Transcription Marie-valentine Martin
Relecture C. de trogoff, L.L. de Mars

 

Ramages dans une allée
pour Lucien Monnier

REVUE DES SCIENCES HUMAINES (Lille III) — TOME XLVII — n°175 — JUILLET-SEPTEMBRE 1979
publié par la suite dans la revue La Parole Vaine, n°4

 

O ciel je meurs. Elle me mange. El-le me mange. El-l-l-l-le m-m-m-m-me, man-man-an-an-an-an-g-g-g-g-g-g-g-g-ge.
Les syllabes, les lettres se liquéfient.
[...]
On a eu la chair de poule. Opérateur de cinéma. Bouquets, cantiques, bannière des missions qui claque au vent. On largue les amarres. Amie pleure. Petit-Demange agite un mouchoir. Le bateau s'éloigne. Mac Louf n'est plus qu'un point noir, sa femme une virgule grise.
René Crevel, Babylone.


M. Hunt n'a jamais été un espion hors pair, puisque, fictives ou non, ses aventures sont ennoblies dans les romans de hall de gare qu'il publie régulièrement sous des pseudonymes divers. [...] Difficile de prendre ce personnage au sérieux. Surtout lorsqu'on apprend que les faux noms donnés à la police par les cinq cambrioleurs du Watergate étaient tous tirés de ses romans.
Nina Sutton, Watergate story


Si l'on tient pour évident que l'homme tire du plaisir de son imagination, il faut faire attention que cette imagination n'est pas comme une image peinte ou un modèle plastique; c'est une construction compliquée, composée de parties hétérogènes: des mots et des images. On n'opposera plus alors l'opération qui utilise des signes sonores ou écrits à l'opération qui utilise des « images représentatives » des événements.
Ludwig Wittgenstein, Remarques sur Le Rameau d'Or de Frazer.



 

 

III. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE.


[...] se croyait, sous le rapport de la fortune, un parti sortable. « Quant au reste, je vaux bien le bonhomme ! » se dit-elle en se retournant dans son lit, comme pour s'attester à elle-même des charmes que la grosse Sylvie trouvait chaque matin moulés en creux. Dès ce jour, pondant environ trois mois, la veuve Vauquer profita du coiffeur de monsieur Goriot, et fit quelques frais de toilette, excusés par la nécessité de donner à sa maison un certain décorum en harmonie avec les personnes honorables qui la fréquentaient. Elle's'intrigua beaucoup pour changer le personnel de ses pensionnaires, en affichant la prétention de n'accepter désormais que les gens les plus distingués sous tous les rapports. Un étranger se présentait-il, elle lui vantait la préférence que monsieur Goriot, un des négociants les plus notables et les plus respectables de Paris, lui avait accordée. Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait: MAISON VAUQUER. « C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage ), et un joli jardin , au bout duquel S'ÉTENDAIT une ALLÉE de tilleuls. » Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena madame la comtesse de l'Ambermesnil, femme de trente-six ans, qui attendait la fin de la liquidation et le règlement d'une pension qui lui était due, en qualité de veuve d'un général mort sur les champs de bataille. Madame Vauquer soigna sa table, fit du feu dans les salons pendant près de six mois, et tint si bien les promesses de son prospectus, qu'elle y mit du sien. Aussi la comtesse disait elle à madame Vauquer; en l'appelant chère amie, qu'elle lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve du colonel comte Picquoiseau, deux de ses amies, qui achevaient au Marais leur terme dans une pension plus coûteuse que ne l'était la Maison Vauquer. Ces dames seraient d'ailleurs fort à leur aise quand les Bureaux de la Guerre auraient fini leur travail. « Mais, disait-elle , les Bureaux ne terminent rien. » Les deux veuves montaient ensemble après le dîner dans la chambre de madame Vauquer, et y faisaient de petites causettes en buvant du cassis et mangeant des friandises réservées pour la bouche de la maîtresse. Madame de l'Ambermesnil approuva beaucoup les vues de son hôtesse sur le Goriot, vues excellentes, qu'elle avait d'ailleurs devinées dès le premier jour; elle le trouvait un homme parfait.

 

 


« C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), et sur un joli jardin, au bout duquel s'étendait une allée de tilleuls. » Nous nous souvenons du prospectus de la Maison Vauquer, l'exactitude littérale de la citation semble confirmée par la lecture des premières pages du Père Goriot à peu près dans n'importe quelle édition. Littérale ? Oui, mais selon une lecture conceptuelle, devons-nous dire, car il suffit de lire avec plus d'attention pour remarquer de minuscules et majuscules différences, lesquelles devraient d'ailleurs sauter aux yeux. Car nous savons aussi trop bien lire, nous négligeons simplement de voir. Ce texte présenté au début n'est peut-être pas acceptable, et en vertu de quels critères le serait-il ? En fait, il s'agit bel et bien d'un fragment apocryphe, du moins altéré, indubitablement faussé, voire faux, éventuellement falsifié. Regardons plutôt de quoi il retourne.


La Pléiade, Gallimard, 1935, ainsi que l'Édition du Centenaire, Imprimerie nationale, 1950, — respectivement aux pages 863 et 21 — , ces deux éditions sous la direction de Marcel Bouteron:


[...] Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait : MAISON VAUQUER. « C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), et un joli jardin au bout duquel S'ÉTENDAIT une ALLÉE de tilleuls » . Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena [...]


