C'est la première fois que je regarde ta peau comme une surface réfléchissante : alors que nous restons un long moment ensemble dans le silence, je reconnais cette grimace sur ton visage. C'est la mienne, c'est celle qui me ferre les lèvres dans la bouche quand je serre les dents pour ne pas pleurer. Des jours entiers à serrer les dents, c'est la fin que tu m'offres ; un sifflement de plus en plus inaudible qui me sépare chaque jour un peu plus de toi. Je sais que tu as peur, une peur atroce, aucune peur ne doit rivaliser avec celle-là et je ne peux pas t'en parler sans te révéler que je sais, moi-aussi, à quel seuil tu te tiens. Je n'ai pas le droit de te regarder vivant comme un mort. Alors je souris comme un merdeux. Et j'ai honte d'avoir peur avec toi.

J'ai sû en m'asseyant à table ce midi que ma mère avait sans l'évoquer franchi l'abominable seuil que j'ai déjà franchi depuis des mois en renonçant à son tour à tout espoir. Elle avait posé à ma place ton couteau. C'est la chose la plus lourde que j'ai jamais eue dans la main. Pendant tout le repas, alors que ton couteau entrainait ma main à traverser la table, tes doigts d'os étaient repliés autour de mes mains.

J'aurai passé la nuit à te regarder t'en aller lentement dans la mort. Tu t'éloignais, tu me regardais comme si c'était moi qui partais ; quelque chose s'écartait dans une vieille image grecque, déchirant entre nous un tissu (c'était la trame et la chaine des solitudes irréparées). Une misère vraiment sans nom, avec un lit d'hopital pour esquif, du vert pâle glycéro pour montagnes, pour brumes, pour rives, poissons, fleuve, et tes veines imperceptiblement dégonflées sous mes doigts jusqu'à ce que je sois devenu inhumainement plus chaud que toi.
La dernière fois que je t'ai regardé, j'ai été surpris de ne plus te voir dedans ; je ne sais plus ce que je regardais. C'était opaque. il y avait quelque chose d'offensant à ce que cette absence ait ton visage.
Je suis sans toi désormais ce n'est plus la peine que je tienne cette main légère grise bleutée ne répondant rien à rien. C'est le vrai silence comme jamais.

Musique de démonstration.

Petite messe funèbre

 

Oraison funèbre de Raymond Chapelat prononcée par son fils
le 8 décembre 2011 lors de ses funérailles

 

Le caractère absurde et brutal de la mort en fait un événement dont l'ordinaire ne lave jamais le caractère de scandale : chaque mort est vécue comme si elle s'abattait pour la première fois sur le monde. Pourtant, chaque mort est lourde de toutes les morts passées et sentinelle de toutes celles à venir. On pourrait imaginer que le silence étranglé et le sentiment d'injustice n'ont pas d'autre conséquence que le terrassement des endeuillés ; mais je suis persuadé, pourtant, que la mort d'un proche est une source d'enseignement pour chacun d'entre nous, notamment pour tous ceux à qui la vie ne suffit pas pour aimer assez la vie.
Si le deuil doit nous apporter un éclaircissement, c'est en rendant visiblement futiles les peccadilles dont nous faisons notre quotidien : les colères poussées pour rien, les cultes ridicules voués à l'argent, au travail et au pouvoir, les ornements grotesques dont nous nous entourons pour nous rassurer sur notre propre hypothétique valeur, les certitudes sur lesquelles nous basons notre répartition du monde entre le fondamental et l'accessoire.
La mort, je l'espère, renverse cette répartition, en ramenant à la surface du visible les choses fondamentales - une respiration profonde dans les premiers froids de septembre, une conversation avec un proche, une poire juteuse, une rencontre amicale inattendue - et en ridiculisant les préoccupations bouffonnes qui font l'ordinaire d'une vie occidentale au XXIe siècle.

Mon père, irreligieux, n'aurait évidemment pas fait de la pauvreté une vertu cardinale, mais il m'a tout de même conduit sans le savoir au désintéressement radical des richesses matérielles par son mode de vie et son horreur du luxe. Les richesses matérielles ne grandissent pas ceux qui les possèdent, mais les humilient ; qu'y-a-t-il de plus ridicule qu'un mammifère avec des plumes d'autruches?
Je dois à mon père de me sentir riche de mon temps. C'est le temps que je ne perds pas à courir après la réussite ou l'argent, celui que je sais gagner, comme il le faisait, à regarder le clapotis contre la berge, à écouter le vent dans les buissons ; sa mort nous invite, plus que jamais, à faire de chaque seconde de vie une seconde de la plus grande intensité, de cette intensité-là, contemplative, hédoniste, sans but.

Mon père, à sa manière, m'a conduit à des choix de vie simples et, surtout, à l'appétit sans limite pour les formes spontanées d'une grande joie à vivre ; ses convictions politiques participaient largement de ce rapport-là au monde. J'ai toujours été fier qu'il soit revenu d'une épouvantable guerre coloniale sans haine, sans préjugé, sans la moindre parole de rancoeur, là où tant d'autres s'y vautrent volontiers sans guerre pour argument. Ceci participait largement, je pense, d'un héritage familial faisant la plus grande part à la fraternité entre les peuples, et pas seulement la fraternité entre les peuples blancs de la communauté européenne. Je partage avec mon père une horreur sans frein pour tout ce qui divise l'humanité et nous éloigne d'un projet de société commun à tous, sans distinction de classes, d'ethnies ou de religion.

Je serai fidèle à sa mémoire en évitant à son enterrement le florilège larmoyant des souvenirs qui n'aurait pas d'autre but que de nous rendre aimables à nous-mêmes dans un grand moment de compassion collective ; mon père avait horreur des protocoles, des rapports superficiels, des salamalecs. Tous ceux qui l'aimaient n'auront aucun besoin de moi pour se souvenir de qui il était au quotidien, pour s'évoquer tout ce qu'il a pu apporter à nos vies. Je vous laisse donc en compagnie de votre souvenir et de votre aptitude à le garder vif dans votre coeur.

Mon père étant athée, aucune prière publique ne sera prononcée, mais j'invite les croyants à prier silencieusement chacun selon son rite et les athées à trouver pour eux-mêmes la formulation de leur propre recueillement.