Transcription : Marie-Valentine Martin
Relecture : C. de Trogoff & L.L. de Mars
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Lettre au Monde 1982 - inédit
note manuscrite : non publiée (ne pas lire censurée mais très exactement non publiée, c'est-à-dire non remarquable)
Ne
pas confondre... Ceux qui interprètent et ceux qui luttent (ô
Milan), ceux qui interviennent et ceux qui interpellent (ô
Paris-province), les bâtisseurs de ville et les pourrisseurs de
mer (ô Mare Nostrum portes ouvertes), les damnés de la
terre et les maîtres du monde, les mains sales et les mains
blanches, les engagés et les salauds (ô sartrisme-Henry
Poulaille, version gris-rose MJC), politiques et drop-out, ceux qui y
furent et ceux qui n'y furent pas, ceux qui en sont et ceux qui n'ont
sont pas, responsables et irresponsables, dualisme éternel des
faiseurs d'Histoire, généreuse souffrance intronisant
au monopole de la critique, au jugement par les pairs du Quotidien et
de l'Expérience, dévoués nouveaux spécialistes
du concret, nobles corps pendant des belles âmes, non plus
acteurs couchés dans le sens de l'Histoire mais experts de
l'urgence et du maillon, squatters installés du Nouveau,
derniers porte-parole du possible, déjà trop
vraisemblables hiérarques, l'autonomie
ne vous effraie que d'être votre envers, et la fin, le
désengagement absolu, l'irresponsabilité
vengeresse.
Car,
être responsable, les gens s'en moquent, ils ont raison ou
autre chose à faire, ils veulent ne pas être embêtés.
S'ils réalisent ce prodige grandiose, la situation devient
éventuellement faste aux vrais changements. Si les miséreux
se mobilisent mal, ce n'est pas aliénation mais crainte d'être
immobilisés dans une seule direction. Voilà leur
grandeur à jamais incompréhensible, la prétendue
indigence politique n'est que le goût de la liberté le
plus farouche, leur résistance.
Résignation ou colère, suicide aveugle, plutôt
disparaître que dépendre. Voir comment les pauvres du
monde distinguent mal histoire et destin, reconnaître leur
profonde distinction dans la misère politique, c'est pénétrer
dans leur tristesse plausible, mystère de toutes les
abstentions.
Entre
l'action et le spectacle, la frontière est incertaine, elle
passe n'importe où, la vie même se fait sens et
manifestation. Le mouvement est spectacle, il engendre des signes,
nul n'a le privilège de leur déchiffrement. Les
écrivains, travailleurs de mots, fabriquent des signes qui
suscitent des actes, ou les infléchissent de manière
non directe, non
réduite.
Il y a une puissance des mots, ni irrationnelle ni instrumentale, qui
fait bouger le réel. Un écrivain n'interprète
pas le monde, il ne le transforme pas non plus, il y produit une
distorsion
:
la même chose mais autrement, telle qu'on ne l'avait pas vue. À
fortiori, il n'a pas à écrire des livres
anti-fascistes. C'est alors comme quiconque qu'il s'engage
politiquement, ou pas. Un écrivain n'est pas forcément
ce qu'on nomme un intellectuel.
La
causalité politique complexe qui rend parfois la « vie »
si semblable au « roman », échappe aux préfectures
comme aux ruptures domaniales. En fait, nos hommes politiques sont
nos actuels littérateurs. Hommes de Lettres et de Loi, ils
enfantent les petits tueurs métaphysiques. Balles réelles
pour revolver de théâtre. Même un rideau peut
saigner. Un rideau saignant est capable de tout. Il ne cache plus
rien, il se dérobe, avec la fosse sous les pieds.
Peu
importe qu'on se donne encore le rôle un peu désuet du
phare ou du pédagogue, on ne crie pas par fonction mais parce
que la vie est insoutenable. Il est aussi des mutismes qui condamnent
les silences sociologiquement calculés au milieu des
mégaphones. Plutôt que d'entendre, on désigne les
stigmates visibles, la classe, le passé. Pour certains, il
faut que la mort frappe au moins trois fois, un coup sanglant pour
rien, un second pour les sourds, un troisième pour tout le
monde, heure des vraisemblances. Ouvriers ou princes du
réalisme.
Songer
à ces accidents de plus en plus fréquents. Une mère
verse de l'alcool dans son barbecue (peut-être celui où
Madame Nhu voyait rissoler les bonzes), les enfants sont brûlés
au 3e
degré. L'alcool n'est-il pas limpide comme l'eau, donc
inoffensif ? Variété de cette eau naturelle, normale,
inépuisable, due
à l'Homme comme à l'homuncule. En ces mêmes
régions, le vent déracina les arbres de grand vent,
ceux qui les plantèrent négligeant d'ôter
l'emballage plastique autour des racines. Nouvelles idiotes,
politiques et quotidiennes, du monde plat.
Monde évidentiel de l'Avènement, ombres sur l'écran
vide.
La
nostalgie d'une coïncidence entre dire et faire, d'un État
qui n'aurait plus besoin d'État parce que les cordonniers
seraient les mieux chaussés, conduit à une apologie
d'un certain réel, comique chez les contempteurs du Spectacle,
tandis qu'une longue imposture de l'authentique
moralise sur le moralisme.
Il
faut dire à ceux qui pressent l'écrivain — cette
bête fabuleuse — de prendre position ou d'agir, qu'il
n'est ni un politique ni un intellectuel mais d'abord un homme du
commun, un homme composite qui souvent parle mal. Parfois c'est aussi
un homme qui dort, ou un homme qui émigre. Il ne dit jamais
aussi bien les autres que quand il parle de lui-même à
lui-même, immanquablement, pour d'autres.
Mais
un certain nombre — sont-ils plus vivants ? — s'imaginent
que plus on est dans la rue plus on touche l'histoire. Courageux
témoins, soupçonnent-ils que ça brûle
indifféremment des mots aux choses, des pensées aux
désirs, sans
ordre
? Tenace opposition du public et du privé, du meeting et des
chambres, du P 38 et de quoi ? Infect réalisme. Fin des
modernes.