Ces deux éditions sont irréprochables puisqu'elles restent conformes à l'exemplaire de l'édition Furne (1843) annoté par Balzac, qui constitue l'incontestable référence. Ainsi, Le Livre de Poche, 1973 (page 27), offre un texte correct, établi d'après l'édition facsimilé des œuvres complètes illustrées de Balzac, publiée par les Bibliophiles de l'originale, 1965 et suiv. (page 318), texte corrigé de la main de l'écrivain.
Inacceptable: Œuvres complètes, vol. 4, Guy le Prat éditeur, 1957, édition nouvelle établie par la Société des Études Balzaciennes (page 44):


[...] Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait: MAISON VAUQUER. C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), et un joli jardin, au bout duquel s'étendait une allée de tilleuls. Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena [...]


Il est difficile de manifester à l'égard d'un texte une incompréhension aussi méprisante, ou un mépris aussi aveugle. Considérons une édition plus soupçonneuse mais tout aussi incorrecte: La Comédie humaine, tome 2, Seuil, L'Intégrale, 1965, présentation et notes de Pierre Citron (page 223):
[...] Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait:


MAISON VAUQUER
C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), et un joli jardin, au bout duquel S'ÉTENDAIT une ALLÉE de tilleuls. Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena [...]

La Comédie humaine, tome 3, La Pléiade (nouvelle édition), Gallimard, 1976, sous la direction de P.-G. Castex (pages 65 et 66): une erreur (dont l'imprimeur est seul responsable, nous a dit M. Castex lors d'un échange de lettres), puisqu'on lit « s'étendait » en romain minuscule et « allée » en petites capitales, alors qu'il fallait à la place respectivement des petites puis des grands capitales. M. Castex nous avait déjà donné un texte impeccable du Père Goriot dans les Classiques Garnier (page 29).


Nous sommes maintenant à même de constater comment un éditeur-présentateur d'un texte linéaire classique, dès que celui-ci se dévoie un peu, en prend à son aise, ou plutôt à la mesure exacte de ses embarras, en matière de typographie et de mise en page, de ponctuation et de grammaire. Reportons-nous encore au manuscrit proprement dit, en ayant en mémoire la convention typographique suivante: le soulignement simple, double, triple d'un mot signifie à l'imprimeur d'utiliser respectivement l'italique, la petite puis la grande capitale. Nous transcrirons ainsi le manuscrit:
(...) Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait MAISON-VAUQUER. C'était, y disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), et un joli (soulignement) jardin au bout duquel s'étendait (double soulignement) une allée (triple soulignement) de tilleuls... Elle y parlait du bon air, de la solitude. Ce prospectus lui amena [...]


Notons d'emblée une grammaire des plus douteuses, avec cette succession confuse de trois « y » dont le premier remplace « prospectus », le second « une des plus anciennes et des plus estimées pensions bourgeoises du pays latin » ou même peut-être « MAISON-VAUQUER », le troisième de nouveau « prospectus ». Le « y » de « y disait-elle » ne disparaît qu'en 1839, dans l'édition Charpentier. Les guillemets sont introduits en 1843, dans l'édition Furne, substitués à un tiret qui ouvre la déclaration de Madame Vauquer, la phrase se terminant par un point:


— C'était................................................. tilleuls.


C'est la solution choisie dès la publication du Père Goriot dans la Revue de Paris, que Balzac considérait comme la première édition. Dès qu'un tiret désigne le propos rapporté, le premier « y » devient sourdement redondant et son inanité sera évidente avant même l'usage des guillemets qui va matériellement enclore le propos, le libérer en l'encadrant, créer une distance qui sera en même temps une proximité, en faisant jouer un énoncé dans un autre énoncé. Le dégagement de plus en plus net d'un procédé indirect libre est un aspect du jeu mimétique complexe se jouant dans toute énonciation.
Quant aux parenthèses, elles se trouvent déjà dans le manuscrit, mais après une hésitation parfaitement lisible. À la place de la parenthèse ouverte, Balzac avait écrit un « q » qui sans ambiguïté possible constituait l'initiale d'un pronom relatif, il s'apprêtait à employer très grammaticalement la subordination: « qu'on apercevait du troisième étage » , mais la correction fut immédiate (il ne reste que la trace d'une lettre à peine raturée). Il y a en tout cas une chose sur laquelle Balzac n'a pas buté un instant, c'est cette séquence des soulignements, qui semble s'imposer à lui avec une telle nécessité qu'on peut en imaginer le mouvement au début, avant que ne soit élaborée la forme définitive de la phrase entre guillemets à partir de 1843. On pressent autant qu'on analyse combien sont liées grammaire, ponctuation et typographie, comment tout s'organise autour d'une formidable pulsion scopique réellement paradoxale, le goût intense pour le référent recouvrant sa propre parodie. Une parodie elle-même déjouée, reprise par cette sorte d'hallucination jubilatoire initiale et y échouant, puisque Balzac, au bout d'un élan qu'il ne peut plus marquer, s'empêtre dans une rature.

