de le lâcher dans la nature hors de l'enceinte magique, au-delà des bancs. Il allait jusqu'à implorer dignement la compréhension publique, lui aussi avait des enfants à nourrir. Il expérimentait en temps local la durée de cette petite comédie, remerciait enfin « la personne » de son obligeance. Il lançait sa canne, s'emparait d'un foulard, rentrait en possession du fluide.
Le crapaud, efficace sans réalité, apparaît comme la rigoureuse contre-figure du compère. Mais je ne m'exerce ici à aucune science (ou nommons-la parasocialogie anachrone), il s'agit plutôt de découvrir dans le buisson d'un dessin-devinette la tête du berger ou du loup. Pas de recherche en compaternité dans les branchages. Étranger, l'illusionniste savait descendre, au moins par jeu, au niveau des autres. Compère et crapaud habitent par contre le même lieu. Et chacun est à sa place, dans son rôle ou sa nature. Seul le compère sort du rang, accomplit un pas, ironie mal assurée : on ne lui demande rien d'autre. Il n'est pas influençable, ni absolument incurieux, il marche telle une boursouflure. Lui qui empiète est propriétaire d'une âme ou d'un corps, et il n'a pas le choix. Quand l'étrangeté l'effleure il se surprend presque à s'imiter, il s'imiterait presque pour se rejoindre. L'illusionniste le cueille au passage dans cet état. Notre compère perdra-t-il un jour son sang-froid jusqu'à faire feu sur une misérable rainette assimilée par erreur au crapaud-buffle ? Je disculpe le mage.
Ultime touche historique et vernaculaire, on disait qu'un crapaud peut vous pisser à la figure.