Publié le 24 novembre 2008 par
Après les sabotages des lignes TGV, le 8 novembre dernier, neuf personnes, présentées comme membres d’une « mouvance anarcho-autonome » et « d’ultra-gauche » par la ministre de l’Intérieur ont été mises en garde à vue. Les médias, par l’odeur alléchés, se sont jetés sur cette affaire, en relayant en général la version officielle. Dernier épisode de cette chasse aux coups médiatiques sur un sujet « croustillant », au moins aux yeux de ceux qui le couvrent : l’annonce tonitruante sur France Inter d’un « scoop » sur cette ultra-gauche qui prend les armes, scoop qui se dégonfle aussitôt promis, comme doit le reconnaître, à contrecœur et à mots couverts, le journaliste pris la main dans le pot de confiture.
Samedi 22 novembre, dans « Eclectik », l’émission de Rébecca Manzonni sur France Inter, Thomas Chauvineau consacre son « journal de bord » à ceux qu’on présente comme des « militants d’ultra-gauche », et qu’il a rencontrés chez eux. Il interroge en particulier « Bertrand », arrêté puis relâché dans le cadre de l’enquête. Dans le journal de la mi-journée, deux heures plus tard, Denis Astagneau revient sur ce reportage – et revient avec un « scoop » qui mérite d’être reproduit en intégralité :
Le « scoop » de 13 heures
- Denis Astagneau : Et puis je vous propose un scoop. L’ultra-gauche est-elle en train de s’organiser en France ?
La question se pose après l’arrestation de plusieurs militants ou
sympathisants dans le cadre de l’enquête sur le sabotage des lignes
SNCF. Trente ans après Action Directe, ces militants sont-ils prêts à passer à la clandestinité et à la lutte armée ? Dans ce journal, je vous propose donc d’écouter ou de réécouter le témoignage d’un ultra-gauchiste que Thomas Chauvineau a rencontré […]. Ce militant vit en communauté, et quand on le pousse dans ses retranchements, il n’exclut pas la lutte armée.
On entend alors un extrait du reportage :
- Voix de « l’ultra-gauchiste » : Evidemment,
« révolutionnaire », ça fait sympa, ça fait 68, ça fait LCR,
ça fait Besancenot, c’est sympa. « Terroriste », ça fait
assassin, ça fait meurtrier, ça fait des milliers de morts, ça fait des
bombes, ça fait des voitures piégées, etc. Donc si on veut criminaliser
les gens, si on veut les faire passer pour des gens qu’il faut mettre
en prison, on va pas les appeler « révolutionnaires ». On va
les appeler « terroristes », et là, je dirais, l’opinion
publique sera évidemment du côté du gouvernement, qui, normal, chasse
les méchants terroristes.
- Thomas Chauvineau : Mais vous, vous vous estimez révolutionnaire ?
- Bertrand : Oui… Sûrement pas au sens de la LCR, sûrement pas au sens de mai 68 non plus.
- Thomas Chauvineau : Alors dans quel sens ?
- Bertrand : Une révolution… Une révolution dans le sens où tout doit changer.
- Thomas Chauvineau : Dans la bibliothèque, là y’a un livre d’Auguste Blanqui, qui s’appelle Maintenant il nous faut des armes, est-ce que ça passe aussi par ça ?
- Bertrand : C’est une hypothèse politique…
Et le journaliste conclut :
- Denis Astagneau : Une hypothèse politique, donc… euh… cet ultra-gauchiste. Propos recueillis pas Thomas Chauvineau.
On peut, à ce stade, se dire qu’un « scoop » sur « l’organisation » de l’ultra-gauche et son basculement dans « la lutte armée » qui se réduit finalement au commentaire d’un livre par un de ces supposés militants, c’est un peu maigre. Mais on peut aussi avoir envie d’en savoir plus. Et l’on n’est pas déçu quand on écoute l’émission à partir de laquelle on a fabriqué cette (dés)information.