                                                                          —————————— r t r
                                       ——————————
——————————                                       —————————
                                       ——————————
                                                                            ————————— aue

 

Les guillemets ont également une valeur d'index instrumental, visant à la limite à l'inclusion du prospectus dans le roman. Pensons à la réclame de César Birotteau pour son invention, elle occupe la page d'un véritable panneau. « Cette pièce curieuse est au nombre de celles que, dans un cercle plus élevé, les historiens intitulent pièces justificatives. La voici donc: » (César Birotteau). Le prospectus de la pension Vauquer est aussi une pièce justificative. Justifiant quoi ? La grosse astuce, la naïveté roublarde d'une madame Vauquer ou l'ironie souveraine de Balzac ? Nous-mêmes emportés dans le jeu de l'écriture, nous nous réjouissons malgré nous de vieilles questions irréductibles du genre qui dit quoi en le faisant dire comment à qui, quand, où, etc. Rien logiquement, sémantiquement, — mais non pas esthétiquement — , ne légitime l'emploi de lettres d'un corps de plus en plus grand. En faveur d'une thèse qui rabattrait la typographie sur le langage affectif, on dira que bien sûr Madame Vauquer ne recule devant aucun sacrifice, qu'elle (se) paie de mots, que la déformation et l'augmentation des caractères d'imprimerie traduit une capacité de tromperie et d'automystification à la mesure de son lyrisme publicitaire ou de sa publicité lyrique. En même temps, Balzac se laisse déborder par une puissance de narration qui devient narration d'une puissance, traître aux pouvoirs spécifiques de la langue écrite romanesque classique.
La séquence des trois « y » du manuscrit induisait une confusion entre le prospectus, la pension... et le texte même du roman. C'est la même polytopie qui travaille la typographie. Si la typographie est ici paradoxale, l'emploi simultané ou emboîté des guillemets et des parenthèses est contradictoire, et leur double jeu renvoie au même paradoxe.


Guillemets, propos de la tenancière rapporté. Parenthèses, coulisses ou trou du souffleur, Balzac interrompt son personnage, le trahit, disparaît. Guillemets et parenthèses articulent donc un dispositif théâtral qui se confond dans l'amplification typographique où il est impossible de discerner un auteur d'un personnage, un roman d'un texte inséré. La « vue des plus agréables sur la vallée des Gobelins » est un attribut essentiel de la pension, la propriétaire n'irait pas crier sur les toits que la vallée n'est visible que du troisième étage, car — remarquons ici encore l'intrication mimétique — le montant des loyers diminuant avec l'altitude, ce serait les plus misérables qui disposeraient de la plus belle vue. Guillemets, l'auteur donne la parole ou fait semblant. Parenthèses, il la reprend, redevient maître des récits et des images, du vrai et du faux. Le troisième étage est celui d'une parenthèse se révélant chambre d'une pension qui est chambre de l'écrivain, son corps, sa camera obscura, battement du texte, lieu sans cesse disloqué des embrayages et des ruptures, des transformations, des passages, du rythme. Et cette parenthèse joue clairement et obscurément ce qu'elle-même figure dans son propre dessin, comme une lettre ne signifiant qu'elle-même, comme on dit prendre parfois littéralement un mot. Car la parenthèse mime la chambre qui est le corps qui est l'œil, passage vers et depuis l'origine: ( ). Nous avons ainsi une espèce de rébus mimétique:

                                                                                   ————————
                                            ——————————
(  ) ——————————                                          ———————— rature
                                            ——————————
                                                                                    ————————

 

En observant déjà le texte conforme, celui de la librairie, on songe que Balzac aurait pu continuer son amplification en utilisant des capitales de plus en plus grandes. Il était davantage qu'un écrivain ordinaire, il connaissait bien l'imprimerie, mais en homme de métier soucieux de bonne facture: ajouter un corps d'une dimension supérieure eût créé un déséquilibre, détruit l'économie normale de toute la page. Balzac ne soupçonne rien de la révolution poétique qu'accompliront Rimbaud et Mallarmé, il passe à côté ou dedans sans rien frôler, il a trop d'élan pour que sa verve sagace mais besogneuse séjourne avec subtilité dans l'entre-deux du monde et des mots. Ici, c'est en quelque sorte le champ visuel qui fait irruption dans le champ linguistique. Or la langue ne traduit pas un référent, elle le constitue autant qu'elle le décrit, c'est-à-dire que ce mimétisme exécré de tout logicien resurgit constamment en un point ou un autre, en tout cas ne cesse pas de faire problème. Mais Balzac ne se pose guère de problème, il épouse semble-t-il les contours de sa vision et trouve moyen — typographique — de la transcrire: écrire ce trans.

