sur Bram Van Velde
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Consécutivement écrits en avril et en mai 1981, deux tapuscrits de M.V. sont consacrés à la peinture de Bram Van Velde. Ces textes sont probablement inédits. Nous ne leurs connaissons pour l'instant pas d'autre état, mais le travail sur les archives ne fait que commencer.
Des correspondances avec Rémy Maure (éditeur de luxueux livres illustrés artisanaux) font part d'une commande de ce dernier, envisagée au départ sous la forme d'un entretien avec BVV. Cette correspondance nourrie (dossier en cours, qui viendra bientôt compléter cette page) fait mention de deux textes "Road" et "Auto - Contretemps" (ce deuxième étant écarté à la demande de Michel pour être semble-t-il intégré à un roman) qui devaient être publiés à Rémy Maure, venant pas à pas se substituer au projet Bram Van Velde, peintre dont M.V. avouait dès la commande qui lui avait été faite qu'il ne savait pas grand-chose à son sujet. Le projet initial avait toutefois bien avancé, et c'est ceci que nous vous proposons de découvrir ici.
Le premier texte vous est livré ici, sans qu'il nous ait semblé
nécessaire d'y ajouter d'appareil de notes, ni d'en corriger autre chose
que les rares coquilles. Le second nous pose plus de problèmes : visiblement
écrit dans un premier jet, il est non seulement encombré de nombreux
tics qui l'enracinent dans sa période d'écriture (marquage sémantique
appuyé des coupures, calembours multilingues, etc.), mais les notions
qu'il développe — en les sous-exposant — sont déjà présentes
dans le texte de mai et en redoubleraient inutilement la publication. Les textes
de M.V. ayant été peu — ou pas — lus jusqu'ici, il m'apparait
inopportun de les balancer en vrac sans discernement, sous peine de les plonger
dans une nouvelle forme d'illisibilité et de les condamner à disparaître
à peine réapparus. Les innombrables ratures, déchirures,
les nombreuses oeuvres jetées, brûlées, par M.V., nous renseignent
assez sur sa propre sévérité et la prestesse de son couperet.
Comme il n'est plus avec moi pour le manier, je m'autorise à remplacer
la plate et exhaustive équanimité de l'éditeur par le jugement
aimant du lecteur et de l'ami désireux de vous faire partager vraiment une pensée et
une écriture. — L.L.d.M., juin 2015
Ajout du 10 octobre 2019.
Extrait d'une lettre à Jean-François Lyotard du 18 juillet 1982 :
« Écoutant la bande magnétique, vous seriez par rapport à moi dans le rapport semblable-dissemblable entre ma parole et les objets dont je vous entretiens, par exemple Bram Van Velde (BVV), jeu de « rapports » multiples, multidirectionnels et intentionnels, etc. En fait je n'ai jamais vu la peinture de BVV dont je parle : je travaille sur des reproductions. C'est après avoir rédigé des notes sur la peinture de BVV que, pour la première fois, j'ai vu de splendides lithographies de BVV (Galerie de la S.E.I.T.A., 1982 — aussi à Pâques de cette année que, pour la première fois, j'ai mis les pieds au Musée du Louvre, pour voir des Poussin et non pas pour ne-plus-être-celui-qui-n'a-jamais-mis-les-pieds-au Louvre, rôle où je pouvais me complaire, — comme quoi il ne serait jamais trop tard pour), lithos et non pas peinture. Ici un paradoxe intéressant, à partir de reproductions d'œuvres il est possible d'en mieux parler et de les mieux « voir » que les témoins oculaires (§ réalisme), de la même façon qu'un chercheur « en chambre » intelligent et bien documenté vaut cinquante milliards de terrainistes aveugles (pour ne pas mentionner les touristes). »
transcription des tapuscrits et relectures : C. de Trogoff
Pour Rémy Maure*
Lorsqu'on parle d'art, qu'évoque-t-on par une notion évocatrice du genre "forme biologique"? On joue souvent l'équivoque, "biologique" (ou d'autres termes connotant-connotés de manière analogue à travers le corps su & aperçu, jouissant d'une approximation dans leurs décalages) fonctionnant comme pseudo-descripteur trouble. Il est possible qu'un certain type d'art appelle un certain type d'analyse où ce trouble est non seulement irréductible mais (fondamentalement ou à la limite) nécessaire, encore faut-il ? juste ce qu'il faut ? définir.