Le reportage original diffusé deux heures plus tôt
Avant le reportage proprement dit, Thomas Chauvineau précise
d’abord, à propos de ces jeunes gens dont « Bertrand » fait
partie : « Première surprise : alors qu’on parlait d’une ultra-gauche, eux ne se revendiquent même pas de gauche ».
Voilà pour « l’ultra-gauchiste », qui l’est donc devenu par
la grâce de Denis Astagneau. Mais surtout, on constate que ce dernier a
effectué une coupe, et que la discussion a été tronquée – au bon
moment...
Voici donc l’entretien sans la coupe opportune réalisée au treize heures :
… et la transcription du passage « oublié » :
- Bertrand : C’est une hypothèse politique…
- Un autre militant : Des armes, ça peut être une arme
psychologique, enfin c’est avoir une pensée, une réflexion, avoir des
références, faire des lectures… Les armes… je pense que le raccourci il
est trop simple… Je veux dire… Les armes c’est un flingue qu’on va
pointer sur n’importe qui dans la rue, qu’on va descendre à tout bout
de champ… Rien à voir avec ça . Je
sais pas, en premier lieu, la première chose qu’on a à partager, c’est
nos idées, quoi, c’est nos réflexions, c’est nos discussions, c’est
évoluer ensemble.
- Une autre : Clairement, on ne prône pas la lutte armée . Justement, quand on faisait… on regarde les erreurs du passé, on regarde les erreurs de la RAF [1], ou des brigades rouges qui se sont mis en groupuscule armé, ça non.
- Thomas Chauvineau : C’est pas ce que vous avez envie de faire.
- La même : Non .
Dans la version du « scoop » inventé par Denis Astagneau, le reportage a été coupé pour lui faire dire à peu près le contraire de ce qu’il disait : ce que l’auditeur n’entendra pas au journal de treize heures, ce sont ces deux autres prétendus « ultra-gauchistes » – a priori de la même « mouvance »… – affirmer sans ambiguïté leur rejet de la lutte armée.
Un bidouillage assez grossier pour que le journaliste se fende d’un correctif le soir même. Avec professionnalisme, et une parfaite mauvaise foi.
Le « correctif » du soir
- Denis Astagneau : Et puis la politique toujours, vous avez peut-être entendu dans le journal de treize heures l’interview d’un militant de l’ultra-gauche , c’était un extrait d’un reportage de Thomas Chauvineau pour l’émission Eclectik de Rebecca Manzoni. Dans cette interview ce
militant parlait d’armes, mais il s’agissait vous l’aviez compris
d’armes politiques ou psychologiques. Certains l’ayant mal compris, il
convenait de le préciser.
« Vous l’aviez compris ? » Naturellement. On vous « propose un scoop », à propos d’une ultra-gauche qui « s’organiserait », et qui « trente ans après Action Directe », est prête à (re)prendre les armes. Le scoop est le suivant : certains militants de cette mouvance « n’excluent pas la lutte armée ». Pour preuve, un « ultra-gauchiste » déclare qu’une « révolution » passe aussi par « les armes » : c’est une « hypothèse politique ». Qui n’en tirerait pas cette conclusion évidente, qu’il s’agit « d’armes politiques ou psychologiques » ? Si évidente qu’on se demande comment, en effet, certains ont pu s’y tromper, ou « mal comprendre ».
Qui croyait et croit encore être en droit d’attendre des excuses, ou à tout le moins des explications, devra se satisfaire de ces pitoyables « précisions » qui mettent sur le compte de « certains » une prétendue incompréhension… de ce qu’on avait tout fait pour suggérer. Devant tant de rigueur journalistique, on se contentera de soumettre à Thomas Chauvineau un solide sujet de reportage pour les semaines à venir : une enquête sur les recettes de fabrication des « scoops », sauce France Inter.
Olivier Poche
[1] Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion en allemand), aussi connue sous le nom de bande à Baader.
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