Après nous être attardé sur cette citation du texte normal, consulter le manuscrit devient une expérience troublante, notre intuition se confirmant au-delà de toute hypothèse. Le mot « tilleuls » serait-il souligné de 4 traits ? En effet, on voit sur le manuscrit ces « tilleuls » assis sur de confuses racines: des traits de soulignement raturés. Combien ? 3 ou 4 ? Certains délires sont contagieux, j'ai d'abord cru détecter 4 traits. Maintenant, selon moi1, ce qui donne l'illusion d'un quatrième trait est la rature en ressort-spirale allongée horizontalement sous le mot « tilleuls » : cette espèce de rature déborde vers le bas les 3 traits (qui eux ne sont pas contestables), coagule selon une ligne continue assez problématique, d'où l'impression d'un trait supplémentaire (le quatrième trait). Ma première impression, que je crois fausse, partait également d'un constat de bizarrerie typographico-grammaticale. « Allée de tilleuls » forme un syntagme, souligner uniquement « allée » est illogique. Sans doute Balzac s'en est-il aperçu, c'est pourquoi il aurait aussi souligné « tilleuls » ensuite. Se serait-il alors rendu compte qu'il fallait logiquement souligner « de » , c'est-à-dire tout le syntagme ? Pourquoi ne l'a-t-il pas fait, s'est-il ravisé pour choisir une solution bancale ? Faut-il penser que la grammaire n'a rien à voir là-dedans, qu'il s'agissait de choisir des mots caractéristiques, que l'allée nous intéresse et non pas les tilleuls, la dénomination objective d'un arbre — s'il existe éventuellement plusieurs variétés de tilleuls, de toute façon il n'y a pas trente-six manières de les désigner couramment. Voire... Madame Vauquer (début du roman) « prononce obstinément tieuilles, malgré les observations grammaticales de ses hôtes » . C'est nous qui pourrions mettre mentalement de l'italique à grammaticales, Balzac confondant allégrement grammaire et lexique. La typographie introduit le corps dans la logique, la ponctuation la pulsion dans l'arbitraire. Accessoires dans le texte romanesque classique, relevant de ce que le linguiste Martinet nomme suprasegmental (ainsi désigne-t-il le ton non codé, ou plutôt non linguistiquement codé, des phrases interrogatives), les points de suspension deviennent systématiques chez Céline, fondamentaux de son écriture.

Cette rature, cette reprise, ce remords signale-t-il la velléité peu consciente d'un quatrième trait, l'hésitation vertigineuse ? Elle nous importe autant qu'un trait en plus, elle indique un champ qui se déploie (0, 1, 2, 3, rature) et la limite de ce champ, une oscillation forcée vers l'hallucination et renvoyée: le champ de vision n'entre pas dans le champ de la narration, l'horizon se rebiffe, au-delà de trois c'est l'infini qui rate. L'œil qui troue la page et nous regarde dans Le bruit et la fureur eût enchanté le rédacteur anonyme du Petit Dictionnaire critique et anecdotique des enseignes de Paris (si Balzac n'en est pas l'auteur, il pourrait l'être). Mais l'œil de Faulkner ne regarde que la rature de Balzac, qui ne cache rien, sinon l'inquiétude vite matée d'une distorsion figurale travaillant le texte linéaire classique.

Nommons récit 1 le dit des personnages, récit 2 le dit de Balzac sur leur dire, éventuellement récit 3 le dit de Balzac sur son propre dire d'écrivain. Le roman intitulé Le Père Goriot est un labyrinthe de ces trois récits entrecroisés d'une façon qui est style de l'auteur. La citation entre guillemets qui a ouvert notre commentaire est du récit 1, avec une inclusion de récit 2 qu'enferment les parenthèses, récits 1 et 2 fusionnant dans l'amplification typographique. Si l'on veut bien accepter cette équation très sommaire des 3 récits qui convient à notre démonstration, il faut noter dans tout le livre le recours à l'italique, lieu de confluence des récits 1 et 2. L'italique signale le cliché et la volonté d'un tel signalement. Ironique ironie qui se retourne en réalité contre un écrivain qui use en toute bonne conscience du lieu commun, fabrique des stéréotypes complexes laborieux greffés sur des généralisations idéologiques.

L'italique peut n'avoir qu'une valeur conventionnelle, marquant un degré de culture, d'appartenance à une classe ou une caste. C'est le cas des citations latines et étrangères: intra muros, extra muros, all is true, etc. Dans le rourou du chat, l'italique n'est pas une distinction dont on bénéficie positivement, elle signifie la vulgarité familière qui légitime l'onomatopée, légitimée par la bienveillance condescendante de l'auteur. Dans les deux cas, aux extrémités supposées basses et nobles du langage, s'exerce une même ironie faite en tout cas d'une même distance anthropologique. Revenons au début.

« : non que cette histoire soit dramatique dans le sens vrai du mot »

annonce Balzac (les deux points sont de lui, les guillemets sont de nous). Compléter « dramatique » par « dans le sens vrai du mot » équivaut à un certain égard à mettre ce mot en italique: italique où la suspicion ne recouvre pas la connivence, italique d'affirmation et non de dérision. Mais Balzac préfère compléter, commenter, passer chemin faisant d'un mot à l'autre comme du récit au métarécit. « Dramatique » entraîne vers « vrai », de quelle vérité d'ailleurs ? Balzac poursuit, après un point-virgule: « mais l'œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé quelques larmes intra muros et extra ». Ce drame à la fois vrai et non-vrai, ou drame et non-drame, est donc celui qui « peut-être » fera verser quelques larmes, etc. Donnons le début de la phrase (tout ce qui précède nos deux citations précédentes): « En quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière abusive et tortionnaire dont il a été prodigué dans ces temps de douloureuse littérature, il est nécessaire de l'employer ici: non que cette histoire », etc. Il est nécessaire de l'employer, Balzac le dit et Balzac le fait.

