PETITS TEXTES SUR L'ART
Collationnement de textes inédits ou non

Transcriptions des tapuscrits: C. de Trogoff

CLAUDE VIALLAT
PHANTOMAS, "Homo Ludens", N°78/82 déc.1968

Le grand art, c'est la capture formelle de l'ineffable organique, une intellection par la ligne, la couleur, la modulation plastique ou sonore, etc., de l'inintelligible. Da Vinci et Arp avaient des préoccupations différentes ; ils se rejoignent par leur désir de forcer le mystère de la vie.
Claude Viallat possède un sens très précieux : celui de l'insensiblement et du nuancement. Le corps qui tombe pour se rattraper. Le sens de l'hormone et de l'atome. Je me souviens de ces osmoses fracassantes, insinuations de coulures, taches amibiennes mangées-mangeuses, luttes occultes et offertes dans des couleurs fluorescentes. Ai-je bonne mémoire ? C'était à Nice, en 1966, à la galerie A .
Cette poésie infraviscérale semble aujourd'hui s'être désalourdie de son ensevelissement biologique — terrestre — et projetée dans les terres vierges, PRESQUE vides, du cosmos. En outre une érotique insituable se lie à un humour infiniment subtil et aussi insaisissable. Une aventure ouverte, sans tête, qui a brûlé ses coordonnées.
Claude Viallat a compris que, peut-être, c'est la matière qui a du génie. En tout cas , il possède mieux que des réponses : un tempérament délié et une vision. Ce qu'il faut pour inventer.

Transcription numérique de C. de Trogoff


 

Logique de l'empreinte
ART PRESS N°11, mai 1974 - Sur Viallat, Alloco, Dolla


L'historien de l'art, ou le chroniqueur, répugne à une analyse de l'unité d'empreinte qu'il considère comme relevant surtout de la phénoménologie. C'est faire bien peu de cas d'une certaine diachronie restreinte constituée par l'histoire d'un sujet dans son travail. l'empreinte qui marque régulièrement une toile s'abolit dans la répétition mais irrégulièrement.
Non psychologique, le marquage de Viallat, mais pas neutre non plus. Faussement quadrilatérale, rythmiquement ondoyante, son empreinte érotise avec discrétion l'espace, discrètement. Espace comme libido, libido comme cette forme-ci de l'espace.
Dolla, ou l'avantage de l'élémentaire. Le « point » est rond, ou carré, ou un peu rectangulaire, puisque matérialisé de toute façon. Il trace de lui-même, il institue son propre passage. C'est Viallat qui passe à autre chose, et nous avec lui, par une sorte de saut quantique (par exemple les toiles marquées ou les filets, même chose et autre chose: dédoublement, redoublement, différence, j'entends comme acte, comme sa démonstra(c)tion d'étoilée, toile comme toil*, pour n'être pas pris dans le filet culturel (to get caught in the toils). Chez Dolla, on trouve bien ces décalages mais plutôt la possibilité et l'existence d'une continuité hic et nunc avec ceci ou cela, une continuation forçante, une perforation triomphale où brûle le point (par exemple les chevrons perforés et encordés : la tautologie logique dans l'archaïsme matériel du ne rien vouloir savoir).
Alocco, lui, s'installe narcissiquement et audacieusement, d'emblée, à un niveau et dans un état culturels limite. Sur la toile tendue, l'empreinte volontairement anthropomorphe (non pas ambiguë mais androgyne), unique mais répétée sur plusieurs autres toiles jouxtées de même format, est barrée de lignes parallèles équidistantes La nature sub-psychologique de l'empreinte produit une contamination des lignes dont les connotations carcérales sont difficiles à effacer comme un vieux remords perspectiviste-humaniste et ce malgré la platitude des couleurs et des formes. Alocco expérimente justement cet effet, avec une conscience froide qui n'exclut pas un certain sado-masochisme. Ailleurs la toile est réduite à ses lignes peintes, maintenant rubans parallèles tendus sur le châssis et marqués par l'empreinte unique qu'entament les interlignes (de la dimension du ruban), l'espace détoilé, vide.
Alors, c'est le marquage qui est en cause, la nature de l'empreinte. Ce qu'Alocco surveille c'est ce seuil où la matière et le sujet se déçoivent et se fomentent, où forme et couleur, où la surface peut venir signer.
Entre Dolla qui a pris le droit de se livrer sans trop de précautions à la fureur entropique presque sauvage, non orientable, du point, et Alocco qui a choisi un terrain miné où il n'est jamais sûr de ne pas céder à une fascination (l'intuition d'un tel danger explique pour moi le timoré indéfinissable de quelques-uns de ses travaux), mais qui observe (tout l'intérêt est là finalement) la facticité de l'objet et du désir, et de la main qui peint, Viallat semblerait protégé des perturbations bonnes et mauvaises (bonnes-mauvaises, mauvaises-bonnes) si on ne savait d'où viennent ses empreintes, d'éclatantes collusions libidinales qui ont passé, qui, pour ne plus faire surface, font cette surface toil-worn and toilso(m)me, où ça continue à travailler. Ce qui rapproche et différencie ces peintres c'est l'usage d'une dé-compromission et d'un rentoilage, la posture spatio-culturelle dans le temps usable des siqnatures.
1972

* Toil : roman de Michel Vachey, paru en 1975 chez Christian Bourgois