Michel VACHEY
Bataille - Don Juan
Ce court texte fut écrit pour le numéro de la revue Obliques consacré à Georges Bataille. Il fut publié sans titre.

Sg — Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?
DJ — Laissons cela.
Sg — C'est-à-dire que non. Et à l'Enfer ?
DJ — Eh !
Sg — Tout de même. Et au diable, s'il vous plait ?
DJ — Oui, oui.
Sg — Aussi peu...
DJ — Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.
Sg — La belle croyance que voilà! Votre religion, à ce que je vois, est donc l'arithmétique ?
(Molière, Don Juan, III, 1.)

Salué l'énorme Bêtise,
La Bêtise au front de taureau;
Baisé la stupide matière
Avec grande dévotion,
Et de la putréfaction
Béni la blafarde lumière.
(Baudelaire, L'Examen de Minuit.)

 

En arithmétique  de classes de résidu modulo 3, on a 2+2 = 1.
Que les supporters de Don ]uan se rassurent, la fameuse morale chiffrée de Juan n'est pas infirmée, au contraire, elle en reçoit une extension vertigineuse. Quant au 1, on peut imaginer que c'est Juan lui-même, et son propre reste in(dé)finiment à réinvestir jusqu'à épuisement.
Au XXe siècle, Don Juan est mort. Seuls quelques hobereaux d'esprit, quelques bourgeois surannés un peu actionnaires, sexomanes bornés, l'incarnent encore illusoirement, révélés par l'enquête d'un hebdomadaire féminin qui semble y tenir.
Braves mythomanes littéraires, braves proies. Néanmoins, le donjuanisme prolifère — mais pas tant que ça : le sexe devient (même trop) une affaire sérieuse, les jeunes en sont graves, et parfois meurtris. Juan vit, sans doute, et de tout temps, et comme sa vie quotidienne se confond avec le mythe, et qu'il s'agit d'une affaire ultra-individuelle, il n'y a rien à en dire.

On passe facilement de l'arithmétique aux vues générales (sur un fait concret), mythe et existence, rmétaphysique et histoire se recouvrent de manière insupportable. Mais c'est précisément cela, Don Juan, dès qu'on en parle. Et n'est-ce donc encore qu'une figure, compromise, de l'excès ?

En arithmétique courante, la morale de Juan serait plutôt, par exemple, 2 + 2 = 5. En décomposant, on a :

(1+1+1+)1 = 1+1(+1+1+1)
1=2

ou

(1+1+1+1+)1 = (1+1+1+1)
1= 0

À partir de l'une ou l'autre de ces égalités, on prouve l' égalité de n'importe quoi et de n'importe quoi. Juan ne serait-il qu'un amateur indistinct d'indifférencié? « Et qu'avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat » (Molière, I, 1), assure Sganarelle. Pertinence d'une intuition rustique. Pourtant, Juan aime les différences pour elles- mêmes, Il est un martyr narcissique de la différence (et pourquoi, absolument, narcissique?), de tout ce qui fait différence. Il aime la peau, sa couleur, son grain, il s'y connait en forme et en déformation, en fraîcheur, en poils, Il aime ça, il naît, «dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même»(Baudelaire), Phénix sachant chasser et que ce n'est jamais pareil. Juan ne cherche ni l'accumulation ni la répétition ni surtout la femme Idéale, il recherche l'étendue du contact. Et c'est pourquoi il se dépense totalement, presque, jusqu'au moment où il pense.

Il me plait d'apercevoir Juan encore jeune, pas du tout épuisé, entre la protase et l'apodose, passant moins à l'ultime transgression qu'au matérialisme. Matérialisme impossible-impensable. Impassible. Comme la statue du Commandeur.

D.J. ne sort pas du mythe qu'il constitue, qui le constitue, qu'il s'est créé. Penser signifie passer à autre chose. Pour le libertin (dans les deux sens du mot), au XVIIe siècle, ça peut vouloir dire, par exemple, écrire l'Esprit des lois. (À noter qu'on sait moins que jamais qui est D.J., Juan, mettons Molière, ou l'auteur de cet article, et je n'en sortirai pas — par donjuanisme.) En D.J., Juan se heurte à la clôture de son époque, à une erreur (inévitable) de calcul (étymologie : calculus, caillou), au gros caillou de la statue. En Juan, le mythe de D.J. se déplace, s'accule de plus en plus durement au calculus, à ce qui, comme l'argent, et hors de toute banque (de sang, de peau, de sperme, de software), n'a pas d'odeur.

Le ton de la statue est gris, comme la philosophie. Gris du temps qui passe, non pas après l'amour, mais à travers l'amour.

Juan Joue tout, mais en voulant Jouer tout tout de suite. Il est la matière lancée à toute vitesse jusqu'à atteinte du mur matériel (statue, statut politico-cosmique, bionoétique) comme on parle du mur du son. Vu de l'extérieur, D.J. est sillage étincelant, matière brûlée, pure perte, Iiberté en sifflement de balle (perdue). Intérieurement Juan s'use. Avant la désintégration iI ouvre les yeux, il freine autant qu'ïl est freiné. La statue. Contradiction resurgie d'elle-même, boomerang de l'éludé? La statue ressemble à un NON que Juan n'aurait pas su prononcer? Peut-être. Curieusement, D.J. cesse d'être un personnage au moment où Juan se fige en mythe. Mais les mythes sont-ils mythiques? La vie et le théâtre s'entrebouleversent.
La statue est dénouement postiche pour morale du siècle — voir aussi la figure défigurée de l'un instant sublime Merteuil. Certes. Plutôt métaphore de l'imparlable, de l'innommable ici et ailleurs, avant, maintenant et plus tard, et non pas métaphore de l'Anti. Un mot gros. Une marionnette inepte qui indique (sans indiquer) autre chose qui est déjà ici, le perpétuellement autre ici tout à coup lové, ramassé, pétrifié, emparé. La statue a I'inexplicabilité et la contingence du langage. Qu'on la supprime, on supprime non seulement le théâtre mais la vie, liée à cette énormité car la statue est également la vie. La marge cachée métamorphosée subitement, grotesquement, en décor. Quelque chose de monstrueux comme la VIE-DÉCOR.