Nous sommes dans la nécessité, le sérieux, le récit 3, où l'italique est impraticable. Quand la littérature de douleur sera ruinée par une douleur de la littérature, nous passerons au récit 4 et/ou 0. Balzac n'y accédera pas, sinon dans l'erreur ou la fureur, le petit délire typographique ou le récit mythique, la rature, le retour. Le Dictionnaire des idées reçues paraît en 1911, édition posthume. Entre De l'Amour et Les Mystères de Paris, plus d'un demi-siècle avant que Valéry ait le privilège de lire Un coup de dés, Balzac fait se heurter fugacement le monde dans la manière, littéralement, confusément. Il rature sans trop savoir quoi, comme Frenhofer ne sait plus ce qu'il peint. On ne trouve pas chez Balzac cette haine que Flaubert vouait au cliché. Balzac est partie prenante, c'est un moraliste, un faux ethnologue, politiquement un homme de droite, pratiquement un homme du centre: homme du mélange, du jeu, qui ne choisit pas entre le spectacle et la critique, qui n'en finit pas de passer d'un récit à un autre, erratiquement. Et, sans que nous puissions démontrer une telle hypothèse, nous pensons que la progression du nombre des traits (dans le texte manuscrit de notre citation initiale) correspond peut-être à la succession des récits, plus exactement qu'il s'agit d'un aspect mimétique analogue, avec une limite qui renvoie à une origine. Nous aimerions évoquer, pour les conjoindre en une seule figure complexe, les mythes d'Antée et d'Icare.
Le récit 1 s'hypertrophie et s'écroule, tend à dégager sa loi et à devenir proie. Le récit 2 est incomplet ou imparfait, un rien le divertit Le récit 3, souverain, redoutable et précaire, fasciné publiquement secrètement par son objet, rêvant d'un récit 4 qui le rendrait facile, ou que lui-même remplacerait. Rien n'est stable. C'est en n'importe quel point que la Geschichte et l'Historie se prennent en écharpe. Existe-t-il réellement quelque chose comme une stase, un régime, une instance, une posture, etc., « 4 » ? Comme avec les nœuds de Laing, on se heurte sans doute à une limite gnoséologique et affective. Aux deux pôles humains antagonistes, nominal-primaire et épistémologique-descriptif, il est probable que de multiples seuils et limites intrapsychiques ne soient franchies que par destruction totale ou nouvelle élaboration. D'où le caractère souvent illusoire de maintes reconstitutions généalogiques, qui confondent des traces-résultat avec ce qui s'est passé. Le récit 4 s'entendrait comme utopie, uchronie, ou manipulation gratuite ou cynique, hyperpataphysique ou totalitarisme mondial, négation de tout récit 1 car dénégation de lui-même comme histoire. Ou, trivialement, on transcende quelque n° d'ordre. Si l'écrivain le plus sophistiqué reste encore « populaire », c'est bien parce qu'il a en commun avec la masse dont il connaît les superstitions, les valeurs, les peurs, la révolte, cette aptitude à sauter d'un récit à un autre, cette espèce sans espèce de lucidité aveugle qui court-circuite les instances de ses va-et-vient. Au lieu de 1, 2, 3, ... N récits, nous aurions des parcours aberrants grillant des étapes, redessinant sans cesse des aires de vie, de pensée. D'ailleurs, tout récit 1 est réellement un récit 1', 1", 1'",.. 1n, tout récit 2 un récit 2', 2", 2'",.. 2n, tout récit 3 un récit 3', 3", 3'",.. 3n, etc. En outre, votre récit 1 est mon récit 2, ou vice-versa. etc. Parvenir au récit 3 est une tâche déjà difficile, quand elle n'est pas vulgaire ou théologique. Le totalisme herméneutique classique et moderne va postuler un double-fond, nommer l'innommable. Ce qui fonctionne alors comme police intellectuelle et police tout court peut désigner l'ordre du bon plaisir et du bien-souffrir, la possibilité du récit. On a affaire à un univers de règlements, non à un monde de passages. Toutes les voies sont surveillées, la diversité mieux qu'interdite: préconisée en sous-main.

« La récente invention du Diorama qui portait l'illusion de l'optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu'un jeune peintre, habitué de la pension Vauquer, y avait inoculé » . Après que les hôtes aient passé en revue leur santérama, le froitorama (froidorama ? interroge le métalinguistique Bianchon, provoquant la réponse usagiste de l'employé du Muséum qui invoque « la règle: j'ai froit aux pieds » ), en attendant la soupeaurama ( « — Pardonnez-moi, Monsieur, dit madame Vauquer, c'est une soupe aux choux » ). Goriot fait les frais du ramage :

— C'était, dit Bianchon, un brouillard frénétique et sans exemple, un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, un brouillard Goriot.

— Goriorama, dit le peintre, parce qu'on n'y voyait goutte.

