Transcription : Marie-Valentine Martin
Relecture : C. de Trogoff

 

inédit - sans titre

À Paris ou à New-York, on croit encore à l'art moderne. En province, on ne sait toujours pas que la peinture abstraite appartient au musée depuis longtemps. Il faut y voir un avantage. Dans une production ultra-conservatrice non sans intelligence, souvent consciencieuse, il arrive aussi un dessin, une fraîcheur, une naïveté, dans l'ennui la grâce. Malheureusement, c'est général — et la répétition la plus terne n'a pas d'âge — , le peintre du dimanche se fait rare. Qui en a le loisir et les moyens devrait visiter sans exception toute exposition de moyens maîtres et d'amateurs. Au long d'une vie de peintre, il existe au moins un tableau, une toile qui ne brille pas mais diffère par presque rien. Elle glisse hors des variations normales de la goujaterie ou du métier par un mystérieux décrochage. Imaginons, en marge de l'histoire et de la culture, une collection hétérogène de paysages insensiblement limitrophes, porteurs matériels d'une énigme. On ne soupçonne pas assez combien le goût, qui n'a pas à être bon ou mauvais, est chose des plus concrètes. Sans gradients n'existerait aucune limite : il n'y aurait pas d'art, parce qu'il n'y aurait pas de vie non plus.

Les travaux de Bernadette Bour* surprendront peut-être, ils sont pourtant déjà classiques. Tout est allé très vite en dix ans. Il serait en tout cas dommage de manquer une telle exposition, car l'opus est d'une belle et forte évidence.

Pas d'images, d'interprétation de quelque chose qui existerait dehors. Votre regard se produit là, dans l'instant, sans représentation, contemporain de lui-même, accordé aux murs. L'ailleurs se donne ici, dans l'immédiat des imprégnations et des supports, la couleur ne colorie pas, la rupture est ce fil rompu, la défaite de votre œil sa chance de voir. Que la profondeur soit surface (on dit faire surface), que toute surface, c'est-à-dire le visible, échappe parfois sans reprise, afin qu'un événement ait lieu, qu'il se fasse, puisqu'il ne se refait jamais, sinon de manière grotesque, comme est grotesque la fin ou le projet absolu. Pas d'arrogant bavardage, aucune mièvrerie. Cela est dit, cela est peint. Ce travail médité se montre sans vouloir prouver, savoir d'une saveur, il n'est que cette légèreté interrompue et tenue. Toucher, sentir, voir, oublier, suivre un piquetage presque irrégulier, ou presque régulier, on hésite, pas n'importe comment mais d'une certaine manière, d'une certaine main qui assure vos yeux. Et vos yeux ne peuvent uniquement se poser. Le regard court entre avérer et passer, se former et s'effondrer, rester, marquer, se perdre.

Une main guida la machine dans l'ordre des fibres, à travers la fragilité poreuse d'un papier. Ça et là, elle rêve son travail, oublie des points. Toute rencontre se tisse d'erreurs toutes fatales. Quelqu'un ne reviendra pas, ou bien on ne l'attend plus. Une femme-artiste arrange son propre tissu et ce n'est pas un linceul pour un vol nuptial, pour un voile, un faux miroir. Il s'agit d'espaces du temps à disposer parmi d'autres, difficiles à nommer. Exit Pénélope.

Exposition Bernadette Bour — École des Beaux-Arts, Lorient, mars 1979.
Michel Vachey, 28.3.1979.


* http://francoiselivinec.com/fr/artistes/bio/31025/bernadette-bour