"Biologique" peut signifier tout bonnement représentation
morcelée du corps humain visible, désignant la discontinuité
continue, allusive-élusive, d'un traitement moderne de l'anatomie. À
côté et à la suite de cet aspect mimétique primaire
le plus naturel (qui fait que très jeune un individu apprend à
identifier une silhouette puis d'autres de plus en plus étrangères
et de moins en moins ? d'emblée ? humaines) s'ajoutent toutes les images
véhiculées par tous les moyens modernes de reproduction, notamment
les photographies agrandies de coupes microbiologiques tissulaires
(très vite elles ont quitté les laboratoires scientifiques et
les revues spécialisées pour les vulgarisations les plus diverses,
de la pédagogie nationale à la publicité générale)
devenues parties intégrantes quotidiennes du patchwork iconique moderne.
J'appelle ces coupes, que l'affiche géante rend ni plus ni moins visibles
qu'un corps, des tomographies**. En un troisième sens, "biologique"
pourrait signifier le dynamisme formel singulièrement "vivant"
d'un objet artistique moderne quelconque. Mal défini, il va sans dire
que ce troisième sens ne se privera pas de l'aide des deux autres.
Cela dit, je pose un problème que je ne prétends pas résoudre.
Il s'agit donc encore d'une évocation, mais pour me rendre plus prudent,
pour plus d'imprudence. L'imprudence semble avoir lieu aux intervalles, et près
des choses plus repérables que d'autres, du moins le croit-on d'abord,
un peu avant qu'elles débordent ou que leurs bords semblent se perdre.
Fantastique charge émotionnelle des mots : bord, frange, halo, attraction,frontière,
membrane, osmose, transition de percolation, effet tunnel, catalyse de contact,
homéopathique, bande permise, bande interdite, saut (quantique), seuil
(comment ne pourrait-il pas être "critique"?!),etc. Dans le
gradient physique résonne imaginairement (bruit que la science n'entend
que pour le faire taire) le grade du dégradé optique vulgaire
(telle fleur, tel mur, telle robe) où s'appréhende en plaisir
une dégradation mortelle. Dans l'insensiblement pratique du
lexique courant s'engouffre notre plus grand sensible ? qui en rythme la fonction.
Dans la légalité universelle des mots communs du siècle,
de sa mondanité grossière ou élitaire, on risque ses
intérêts (dans toute l'ambiguïté grande et petite
du vocable) sous le couvert du langage probable, c'est-à-dire qu'on risque
hypocritement de perdre la face par perte du vraisemblable. Risque non insignifiant
puisqu'on garde toujours un pied dans le siècle, qu'il n'existe pas de
hors-la-loi, sauf parfois de vrais fous, les seuls authentiques naturels. En
fait on ne risque rien tant que l'imaginaire n'est pas risqué, et, d'un
tel risque, personne (personne d'autre) n'est au courant. De cela on peut tirer
diverses conséquences, plus ou moins praticables, ou n'en rien tirer,
s'en tirer par un art de vivre, alors sans art. Dans l'art, on dirait que c'est
le contraire, que toute la vie y passe, d'où sans doute la "biologie"
impliquée.
Dans les formes picturales modernes on rencontre le "biologique" dans
une quatrième triviale acception qui confond peinture (regardée
directement ou reproduite) et nature (image microbiologique généralement
liée à sa reproduction) pour cause de ressemblance. Si les épigones
les plus réactionnaires de l'art abstrait en ont fait plus ou moins inavouablement
leur prétexte, il est aussi affligeant de voir les combattants héroïques
de l'antireprésentation dans leurs exercices clandestinement minés.
Néocritique à la mesure d'un néoréalisme matériste,
bio-matériste éventuellement, et "biologique" évidemment.