Panorama d'un troisième étage évanoui au-dessus des tilleuls, Diorama brouillé en brouillard aveugle, transformé en Gorio-Rama. L'image devient ramage, l'œil oreille, bruissement vite réécrit puisque, avec Goriorama, Balzac abandonne l'italique, normalisant ainsi tous les mots en rama qui suivront. Balzac participe au babil rituel, il rapporte et s'amuse, lui-même heureux « de ces riens qui constituent, chez certaines classes parisiennes, un esprit drolatique dans lequel la bêtise entre comme élément principal, et dont le mérite consiste particulièrement dans le geste ou la prononciation » . Le « suprasegmental » de M. Martinet ? Le non-linguistique ? L'écrivain tantôt juge, tantôt indique, toujours témoin compromis. Bête et Sociologue.
Déchu physiquement et socialement, monsieur Goriot, cet excellent Goriot, devient père Goriot, puis passe de l'état substantif à l'état adjectif, épithète d'un phénomène atmosphérique calamiteux, être inqualifiable mais se transformant d'autant plus en qualification maximale: le titre d'un livre. De « Goriorama » en « milord Gâôriotte », une identité vacille, madame de Bauséant ne sait plus avec exactitude s'il s'agit de Foriot, Moriot, Loriot ou Doriot, toutes les consonnes feraient finalement l'affaire. Trouble déclin d'un personnage dans l'incertaine déclinaison d'un nom, chute glorieuse du texte. Lorsque Goriot est en train de mourir, Bianchon dispose déjà de l'oraison funèbre, anti-tragique, absolument non-dramatique: « il paraît que nous allons avoir un petit mortorama là-haut ? » Ramage de la mort, rumeur aussi absurde qu'indéfiniment répété le nom d'Odessa. Quand le peintre lance que « les mouchards ne sont d'aucun sexe » , les autres enchaînent par « Fameux sexorama ! » . Si dans une pension « des deux sexes et autres » le sexe vient à manquer, c'est que la mort approche. Devant l'indifférence du pensionnaire convoité, madame Vauquer « se permit, au commencement de la deuxième année, de l'appeler vieux matou » . Quand Mistigris, le chat qui fait rourou, disparaît, on est dans la catastrophe finale:

« — Ah ! bien, si mon chat est mort, s'il nous a quittés, je... » Tout s'effondre. « Lorsque le médaillon toucha sa poitrine, le vieillard fit un han prolongé qui annonçait une satisfaction effrayante à voir. » De All is true à Gâôriotte, quel français traduit quel anglais, quelle animalité anime quel désir lorsqu'un homme meurt comme miaule un chat italique ? Cri indéchiffrable de l'agonie, « expression de joie maladive » du « visage convulsé » , mais peut-être ni plus ni moins que celui de l'auteur et du lecteur, espace-temps rama du sexe et de la mort dont se tisse et où oscille l'espace-temps textuel. « C'était un des derniers retentissements de la sensibilité, qui semblait se retirer au centre inconnu d'où partent et où s'adressent nos sympathies » .

Le texte balzacien s'engendre d'une complicité contradictoire entre l'errance passionnelle et l'obsession typologique. Le roman est cheminement contre les chemins, contretemps, à la fois ordre et désordre, aventure amoureuse des lois. La pension exhale une « odeur sans nom dans la langue » , l'auteur lui donne un nom: « odeur de pension » . Quant aux atmosphères catarrhales de chaque pensionnaire, jeune ou vieux, il les qualifie de « sui generis » , culture latine pour anthropologie inepte, jolie prédication vide. On définit par l'indéfinissable, on engendre un genre par l'inengendrable: le singulier individuel. Mais quoi de plus riche, de plus signifiant que cette ethnologie concrète composite ? Femmes qui ont eu des malheurs, casquettifères, idémiste (celui qui ne parle que pour répéter ce qu'un autre vient de dire), hommes à passions, ou bien ces hommes dont nous disons en les voyant: // en faut des comme ça, etc., d'abord comme quoi ? Balzac se tait, bien qu'au début du livre il clame: « Comparaison vraie ! » , après avoir comparé. La vérité qu'énonce l'auteur est exclamative, en tout cas romaine, non italique.

Mme Hanska prononçait tieuilles. « Balzac annonce à son amie qu'il s'est amusé à placer le mot, " mais non pas dans la bouche d'une jeune femme, non: d'une horrible vieille. Je ne vous ai pas voulu de rivale " » (La Comédie humaine, tome III, La Pléiade, 1976, notes). Quant au rourou, on distingue mal sur le manuscrit « si Balzac a écrit ronron ou rourou » (ibid.). Au fond, faut-il décider ? Certains chats font ronron, d'autres rourou, et ça dépend des moments, et très certainement des écrivains. Le mimétisme de l'onomatopée est plus puissant, plus délié et plus différentiel qu'on ne croit, de pouacr(e) à beu(a)rk on passe d'un univers sociosémantique, pour ne pas dire simplement humain, à un autre. « L'éditeur des Bibliophiles de l'originale, que ne satisfait pas rourou, rappelle que Balzac écrit ronron dans Les Peines de cœur d'une chatte anglaise » . (Ibid.). Botté ou pas, Le Chat Qui S'En Va Tout Seul disparaît au Cheshire. Qu'en pensent Baudelaire, Jakobson et Lévi-Strauss, Colette, Céline, Maurice Roche, Malraux. Clara Malraux, à propos d'un texte d'André: « amusée aussi d'y retrouver mon vocabulaire — chat touffu, chat tout ras » (La Fin et le Commencement).