La statue pourrait signifier Thanatos si Thanatos était dissociable d'Eros. Elle est comme l'ombre lourde et rejointe de l'antiprophète posant pesamment son cul sur le trésor.

Elle a la fadeur de l'oubli, mémoire du sans-mémoire. Elle se dresse (ô Baudelaire) aux antipodes du parfum.

Aux heures creuses, on imagine D.J. & Juan se contentant d'une pin-up gonflable. Mais la statue est la négation totale du placebo (latin, je plairai) (bien que Juan ait un certain goût étrange pour la statue). Elle est matière grise. Elle a l'inanité d'un cerveau nu posé sur une planche pour une expertise indécidable.

Elle est l'hyperthéâtre et l'impossible point de fuite. J'imagine tout coup Julien Sorel dans sa prison, refusant de quitter sa prison. Celle-ci, image inverse de la statue, est une statue creuse où Julien, furieux de toute sa conscience de classe puis calme, se laissera broyer. Du XVIIe au XlXe siècle, on aura donc creusé une statue. Sganarelle est devenu Valenod. Ses gages sont placés et rapportent. Il vend. N'importe quoi. Il peut sans doute d'ailleurs s'acheter n'importe quelle femme. Toute une économie se fait platement donjuanesque.

Juan n'a rien à vendre ni à acheter. Il n'a qu'à dépenser et à prendre, il sait d'ailleurs s'y prendre car il connait la valeur d'usage du corps. Du sien, de celui des femmes. Non interchangeable, non convertible. La qualité pure de la quantité pure... Ou la quantité pure de la qualité pure... Ne sont pas transparentes mais grises. Comme certaines coquilles, irisée, scintillante. Ainsi doit ëtre la statue.

La pierre de la statue réalise le corps sans peau et la peau sans fond, les strates de peau indissolublement jointes. Elle est nue, poreuse, elle est attirante et repoussante pour l'esprit, douée d'une fadeur active.. et fade. «La nudité fait peur : notre nature en entier découlant du scandale où elle est le sens de l'horrible... Ce qui s'appelle nu suppose une fidélité déchirée, n'est qu'une réponse tremblée et baillonnée au plus terrible appel qui nous soit parvenu. La furtive lueur entrevue dans l'obscurité ne demande- t-elle pas le don d'une vie ? Chacun ne doit-il pas, bravant l'hypocrisie de tous (quelle stupidité dans le fond des conduites «humaines»!) retrouver la voie qui le mène à travers les flammes à l'ordure, à la nuit de la nudité?. (G. Bataille, Histoire de rats). Sur un autre plan (mais c'est toujours le même plan!) la statue est l'apparition miraculeuse (parce qu'il s'agit d'une intuition primaire subtilement énorme et bête) du praticable et du cadavre. Cadavre du temps, cadavre de la pensée, cadavre et anti-cadavre. Praticable absolue. Corps-excrément, Pensée et ordure. Reste. Mais — nous touchons à l'essentiel — la statue est à la fois le bon et le mauvais reste. Ressource, déchet. Sexe grisâtre. Grisoyant. Entropie neutre.

Sens et hors sens, stupidité et scandale, elle est là alors qu'elle ne devrait pas être visible. C'est aussi simple. La chance et l'ordure miroitant quelques secondes sur une main de pierre. La statue est ce qui reste à transgresser quand la transgression n'a plus d'objet. Elle est l'impraticable, et pourtant le secret non interdit. Sa pesanteur n'est pas sociologique, elle est aussi lourde que le temps.

«Jamais je n'ai douté d'une aurore qui justement se lèverait en moi quand l'intenable serait là. Et l'espoir jamais ne m'abandonna, même ici, de serrer dans ma main celle de pierre du commandeur» (G.Bataille, ibid.) et, «J'aimerais m'adresser à Dieu avec un faux- nez» (ibid.), La statue est à la fois l'aurore et le faux-nez. Iseult a le corps de l'histoire-temps. La statue ne meurt pas (bizarre, non, que ceux qui ne prennent plus DJ. au sérieux et n'en mentionnent pas le nom, parlent sans sourciller, comme d'une personne réelle, de la statue du commandeur? — et iI n'y a pas la que jeu allusif... à quoi?) parce qu'elle est ce qui ne vit ni ne meurt vraiment. Elle est l'opposé du souffle, ce qui pèse dans la poitrine et dans le souffle. Antonyme de l'Ange, elle est l'Impudeur Grise.

De l'intérieur de la statue, Bataille :« Je n'écrirai pas en prison sur les murs : je devrais m'arracher les ongles à chercher l'issue». LAQUELLE ? Car il écrit. Sur les murs de la prison. Sur le ventre de la statue.

M.V.