En peinture cette biologie-là, tomographique serait plutôt une
physico-chimie particulière (celle de la peinture). De toute façon,
en tant que résultats (Baudelaire considère le tableau comme un
"résultat"), apparences dernières arrêtées
et désormais visibles par cet arrêt, pictographie et tomographie
sont logées à la même enseigne, objets physiques traces
de quelque chose (d'un avant, d'un maintenant, d'une technique, d'un corps qui
regarde, d'une culture, etc), quelque chose de plus qu'eux-mêmes,
vus par un vivant. Ce plus est la nouveauté plus ou moins subtile
ou fracassante, aussi une ressemblance (ancienneté, vieillesse, ancrage
culturel, déchet, inanalysable élémentaire, résidu
submimétique, vestige archéonarcissique vague, etc) qui fait mémoire
dans un en même temps de l'art gros d'un temps « à venir»
(mettons l'avance de l'art, ou bien plutôt sa vitesse, vitesse par rapport
à rien de précis, de forcément réalisable, gros
d'histoire, mais vitesse d'exploration, les fins dernières de l'art étant
peut-être de marquer, hors du présent commun, des commencements
qui sociopolitiquement indiquent peut-être déjà des déclins,
c'est pourquoi un art massivement et officiellement reconnu est comme par essence
un art fini ? et c'est pourquoi un artiste est absolument seul et que cette
solitude est sa seule politique, "biologiquement"...) mais inconnu.
S'il y a du prophétique dans l'art, ça ne vient pas du ressemblant
mais du mouvement d'ensemble.
Bram Van Velde joue magistralement de toutes les ressemblances, de toutes les
confusions, de tous les mouvements en déjouant la ressemblance même,
la confusion et le mouvement. Par exemple on reconnaît des visages grotesques
mais cette reconnaissance ne l'est au fond pas moins, il y a du ressemblant
en train de dissembler, du grotesque qui est de l'énorme, un anthropomorphisme
fou qui vire au réalisme informe, et l'informe saisit la forme dans la
déformation comme tout mimétisme local dynamite l'illusion. Il
s'agit d'une peinture fortement structurée, avec des enclaves nettes
et des cernes vigoureux, asymétrique presque totalement.
Un tableau de Bram Van Velde peut faire penser à un visage et
à une ville, un corps, un paysage, intérieur ou extérieur,
ça dépend où l'œil se pose, se pose mal constamment
avec plaisir. Il suffit que l'œil bouge un peu pour qu'un horizon se rapproche,
que le proche file au loin, que l'obstacle se dissolve en lumière, une
lumière qui peut-être va s'épaissir, peut-être, pas
immanquablement, car Bram Van Velde ne fait pas un principe de ce qui paraît
son principe, c'est cela son style: risquer le principe. Parfois le contour
cesse d'entourer, il s'évanouit ou prend du poids à quelque distance.
La cloison n'était qu'une faille que l'œil avère d'une défaillance.
Cette masse est un massif de traits dont ici le plus extérieur à
elle fait interstice et/ou membrane. Chez Bram Van Velde il y a du et,
du ou, du et/ou, du et=ou ; c'est sa rhétorique
la moins rhéteuse, la plus vivante, style formidablement allègre.
Si c'est la peinture la moins systématique (la plus stylée malgré
? non : grâce à ? un efficace sans
lésine), la moins scolastique, la moins coupable, c'est parce que, contredisant,
contrefaisant tout en tout sens elle n'est pas contradictoire, elle
ne contient pas d'élément nets (donc pas d'éléments
antonymes) dont on observerait alors facilement les intervalles et les hybridations.
On voit la forme avec la trace du pinceau, quelque chose se dessine, en même
temps se regarde et se déchiffre, on ne sait trop comment, on comprend
bien car on voit bien comment c'est fait. Quand Bram Van Velde fait penser
à, ça ne dure pas, sauf pour donner à penser, voir
et penser revient au même, mais penser comme on appréhende (de
voir et penser), le même n'est plus pareil mais dépareillage, voir
comme voyage. Chez Bram Van Velde le biologique se donne avec le mental, dans
la prescience aiguë qu'une limite n'en est pas une, que l'on est toujours
au moins des deux côtés à la fois et soi-même un mur
vertigineux. Bram Van Velde peint l'acte d'intellection et d'accommodation,
l'intenable de l'impasse et du passage (non pas simultanés, non pas décalés,
mais toujours d'une certaine manière l'un et l'autre). Le labyrinthe
mine la pyramide pour s'écrouler à son tour dans l'infigurable.