Il faudrait voir un apologue essentiel dans le fait que le plus fondamental des signes typographiques est le moins lisible, parce que le moins visible: l'espace entre les mots. C'est à partir de cet espace et des mots qu'on peut analyser un aspect du mimétisme textuel. Le meilleur mime d'un référent concret est une photographie, ensuite un dessin, ensuite un plan où les objets seraient remplacés par leur nom, etc. Indépendamment de toute notion de motivation ou de ressemblance, on pourrait nommer mimétique ou pseudomimétique la relation réflexe (convention culturelle) entre le mot et la chose. La littérature est à un certain égard le champ spécifique difficilement spécifiable d'une lutte mortelle entre mimésis et science. Mais il est un usage mimétique de la science, c'est proprement le dogmatisme. Que mime l'homme qui invente ? Il cesse de mimer une culture qu'il va miner pour devenir mime cosmique, lorsque le corps excède ou creuse, défraie la chronique pour frayer ailleurs.

Les sciences existent, mais les récits sont divers, diverses leurs articulations. Passer, vivre et penser, c'est en même temps entre les récits et à travers. On dit, même dans les textes les plus circonspects et savants: entre la littérature et la vie, entre la science et la littérature, etc., du moins on pose des équations aussi invérifiables ou problématiques. L'entre est à la mesure de notre immense familiarité, et de nos ignorances. L'entre est la vie même (la « vie » ), la mort, le désir, le jeu qui joue aussi bien entre que dans les termes. On ne vit pas qu'entre ou dans les termes, c'est parce qu'il n'est de l'entre au dans que de pseudo-relations, que les connaissances et les existences sont inégales, c'est parce qu'existe une empirie qu'il y a un monde. Admettons la légitimité et la cohérence d'un récit « 4 » : l'idée d'un récit « 5 » est simplement absurde, ou bien il s'agit d'autre chose, de technologie complexe mais encore triviale. De mysticisme. Un récit « 4 » n'a rien en soi d'effrayant, le totalitarisme est autre chose, qui ramène toujours pratiquement tout récit « N » à son propre récit 1/2: théologie du double-fond. Alors que le monde n'est pas immédiatement logique mais aventureux. On veut le tout pour le perdre, on ne s'égare que pour revenir, jamais au même endroit, on connaît l'ordre indissociablement avec le désordre. Meta n'est jamais que métarama, car il y a toujours un certain rama de méta.

Les contemporains de Balzac ont pu lire l'enseigne Pension bourgeoise des deux sexes et autres. Nous avons évoqué la réclame de César Birotteau. Dans le tome 1 des Hommes de bonne volonté, Le 6 octobre, Jules Romains nous fait assister à la fabrication d'un panneau-réclame par des peintres, successivement aux chapitres 2, 8, 13, dans une narration-description astucieuse, bruyante de questions. Ne considérons qu'un fragment du chapitre 2:
L'ouvrage qui promet d'être le plus remarquable est l'ensemble sur calicot. Il se divise en deux parties. La droite comprendra six lignes inégales de texte. Leur emplacement est indiqué au fusain. Deux lignes sont déjà dessinées. La première est peinte, en noir:


LE COMMERCE ME DÉGOUTE
La deuxième, en rouge; mais inachevée:
J'EN Al AS
Les trois dernières lettres:
SEZ
sont encore vides de couleur.
La partie gauche du calicot sera occupée par un sujet artistique assez complexe, dont on n'aperçoit encore que les grands traits, esquissés au fusain. [...]


Si l'on émet l'hypothèse que la partie la plus mimétique est celle qui est la plus réaliste, LE COMMERCE ME DÉGOÛTE semble plus proche d'un référent extérieur que J'EN AI AS et SEZ. En effet, la première proposition est imprimée dans le livre en noir, mais la seconde ne l'est pas en rouge, SEZ étant lisible en trait plein. En rouge, la deuxième proposition deviendrait plus conforme à l'idéologie mimético-réaliste. Ici, on touche à une double limite, celle du réalisme et celle du texte éclaté moderne.