Soit un trait qui fait mur mais bientôt le mur (bientôt = un peu
plus loin) s'évide, vers un vide qui va se remplir. Ce qui ouvre recouvre
comme le passage s'obstrue, comme la lumière devient opaque et le vide
masse, cependant que cette masse est d'une couleur dont ailleurs un creux semble
fait échec à l'unitaire et au sériel. Ainsi,les diversités
se dérobent APPAREMMENT leurs prérogatives et s'instabilisent,
décevant toute analyse sommaire.
Ce n'est pas une peinture indécidable mais l'aventure du non-décidé
qui n'hésite pas, le jeu du qui perd gagne, de la beauté sans
remords, de la vie comme sa plus puissante diversion.
Étonne qu'une peinture si massive soit si distinguée, sans doute
de mettre en œuvre l'indistinct. Qu'une peinture si peu velléitaire
interroge autant nos intentions, liant nos tensions à nos détentes,
par une subversion continuelle qui ne s'arroge rien. Qu'une peinture d'allure
peu raffinée soit si colossalement fine, si lumineusement profonde, si
constamment passionnante.
Il y a ces couleurs franches d'écorché et de tôle peinte.
Plus qu'un autre Bram Van Velde nous dit que voir consiste à bouger l'œil,
que la vue est toucher, que le tactile vient du motile. Voir c'est
passer voir en se voyant passer, voir comment quelque chose passe ou a passé,
avec l'œil du chimiste, du détective et du jaloux. Il s'agit encore
d' autre chose qui rend stridents les aspects qui précèdent, une
sorte de principe d'aspectation tordu sur lui-même : des éléments
se muent en intervalles, la discontinuité est elle-même discontinue,
on ne distingue pas par conséquent des termes et leurs relations, et
cela pas toujours, comme pour ajouter une ultime inconséquence. En perdant
la relation, on perd aussi le fond.
Une critique lourdingue butée aux nez phalliques anthropomorphes ou dominicaux
refusera de voir la cocasserie innommable du peintre, moins clownesque qu'infiniment
urbaine, familièrement galaxique (sans qu'un cliché d'amas stellaire
relaie "biologiquement" notre micro en macro), la beauté brute
et le rire infime, l'énorme infime. Le comique insituable, qui ne fait
pas rire et ne se laisse pas dire, c'est peut-être le dernier mot de toutes
les grandes œuvres. Que la brutalité gestuelle s'oublie, la mémoire
réduite à rien, c'est la tendresse immense, la beauté immense,
presque un miracle. Car l'œuvre est là, belle et bien faite, son
absence de mystère refait matériellement énigme.
Chez Bram Van Velde les axes sémiotiques connus ne fonctionnent que pour
se parasiter, entrer en coalescence, toute la question de l'ENTRE est à
revoir.
Entre n'est pas un troisième terme blanc, sorte d'interterme, de non-dit,
pas plus qu'il y aurait du non-dit dans un terme. Les termes et les relations,
les éléments et l'entre sont donnés ensemble en même
temps, du même coup. En jouant un nouveau coup on change et les éléments
et l'entre, on crée un paysage qui ne recouvre en réalité
le précédent en aucun point (qu'il y ait des zones de recouvrement
ne prouve que l'incohérence historique de tout, le drôle étant
la possible prétention universelle d'un à cloche-pied.
C'est-à-dire que l'entre n'est -pas seulement «entre» mais
travaille sourdement les termes, dans le temps pur silencieux, l'impur Sujet-Objet
temps, avant que la collusion sourde n'éclate dans l'espace pour un autre
espace-temps problématique et social.
On dirait qu'à sa manière affirmative Bram Van Velde peint cette
collusion, les
menées infixable d'une puissance narquoise trop inéluctable pour
être souveraine, trop étonnée elle-même d'apparaître
pour s'abaisser à finir. C'est pour cela, que la peinture de Bram Van
Velde est sans hideur et sans terreur, d'une violence heureuse et d'une épaisseur
limpide, on aimerait dire libre, aux antipodes des ruptures oppositionnelles
et des allégories.
*note manuscrite
** Le terme est, depuis, avéré et recouvre un champ de l'imagerie
scientifique qui consiste en la recomposition en volume (ou en simulation 3D)
d'objets à partie de mesures ou de prises de vue partielle.
Avril 1981