Il serait tout aussi absurde d'imprimer en rouge le mot « rouge » que d'imprégner de parfum la page où se lit le nom d'une fleur: absurde en Science comme en Littérature... Le comédien ne tournera plus le dos au public. On respirera sur scène une bonne odeur de poulet rôti, plus tard les pets des légionnaires. Derrière quels paravents ? Les légionnaires ne sont pas de vrais légionnaires. Pourtant, Genet fait davantage qu'allégoriser une décomposition. À défaut de l'œil, notre nez est bien à nous. Pourtant, encore, cela reste subordonné au Texte. Comme la Reconstitution olfactive de Titus-Carmel est un bel hommage au musée. Quelle « Forêt Vierge/Amazone » de parodie ou de poésie se sent au cœur de l'Europe à l'heure de la Transamazonienne et des sylves menacées ? Sans doute cette question même dans toute son angoisse, dans la chimie du globe. Le sui generis de Les Paravents prêche toujours mais ne prédique plus, trop bien immonde il se vide au bord des typologies.
Dans le Journal de l'année de la peste à Londres, Daniel Defoe reproduit des statistiques de décès. Dans l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand mentionne sur trois pages les frais des pèlerins pour entrer aux lieux saints, etc., les droits à payer aux Turcs et aux Arabes. Dans Manhattan Transfer, Dos Passos retranscrit, bien visible dans la page, des fragments du texte urbain, un bout de chanson, de dictionnaire. Il s'agit de pseudo-mimétisme. Un texte rapporté tel quel dans un texte fort s'y déréférencie. Dans le texte scientifique, il se réduit à l'état de preuve, argument, pièce à conviction. Dans le texte littéraire, il se distord, indépendamment de tout procès de vérité, il devient partie intégrante de la fiction. Malgré la lecture naïve, loin que ce genre de citation offre quelque tranche de vie, c'est la vie et la littérature qui viennent s'y abîmer en même temps. Plaisir et terreur du clin d'œil moderne.
Balzac n'affecte en rien la grammaire littéraire classique, mais son humour typographique un peu saugrenu convient mal à une économie dont il est l'un des promoteurs. Les catégories intellectuelles petites-bourgeoises appuyées par l'École normaliseront l'écrit romanesque et toute prose jusqu'à complète sclérose. Pas très étonnant que le moindre dérangement typographique déclenche un scandale, dans un XXe siècle encore plus surveillé et pudibond que le siècle précédent.
Réaliste, Jules Romains déploie implicitement une parabole. Les trois dernières lettres de ASSEZ, vides au §2, ne seront pleines qu'au §8. Il faut saisir l'événement à la lettre, entre les lettres, prendre au mot en sachant lire entre les lignes. Plus le réalisme se veut physique, plus il risque la métaphysique. Le texte moderne, infraphysique dans son jeu exploratoire des fissures de la langue, pour lequel tout référent est suspect et tout grand récit promesse totalitaire, en viendra à perdre tout réel par amour du concret, sombrant dans une nouvelle idéologie du trou et du fragment, du microscopique et du vestige. Dans les descriptions balzaciennes, le critique Ramon Fernandez apercevait « des analyses qui ont pris feu » . Alors, aussi, du « feu » qui raconte... Le génial auteur de Knock et Donogoo défend l'unanimisme — entre autres choses un simultanéisme. Balzac, acceptons le terme, est visionnaire. Cela signifie une certaine contemporanéité de vue et de regard, d'imagination et de culture, la coalescence des perceptions et des normes, le jeu vécu des limites.
Récit du réel ? Plutôt récit, plutôt réel, malgré le réalisme: réel, c'est-à-dire indiscernablement individuel et social, émergence d'un dire historique, récit ni 1 ni 2, ni N ni 0, récit qui portera enfin le nom de l'écrivain qui l'aura porté: récit neutre, ou arbitraire. Quoi est plus stupide, d'ailleurs, parler de personnages romanesques comme d'êtres vivants ou gommer dans un délire logique souvent haineux toute référence à un monde ? Les journalistes les plus scrupuleux, les plus grands, à l'écoute du quotidien mondial, pratiquent sagement la confusion des récits et des langues. Ce sont peut-être nos derniers écrivains.

 



1. M. Pierre-Georges Castex, qui dirige la remarquable nouvelle édition de La Comédie humaine dans La Pléiade, m'a aimablement communiqué la copie d'une page manuscrite de Balzac et fourni quelques précieuses informations corroborant mon intuition de départ. À la parution du tome III, je lui dis que je croyais observer un quatrième trait dans la rature du manuscrit et que j'envisageais une expertise. M. Castex confirma mon impression: « Il est clair, à l'œil nu, que votre constatation est juste: ce sont bien quatre traits que Balzac avait tracés » . Aujourd'hui, malheureusement allais-je écrire, je ne vois plus que trois traits. M'intéressent plutôt désormais cet effet de suggestions en chaîne, la mimesis, ce désir du quatrième trait dissimulant aussi la rature. On notera que celle-ci ressemble aux ratures en spirale pratiquées sur des mots ou groupes de mots apparemment non soulignés dans la même page manuscrite, avec ce dessin fortuit d'un trait mal tracé. Si toutefois quelqu'un veut voir encore de plus près... une expertise n'est pas interdite.

 

 

Add: 1979 (note manuscrite)

En fait, le journalisme tend à lier, c'est-à-dire à faire des articulations et à leur donner un sens, ne serait-ce que problématique.
Certains textes modernes qui utilisent le procédé de collage ne relèvent pas du tout d'une analyse de niveaux (comme mise en abyme de méta).
Le scalaire est toujours scolaire. Quand j'écris une séquence de type 1, 2, 3 etc, je ne réfère pas à une régularité quantique parfaitement ordonnée. Prenant le contrepied d'une axiomatique connue, on pourrait dire que tout nombre n'est que le successeur imparfait d'un autre, et qu'il n'a pas forcément qu'un seul prédecesseur, toutes choses inégales par ailleurs ainsi donc que les distances séquentielles.
Il n'y a pas que petits récits subversifs et grands récits totalitaires (le totalitarisme est aussi dans la tête du récepteur), il y a le roman, récit moyen vaille que vaille, qu'il soit collage hétérogène ou organisme mythico-historique.
MV.